Andreï Makine
Andreï Makine, né le 10 septembre 1957 à Krasnoïarsk, en Sibérie, est un écrivain d'origine russe et de langue française. Il a également publié des romans sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde.
La fille d'un héros de l'Union soviétique, 1990
modifierC'est ainsi que sa vie n'avait tenu qu'à cet éclat de miroir terni et aux doigts bleuis par le froid d'une ambulancière mince comme une adolescente. Il était couché dans ce champ printanier labouré par les chars, au milieu de centaines de capotes figées pendant la nuit en un monceau glacé. À gauche, d'un noir cratère, des poutres brisées hérissaient leurs pointes déchiquetées. Tout près, les roues enfoncées dans une tranchée à demi éboulée, un canon antichar se cabrait vers le ciel.
- Incipit
- La fille d'un héros de l'Union soviétique, Andreï Makine, éd. Robert Laffont, 1990 (ISBN 2-221-08265-6), p. 11
Soudain, tout cet espace glacé s'adoucit, se réchauffa, se voila d'une petite ombre de brume. Tatiana sauta sur ses jambes et brandissant l'éclat d'où s'effaçait rapidement la buée légère du souffle, cria :
- La fille d'un héros de l'Union soviétique, Andreï Makine, éd. Robert Laffont, 1990 (ISBN 2-221-08265-6), p. 13
Confession d'un porte-drapeau déchu, 1992
modifier– Iacha !
D'un banc, derrière les touffes humides des dahlias, un homme se levait, marquait la page dans son livre avec une brindille et se dirigeait vers l'entrée. Son crâne, absolument chauve et d'une pâleur incroyable, semblait transparent. Seuls quelques cheveux argentés frisaient au bas de sa nuque. En passant près de nous il nous lançait avec une douceur rieuse mais ferme :
- Confession d'un porte-drapeau déchu, Andreï Makine, éd. Belfond, 1992 (ISBN 2-7144-3419-3), p. 11
Car ces femmes savaient que pour être belles, il fallait, quelques secondes avant que le flash ne les aveugle, prononcer ces mystérieuses syllabes françaises dont peu connaissaient le sens : « pe-tite-pomme… » Comme par enchantement, la bouche, au lieu de s'étirer dans une béatitude enjouée ou de se crisper dans un rictus anxieux, formait ce gracieux arrondi. Le visage tout entier en demeurait transfiguré.
- Incipit du roman
- Le Testament français, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1995 (ISBN 2-7152-1936-9), p. 13
A travers ses larmes, elle regarda la pièce comme pour la première fois : une fenêtre au ras du sol, ce bouquet d'aneth venant déjà d'une autre époque de sa vie, un sac de soldat sur le tabouret près de l'entrée, des grosses bottes couvertes de poussière rousse. Et sous une ampoule nue et terne, au milieu de cette pièce à moitié enfouie dans la terre — ce corps méconnaissable, on eût dit déchiré par les rouages d'une machine. Des mots étonnés se formèrent en elle, à son insu : « Moi, Charlotte Lemonnier, je suis là, dans cette isba ensevelie sous l'herbe des steppes, avec cet homme, ce soldat au corps lacéré de blessures, le père des mes enfants, l'homme que j'aime tant… Moi Charlotte Lemonnier… »
- Le Testament français, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1995 (ISBN 2-7152-1936-9), p. 136
— Mais toi, tu pourrais aussi partir à l'étranger ! En France, par exemple… Ça te tenterait, hein ?
L'expression de ses traits ne changea pas. Elle baissa simplement les yeux. J'entendis la mélodie sifflante de la bouilloire, le tintement des cristaux de neige contre la vitre noire.
