Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l'ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m'assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s'y mettre soi-même.
Souvenirs, Alexis de Tocqueville, éd. Adamant, 2002
(ISBN 0543956369), partie 2, chap. 4 (« Ma candidature dans le département de la Manche »), p. 142
C'est mal employer le temps que de rechercher quelles conspirations secrètes ont amené des événements de cette espèce, les révolutions, qui s'accomplissent par émotion populaire , sont d'ordinaire plutôt désirées que préméditées. Tel qui se vante de les avoir conspirées n'a fait qu'en tirer parti.
Souvenirs, Alexis de Tocqueville, éd. Rombaldi, le Club des Classiques, 1978, p. 95
...à mesure que j'étudie davantage l'état ancien du monde, et que je vois plus en détail le monde même de nos jours; quand je considère la diversité prodigieuse, qui s'y rencontre, non seulement parmi les lois, mais parmi les principes des lois, et les différentes formes qu'a prises et que retient, même aujourd'hui, quoi qu'on en dise, le droit de propriété sur la terre, je suis tenté de croire que ce qu'on appelle les institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu'en matière de constitution sociale, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se l'imaginent.
Souvenirs, Alexis de Tocqueville, éd. Rombaldi, le Club des Classiques, 1978, p. 151
La religion, l'amour des sujets, la bonté du prince, l'honneur, l'esprit de famille, les préjugés de province, la coutume et l'opinion publique, bornaient le pouvoir des rois, et enfermaient dans un cercle invisible leur autorité.
Alors la constitution des peuples était despotique, et leurs mœurs libres. Les princes avaient le droit mais non la faculté ni le désir de tout faire.
Des barrières qui arrêtaient jadis la tyrannie, que nous reste-t-il aujourd'hui ?
De la Démocratie en Amérique I (1835), Tocqueville, éd. Flammarion, 1981
(ISBN 978-2-0807-0353-8), chap. Importance de ce qui précède par rapport à l'Europe, p. 421
Quand les provinces et les villes formaient autant de nations différentes au milieu de la patrie commune, chacune d'elles avait un esprit particulier qui s'opposait à l'esprit général de la servitude ; mais aujourd'hui que toutes les parties du même empire, après avoir perdu leurs franchises, leurs usages, leurs préjugés et jusqu'à leurs souvenirs et leurs noms, se sont habituées à obéir aux mêmes lois, il n'est pas plus difficile de les opprimer toutes ensemble que d'opprimer séparément l'une d'elles.
De la Démocratie en Amérique I (1835), Tocqueville, éd. Flammarion, 1981
(ISBN 978-2-0807-0353-8), chap. Importance de ce qui précède par rapport à l'Europe, p. 422
Quelle force reste-t-il aux coutumes chez un peuple qui a entièrement changé de face et qui en change sans cesse, où tous les actes de tyrannie ont déjà un précédent, où tous les crimes peuvent s'appuyer sur un exemple, où l'on ne saurait rien rencontrer d'assez ancien pour qu'on redoute de le détruire, ni rien concevoir de si nouveau qu'on ne puisse l'oser.
Quelle résistance offrent des mœurs qui se sont déjà pliées tant de fois ?
Que peut l'opinion publique elle-même, lorsqu'il n'existe pas vingt personnes qu'un lieu commun rassemble ; quand il ne se rencontre ni un homme, ni une famille, ni un corps, ni une classe, ni une association libre, qui puisse représenter et faire agir cette opinion ?
Quand chaque citoyen étant également impuissant, également pauvre, également isolé, ne peut opposer que sa faiblesse individuelle à la force organisée du gouvernement ?
De la Démocratie en Amérique I (1835), Tocqueville, éd. Flammarion, 1981
(ISBN 978-2-0807-0353-8), chap. Importance de ce qui précède par rapport à l'Europe, p. 423
Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.
Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes.
- (fr) Je crois qu'il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d'une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu'ils ont raison d'hésiter plus que tous les autres avant d'entreprendre, et qu'il leur vaut mieux souffrir beaucoup d'incommodités de l'état présent que de recourir à un si périlleux remède.
L'idée des droits n'est autre chose que l'idée de la vertu introduite dans le monde politique.