— Tu sais, me dit-elle enfin avec un sourire fatigué, quand en 1922 j'allai en Sibérie, la moitié, ou peut-être le tiers de ce voyage, je l'ai fait à pied. C'était comme d'ici à Paris. Tu vois, je n'aurais même pas besoin de vos avions…
Elle sourit de nouveau, me regardant dans les yeux. Mais malgré cette intonation enjouée, je devinai dans sa voix un accent profond d'amertume. Confus, je pris une cigarette, je sortis sur le balcon…
- Le Testament français, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1995 (ISBN 2-7152-1936-9), p. 262
Le crime d'Olga Arbélina, 1998
modifier- Incipit
- Le crime d'Olga Arbélina, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1998 (ISBN 2-7152-2090-1), p. 13
– Pourriez-vous me parler de cette femme ?
Le regard du vieux gardien semble traverser de longues étendues d'obscurité, des villes nocturnes peuplées depuis longtemps par des ombres. On voit qu'il tente de comprendre à qui il a affaire : à l'un de ces curieux qui viennent pour emporter deux ou trois anecdotes. Ou bien à un fugitif qui s'est évadé d'un déjeuner familial et s'est réfugié ici pour retrouver son souffle. Ou peut-être à celui dont il n'espérait plus la venue ?
Il se met à parler en se dirigeant lentement vers la grille du portail qui aurait dû être fermée il y a au moins une heure. Dans ses paroles perce une très grande lassitude.
- Le crime d'Olga Arbélina, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1998 (ISBN 2-7152-2090-1), p. 25
- Le crime d'Olga Arbélina (1998), Andreï Makine, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000 (ISBN 2-07-041167-2), p. 162
Non, elle pleurera à l'instant où son voisin, mine émaciée, regard mort, hésitera une seconde, puis partagera avec elle son pain…
- Le crime d'Olga Arbélina, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1998 (ISBN 2-7152-2090-1), p. 140
Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, 2001
modifier- Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
- Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001 (ISBN 2-226-12721-6), p. 21
- Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
- Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001 (ISBN 2-226-12721-6), p. 214
- Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
- Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001 (ISBN 2-226-12721-6), p. 223
- Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
- Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001 (ISBN 2-226-12721-6), p. 264
La Musique d'une vie, 2001
modifierJe me dis qu'une telle mentalité a un nom. un terme que j'ai entendu récemment dans la bouche d'un ami, auditeur clandestin des radios occidentales. une appellation que j'ai sur le bout de la langue et que seule la fatigue m'empêche de reproduire. Je me secoue et le mot, lumineux et définitif, éclate : « Homo sovieticus ! ».
- La Musique d'une vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2001 (ISBN 2-02-048343-2), p. 21
Il n'avait pas l'impression de jouer. Il avançait à travers une nuit, respirait sa transparence fragile d'infinies facettes de glace, de feuilles, de vent. Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté.
- La Musique d'une vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2001 (ISBN 2-02-048343-2), p. 119
La terre et le ciel de Jacques Dorme, 2003
modifierLe temps de vivre ensemble sera si bref que tout leur arrivera pour la première et la dernière fois.
Au début de la nuit, dans la violence de l'amour, il a rompu le fil du vieux collier qu'elle n'enlevait jamais. Les petites perles d'ambre ont criblé le plancher et la pluie qui s'est mise à tomber a d'abord imité cette fine mitraille, puis s'en est détachée, devenant averse, trombes d'eau, enfin une lame de fond inondant la pièce. Après une journée de fournaise et le vent sec qui crissait comme des ailes d'insectes, cette vague atteint leurs corps nus, remplit les draps de la senteur humide des feuilles, de la fraîcheur âpre des plaines. Le mur, face au lit, n'existe pas, juste les cassures des rondins carbonisés, ravages de l'incendie d'il y a deux semaines. Derrière l'embrasure, le ciel d'orage gonfle pesamment sa chair violette, résineuse. Le premier et le dernier orage de mai dans leur vie commune.
- Incipit
- La terre et le ciel de Jacques Dorme, Andreï Makine, éd. Éditions du Rocher, coll. « Prince Pierre de Monaco », 2006 (ISBN 2-268-05900-6), p. 13
- La terre et le ciel de Jacques Dorme, Andreï Makine, éd. Éditions du Rocher, coll. « Prince Pierre de Monaco », 2006 (ISBN 2-268-05900-6), p. 54
Les 20000 femmes de la vie d'un homme, 2004
modifierLe corps est beau non seulement dans sa chair et ses lignes mais aussi grâce à ce bois bruni sur lequel sa carnation se détache. Grâce au silence traversé par les craquements du feu. Grâce au bleu profond de la petite fenêtre où s'épaissit la nuit. La chaleur est telle que, déshabillé, il ne peut que rester à moitié couché sur les grosses planches du sol, attraper l'air un peu moins brûlant, observer le beauté de la femme. Belles sont ses mains abandonnées sur ces genoux, son immobilité, ses paupières closes. Et la possibilité de ne rien dire, de ne rien expliquer, de toucher ses pieds, comme il fait à présent, en posant sa tête sur ses pieds douloureusement minces, de les embrasser, de les presser contre sa joue, de ne plus bouger.
- Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
- Les 20000 femmes de la vie d'un homme, Andreï Makine, éd. Albin Michel, 2004 (ISBN 2-226-15070-6), p. 286
La femme qui attendait, 2004
modifierJ'ai écrit cette phrase à ce moment singulier où la connaissance de l'autre (de cette femme-là , Véra) nous semble acquise. Avant, c'est la curiosité, la divination, la soif d'aveux.
- La femme qui attendait, Andreï Makine, éd. Seuil, 2004 (ISBN 2-02-063743-X), p. 9
- La femme qui attendait, Andreï Makine, éd. Seuil, 2004 (ISBN 2-02-063743-X), p. 72
- La femme qui attendait, Andreï Makine, éd. Seuil, 2004 (ISBN 2-02-063743-X), p. 102
La vie d'un homme inconnu, 2009
modifier- La vie d'un homme inconnu, Andreï Makine, éd. Seuil, 2009 (ISBN 978-2-02-098296-2), p. 44
- La vie d'un homme inconnu, Andreï Makine, éd. Seuil, 2009 (ISBN 978-2-02-098296-2), p. 99
- La vie d'un homme inconnu, Andreï Makine, éd. Seuil, 2009 (ISBN 978-2-02-098296-2), p. 104
- La vie d'un homme inconnu, Andreï Makine, éd. Seuil, 2009 (ISBN 978-2-02-098296-2), p. 110
- La vie d'un homme inconnu, Andreï Makine, éd. Seuil, 2009 (ISBN 978-2-02-098296-2), p. 162
- La vie d'un homme inconnu, Andreï Makine, éd. Seuil, 2009 (ISBN 978-2-02-098296-2), p. 222
Alternaissance, 2011
modifierMa vie cachée était faite de ces instants où je sentais l'essentiel se révéler : un monde différent derrière la machine-outil de la société. Le reste de ma jeunesse n'était que le fonctionnement d'un rouage. Ces fonctions sont connues, je n'étais ni le meilleur exécutant, ni le pire. Je me conformais, me pliais, justement, m'exécutais. Le langage trahit les vérités dérangeantes. S'exécuter, s'intégrer à un ordre de choses mais aussi, au fond, se tuer. Tuer celui qui, en vous, voudrait s'arracher à la mécanique.
Je refusais cette mort qui donne le droit de vivre parmi les humains.
- Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
- Alternaissance, Andreï Makine, éd. Pygmalion, 2011 (ISBN 978-2-7564-0474-5), p. 64,65
Le livre des brèves amours éternelles, 2011
modifier- Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011 (ISBN 978-2-02103365-6), p. 44
- Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011 (ISBN 978-2-02103365-6), p. 46
- Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011 (ISBN 978-2-02103365-6), p. 81
- Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011 (ISBN 978-2-02103365-6), p. 89
- Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011 (ISBN 978-2-02103365-6), p. 102
Une femme aimée, 2013
modifier– Partir ! »
- Une femme aimée, Andreï Makine, éd. Seuil, 2013 (ISBN 978-2-02-109551-7), p. 154
« Ce qu'ils vivaient était si étranger au monde que pour s'aimer, ils devaient effacer ce monde-là. Partir. Renaître… »
- Une femme aimée, Andreï Makine, éd. Seuil, 2013 (ISBN 978-2-02-109551-7), p. 207
- Une femme aimée, Andreï Makine, éd. Seuil, 2013 (ISBN 978-2-02-109551-7), p. 330
- Une femme aimée, Andreï Makine, éd. Seuil, 2013 (ISBN 978-2-02-109551-7), p. 347
- Une femme aimée, Andreï Makine, éd. Seuil, 2013 (ISBN 978-2-02-109551-7), p. 363
Le pays du lieutenant Schreiber, 2014
modifier- Le pays du lieutenant Schreiber, Andreï Makine, éd. Grasset, 2014 (ISBN 978-2-246-81037-7), p. 32
- Le pays du lieutenant Schreiber, Andreï Makine, éd. Grasset, 2014 (ISBN 978-2-246-81037-7), p. 104
- Le pays du lieutenant Schreiber, Andreï Makine, éd. Grasset, 2014 (ISBN 978-2-246-81037-7), p. 105
L'inconnu termina son repas et, immobile, regardait le courant qui brassait de longues cascades de soleil… En vérité, je ne désirais que cela : être à sa place, vivre ce silence, comprendre sans paroles le sens de mon attente ici, à cette heure-là.
- L'Archipel d'une autre vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2016 (ISBN 978-2-02-132917-9), p. 26
De nouveau, je sentis en moi un frisson de lâcheté, la présence du « pantin de chiffon » qui me suggérait l'obéissance, l'effacement de toute parole imprudente, en fait, le bannissement de tout ce qui nous rendait vivants.
- L'Archipel d'une autre vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2016 (ISBN 978-2-02-132917-9), p. 87
Sa voix résonna sourdement, dissimulant l'espoir d'une réplique qui n'avait plus rien de commun avec cette traque et le monde où je comptais revenir. C'est peut-être à cet instant que je perçus sa présence aussi intimement : cette vie meurtrie à portée de la main, ce visage pâle, beau, marqué d'un éclat de balle et qui se tendait vers moi, espérant la réponse, ses yeux qui m'observaient avec un reflet de tendresse désemparée. Oui, avec cette douceur que je n'avais plus connue depuis mon enfance.
- L'Archipel d'une autre vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2016 (ISBN 978-2-02-132917-9), p. 216
Elkan se mit à décharger sur la rive ses bagages : fusil, outils, toile de tentes…
Perplexe devant le peu de biens que nous possédions, je demandai, sans pouvoir cacher mon désarroi : « Et que… qu'est-ce qu'on va faire ici ? »
La réponse vint, rendant insignifiante tout autre interrogation :
« Nous allons y vivre. »
- L'Archipel d'une autre vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2016 (ISBN 978-2-02-132917-9), p. 241
L'unique lettre qui m'est parvenue de Tougour se résumait en quelques lignes. Sacha écrivait qu'un pêcheur, contournant l'archipel juste avant l'arrivée des glaces, avait remarqué une voile carrée qui longeait la côte nord du détroit de Lindholm…
En lisant son compte rendu, si vibrant d'espoir et si peu réaliste, je me disais que l'apparition de ce voilier dans la brume lumineuse des Chantars était sans doute la plus belle trace qu'un amour pouvait laisser parmi les vivants.