- (fr) Après l'idée générale de la vertu, je n'en sais pas de plus belle que celle des droits, ou plutôt ces deux idées se confondent. L'idée des droits n'est autre chose que l'idée de la vertu introduite dans le monde politique. C'est avec l'idée des droits que les hommes ont défini ce qu'étaient la licence et la tyrannie. Eclairé par elle, chacun a pu se montrer indépendant sans arrogance et soumis sans hardiesse. L'homme qui obéit à la violence se plie et s'abaisse; mais quand il se soumet au droit de commander qu'il reconnaît à son semblable, il s'élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n'est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n'y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu'il n'y a pas de société; car qu'est-ce qu'une réunion d'êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?
Les républiques démocratiques mettent l'esprit de cour à la portée du grand nombre et le font pénétrer dans toutes les classes à la fois. C'est un des principaux reproches qu'on peut leur faire.
- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique
L'État culturel, essai sur une religion moderne, Marc Fumaroli, éd. Éditions de Fallois, 1992
(ISBN 2-253-06081-X), p. 343
Tocqueville s'oppose au racialisme de Gobineau
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L'homme suivant Buffon et Flourens, est donc d'une seule espèce et les variétés humaines sont produites par trois causes secondaires et extérieures : le climat, la nourriture et la manière de vivre.
« Correspondance avec Gobineau », dans Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, éd. Gallimard, 1959, t. IX, p. 197
Votre doctrine est [...] une sorte de fatalisme, de prédestination si vous voulez ; différente toutefois de celle de saint Augustin, des jansénistes et des calvinistes (ce sont ceux-ci qui vous ressemblent le plus par l'absolu de la doctrine) en ce que chez vous il y a un lien très étroit entre le fait de la prédestination et la matière. Ainsi vous parlez sans cesse de races qui se régénèrent ou se détériorent, qui prennent ou quittent des capacités sociales qu'elles n'avaient pas par une infusion de sang différent, je crois que ce sont vos propres expressions. Cette prédestination-là me paraît, je vous l'avouerai, cousine du pur matérialisme. […]Quel intérêt peut-il y avoir à persuader à des peuples lâches qui vivent dans la barbarie, dans la mollesse ou dans la servitude, qu'étant tels de par la nature de leur race il n'y a rien à faire pour améliorer leur condition, changer leurs mœurs ou modifier leur gouvernement ? Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement tous les maux que l'inégalité permanente enfante, l'orgueil, la violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l'abjection sous toutes ses formes ? Que me parlez-vous, mon cher ami, de distinctions à faire entre les qualités qui font pratiquer les vérités morales et ce que vous appelez l'aptitude sociale ? Est-ce que ces choses sont différentes ? Quand on a vu un peu longtemps et d'un peu près la manière dont se mènent les choses publiques, croyez-vous qu'on ne soit pas parfaitement convaincu qu'elles réussissent précisément par les mêmes moyens qui font réussir dans la vie privée ; que le courage, l'énergie, l'honnêteté, la prévoyance, le bon sens sont les véritables raisons de la prospérité des empires comme de celle des familles et qu'en un mot la destinée de l'homme, soit comme individu, soit comme nation, est-ce qu'il la veut faire ? Je m'arrête ici ; permettez, je vous prie, que nous en restions là de cette discussion. Nous sommes séparés par un trop grand espace pour que la discussion puisse être fructueuse. Il y a un monde intellectuel entre votre doctrine et la mienne.
« Correspondance avec Gobineau », dans Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, éd. Gallimard, 1959, t. IX, p. 202-203
La condamnation de la colonisation en Algérie
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D'une autre part, j'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. Et, s'il faut dire ma pensée, ces actes ne me révoltent pas plus ni même autant que plusieurs autres que le droit de la guerre autorise évidemment et qui ont lieu dans toutes les guerres d'Europe. En quoi est-il plus odieux de brûler les moissons et de faire prisonniers les femmes et les enfants que de bombarder la population inoffensive d'une ville assiégée ou que de s'emparer en mer des vaisseaux marchands appartenant aux sujets d'une puissance ennemie ? L'un est, à mon avis, beaucoup plus dur et moins justifiable que l'autre. Si en Europe on ne brûle pas les moissons, c'est qu'en général on fait la guerre à des gouvernements et non à des peuples.[...] Le second moyen en importance, après l'interdiction du commerce, est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l'époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu'on nomme razzias et qui ont pour objet de s'emparer des hommes ou des troupeaux.