- L'Archipel d'une autre vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2016 (ISBN 978-2-02-132917-9), p. 283
Au-delà des frontières, 2019
modifierLes deux hommes montent à bord séparément — les employés du Protocole s'affairent pour leur éviter la rencontre. Deux ex-présidents ! D'assez petite taille, il mobilise un reste d'aplomb dans un comique effort de solennité, de grandeur…
Tom se rappelle vaguement leurs mandatures. Le premier a été abandonné par son épouse, le second — au lieu de vaquer aux affaires de l'État — filait chaque nuit, sur un scooter, rejoindre sa maîtresse… On peine à imaginer ce batifolage élyséen, vu l'horreur de ce qui est survenu, depuis. Éclatement de l'Europe, guerres civiles, ensauvagement du monde.
- incipit
- Au-delà des frontières, Andreï Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 9
— Il a besoin de croire que le monde peut encore être sauvé !
Gabriel émet un rire sourd.
« Ce monde, le mérite-t-il vraiment ? La dernière tentative avait été lancée par les diggers. Transcender le magma humain qui prolifère, dévore la nature, multiplie les guerres, se refait selon le même scénario : baffrer, tuer, jouir, se reproduire, polluer, mourir. Les diggers proposait une rupture. Une Alternaissance…
— Les hommes ne cherchent pas une rupture, Gabriel ! Ils veulent juste consommer plus, placer leur progéniture plus près de la mangeoire et mourir plus tard !
— Les diggers leur proposait plus que ces « plus ». Ils leur offraient tout ! Venez voir la machine à produire ce tout… »
- Au-delà des frontières, Andreï Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 67
Jamais auparavant nous n'avons autant senti l'épaisseur de la masse humaine prête à nous sauter la gorge pour défendre « ses acquis ». Osmonde presse son index aux lèvres. « Tsss ! Laissez-les dormir, vos braves contemporains. Ils n'ont que ce jeu-là à jouer. Pendant quelques milliers de jours. » Il se lève, nous salue et lance de sa voix grommelante : « Votre combat est le reflet de leur sommeil. En les dénonçant, vous vivez leur cauchemar en miroir. Il vous emprisonne. Sciez les barreaux ! Lynden vous aidera… »
Je suis alors frappé par cette évidence : racisme et antiracisme, passéisme et révolution, laïcisme et fanatisme, cosmopolitisme et populisme sont deux moitiés d'une même scène où s'affrontent les acteurs, incapables de quitter ce théâtre. Or la vérité de l'homme est en dehors des tréteaux !
- Au-delà des frontières, Andreï Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 135,136
Nous avons passé la nuit sous le toit d'un vieux baraquement de baleiniers, en écoutant la pluie dans le feuillage d'eucalyptus. Rien ne subsistait de notre passé, de notre soif d'avaler le maximum d'existence. Et ce qui restait me surprenait par son infinie simplicité — la beauté de ce visage féminin vieilli, les reflets du feu sur ses paupières, sa main qui, dans le sommeil, était tendue vers la nuit, comme pour montrer une voie… Je n'avais besoin de rien d'autre.
- Au-delà des frontières, Andreï Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 142,143
Je lui raconte tout. La passion exaltée de Vivien pour cette jeune femme, la découverte du pot aux roses télévisuel… La menace qui pèse sur les « hussards ». Et le suicide.
Un soupir rend ses paroles presque mélodieuses : « Pauvre fille… elle avait aussi son Meccano à construire… »
Et soudain, comme frappée d'une divination, elle s'exclame : « En fait, c'est elle qui n'a pas eu la chance de lire Alternaissance. Ce livre aurait pu la sauver ! »
- Au-delà des frontières, Andreï Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 166
Quand je voyais Vivien, il pestait contre les médias (et j'en faisais partie), traitant les journalistes de « chiens de garde du système ». Il croyait encore à la sincérité des convictions… La réalité est toute bête : un jeune qui choisit ce métier doit reformater son cerveau à la pensée autorisée. Et, plus tard, il a une famille à nourrir, une maîtresse, une résidence secondaire à payer… Donc obligé de mentir pour garder son temps d'antenne ou sa rubrique…
- Au-delà des frontières, Andreï Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 169
Quel sera le sort de ce radieux Homo mixtus ? Je le vois d'ici : une petite voiture, une petite femme (ou homme) végane dans son lit (en compagnie d'un petit chien), deux rejetons, les oreilles bouchées par les écouteurs, des vacances sur une plage infestée d'algues vertes, journal télévisé — élections bonnet blanc blanc bonnet, exposition d'art contemporain, dose quotidienne d'antiracisme, championnat de foot, petite scène de ménage, divorce, déprimes, velléités intellectuelles, c'est-à-dire romans et films sur cette vie, un peu enjolivée… l'Homo mixtus vaincra, mais sur une planète moribonde. Le bon vieux Levi-Strauss l'a compris : « Je suis né dans un monde d'un milliard et demi d'habitants. Et je le quitte à l'heure où il en compte six. »
- Au-delà des frontières, Andrei Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 201, 202
Le vent parcourt les rameaux de La haie — de petites feuilles rondes et dorées s'envolent, ponctuent les meubles posés dans l'herbe et la fourrure de la pelisse qui protège Gaia. Cet instant de lumière dit l'essentiel : un soleil d'hiver, un ciel aux légers nuages hauts, la brume irisée des champs et cette femme endormie, si inconnue, si proche. Les débris du passé, éparpillés dans l'herbe, approfondissent le temps d'une enfilade d'existences devinées.
Gaia se relève, me sourit et, comme si quelqu'un pouvait nous entendre, murmure : « Ici, on est vraiment loin de tout… »
Ces heures ensoleillées, devant Mo i Rana, marque le début de ce que les diggers appelaient « le franchissement ».
- Au-delà des frontières, Andrei Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 211
Ce « résistant à l'absurde » est le personnage clef de la modernité : à la mi-hauteur de l'échelle sociale, entre les éboueurs agrippés à leur benne et l'élite planant sur ses strato-cumulus. Sans son endurance stoïque, le monde s'écroulerait — les maris quitteraient leurs épouses-ados et partiraient vers les pays du Sud, vers des corps généreux et halés, loin de ce quatre-quatre rempli d'instruments de torture pour « le royaume de la glisse ». Or, ils assument, sourient, vieillissent. La fréquence des suicides, dans la classe moyenne, relativement nantie, est assez logique : des années passées à obtenir des tonnes de diplômes, une tension inhumaine au travail, la peur d'une obsolescence professionnelle programmée et, en compensation — cette voiture, pareille à un corbillard, et cette femme-ado à la voix glaçante : « Tu as encore oublié la doudoune de Léo… »
- Au-delà des frontières, Andrei Makine, éd. Grasset, 2019 (ISBN 978-2-246-81857-1), p. 214, 215
L'ami arménien, 2021
modifier« Il m’a appris à être celui que je n’étais pas. »
Dans ma jeunesse, j’exprimais ainsi ce que la rencontre avec Vardan m’avait fait découvrir de mystérieux et de paradoxal derrière le manège du monde.