« Travail sur l'Algérie » (1841), dans Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Alexis de Tocqueville, éd. Complexe, 1988, p. 77
Quoi qu'il en soit, on peut dire d'une manière générale que toutes les libertés politiques doivent être suspendues en Algérie.
« Travail sur l'Algérie » (1841), dans Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Alexis de Tocqueville, éd. Complexe, 1988, p. 143
La société musulmane, en Afrique, n'était pas incivilisée; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l'instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages. Nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé. C'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'avait été avant de nous connaître.
« Rapport sur l'Algérie » (1847), dans Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Alexis de Tocqueville, éd. Complexe, 1988, p. 169-170
Si [...] nous agissions de manière à montrer qu'à nos yeux les anciens habitants de l'Algérie ne sont qu'un obstacle qu'il faut écarter ou fouler aux pieds; si nous enveloppions leurs populations, non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L'Algérie deviendrait, tôt ou tard, croyez-le, un champs clos, une arène murée, ou les deux peuples devraient combattre sans merci, et l'un deux devrait mourir.
Œuvres, papiers et correspondance, Alexis de Tocqueville, éd. Michel Lévy frères, 1866, t. 9, p. 443
La condamnation du sort des Indiens et des esclaves en Amérique du Nord
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Il est impossible de douter qu'avant cent ans il ne restera pas dans l'Amérique du Nord, non pas une seule nation, mais un seul homme appartenant à la plus remarquable des races indienne.
« Correspondance familiale », dans Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, éd. Gallimard, 1998, t. XIV, p. 160
Ce monde-ci nous appartient, se disent les Américains tous les jours ; la race indienne est appelée à une destruction finale qu'on ne peut empêcher et qu'il n'est pas à désirer de retarder. Le ciel ne les a pas faits pour se civiliser, il faut qu'ils meurent.[...] Je ne ferai rien contre eux, je me bornerai à leur fournir tout ce qui doit précipiter leur perte. Avec le temps j'aurai leurs terres et je serai innocent de leur mort. Satisfait de son raisonnement, l'Américain s'en va dans le temple où il entend un ministre de l'Évangile répéter chaque jour que tous les hommes sont frères et que l'Être éternel qui les a tous faits sur le même modèle leur a donné à tous le devoir de se secourir.
« Voyage en Amérique », dans Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, éd. Gallimard, 1957, t. V, p. 225
Vieil ami sincère de l'Amérique, je m'inquiète de voir l'esclavage retarder son progrès, ternir sa gloire, fournir des armes à ses détracteurs, compromettre la carrière à venir de l'Union qui garantit sa sécurité et sa grandeur, et montrer à l'avance à tous ses ennemis où ils doivent frapper. Comme homme aussi, je m'émeus du spectacle de la dégradation de l'homme par l'homme, et j'espère voir le jour où la loi garantira une liberté civile égale à tous les habitants du même empire, comme Dieu accorde le libre arbitre sans distinction à tous ceux qui demeurent sur terre.
« Correspondance américaine et européenne », dans Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, éd. Gallimard, 1986, t. VII, p. 163-164
Je ne crois donc pas qu'à aucune époque l'esclavage ait été utile à la vie et au bien-être social. Je Ie croirais, que je n'irais pas encore jusqu'à en conclure qu'à aucune époque l'institution de l'esclavage a été bonne et légitime.
Je n'admettrai point qu'un acte injuste, immoral, attentatoire aux droits les plus sacrés de l'humanité, puisse jamais se justifier par une raison d'utilité. Ce serait admettre la maxime que la fin justifie les moyens, et c'est une maxime que j'ai toujours détestée, et que je détesterai toujours.
L'esclavage, eût-il en effet contribué à sauver la vie de quelques hommes et augmenté la richesse de quelque peuple, ce que je nie, n'en reste pas moins à mes yeux un horrible abus de la force, un mépris de toutes les lois divines et humaines, qui nous défendent de priver de la liberté notre semblable et de le faire servir malgré lui à notre bien-être.
Ces faits sont odieux de nos jours, ils ne l'étaient pas moins il y a trois mille ans.
« Mélanges », dans Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, éd. Gallimard, 1989, t. XVI, p. 166-167