- incipit
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 11
« Elle l’a emportée dans le désert, cette poupée… C’est grâce à la poupée qu’on a pu l’identifier… Sinon… »
Je me retournai en entendant le chuchotement de Vardan qui venait de se réveiller. Presque aussitôt, repris par son mal, il s’étouffa, ne réussissant à expulser de ses poumons qu’un sifflement de mots :
« Quant aux autres, ils n’ont même pas… même pas… »
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 57
Quant à moi, l’apparition de cette jeune femme vêtue de noir, puis son effacement à la croisée des ruelles, dans cet instant qu’elle rendait unique, devenait l’aveu de tout ce que je pouvais imaginer derrière l’expression « tomber amoureux », ou plutôt de tout ce qui dépassait, démesurément, définitivement, ces mots banals. Admiration, adoration, coup de foudre, émerveillement, tout cela, dans son abstraction livresque, n’avait aucun rapport avec ce que j’éprouvais. La seule empreinte de ses souliers laissée dans la poussière le long de la voie ferrée abandonnée – cette marque fine et délicatement imprimée – me déplaçait dans un univers où chaque objet espérait recevoir un autre nom.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 95
Son regard semblait interroger ces visages et attendre une réponse. Enfin, il murmura, retrouvant sa voix ordinaire, calme et sans relief mais, cette fois, marquée d’une douleur d’autant plus perceptible :
« Eux, ils n’ont eu aucun dieu pour les aider. Aucune divinité qui aurait poussé un cri. Non, personne. Comme si l’univers tout entier s’était tu. »
Il baissa la tête et se mit à parler, ne changeant pas d’intonation, ne cherchant pas à m’impressionner. Pas un geste ne fit bouger ses mains croisées sur la poitrine. Son corps, figé, resta libre de toute posture.
En parlant, Vardan ressemblait à un homme qui avançait dans l’obscurité en protégeant la flamme vacillante d’une bougie.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 115
…Cinquante ans plus tard, j’ai la possibilité de le confirmer car ce visage, au milieu du ruissellement et des feuilles dorées, reste toujours d’une clarté très vivante parmi tout ce que j’ai vécu, depuis. La vraie identité de cet enfant, son unique véritable origine était cette journée d’automne, lente et ensoleillée, à l’écart des existences avides et hâtives des hommes.
Pour atteindre cette identité suprême, encore lui fallait-il la certitude solide d’avoir une patrie, un passé, une terre – oui, un royaume d’où ses rêves pouvaient s’élever vers l’instant de lumière qu’il vivait sans penser à la rubrique numéro cinq de son passeport.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 151
Je me souviendrais de cette discussion quand l’éclatement de l’Empire soviétique provoquerait non pas une guerre mais des dizaines de guerres à travers le pays… Des milliers de morts, des millions de bannis. L’image des tablées qui réunissaient, autour de Saven, tant de gens variés me reviendrait donc – non pas un rappel nostalgique d’un paradis perdu et d’un amour universel (aimables chimères !) mais une certitude que tous ces déchirements sanglants étaient évitables. Il suffisait peut-être de se réunir, par une journée de septembre, sous une horloge solaire qui, par ses heures lentes, aurait suspendu la fièvre, toujours fausse et excessivement bavarde, de la prétendue « grande » Histoire.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 154
Je devinais que le seul mystère digne d’être sondé se cachait dans notre capacité à résister à ce flot d’inepties qui nous entraînait loin du passé où nous avions égaré l’essentiel de nous-mêmes.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 196
Quant aux incessants prêches humanistes, cette religion de l’homme se prenant pour Dieu, je me rappelais que Chamiran n’avait jamais professé un quelconque crédo de philanthrope. Dans une bourgade caucasienne dévastée par un conflit ethnique, elle prit dans ses bras un enfant né d’un viol et en fit son fils. Le père de l’enfant était azéri, donc l’ennemi ! Or, Chamiran transforma la mort en nouvelle vie et la haine, en amour.
Elle transmit à Vardan ce qui faisait défaut à cet enfant dès sa naissance : une présence maternelle, le rêve d’un pays natal – une Arménie riche d’un passé dont il allait être si fier et surtout, la chance de ne pas se sentir un simple accident dans le flux désordonné du temps.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 209
Pendant de longues années, je garderais l’idée que la beauté de cette scène d’intimité n’était qu’une humble aumône dont la vie mutilée de Vardan le gratifiait avant de se rompre. Une belle esquisse d’amour, une fulgurante prémisse, un discret avant-goût de la connaissance charnelle à laquelle il ne pourrait jamais accéder.
À présent, je suis convaincu que cet instant de contemplation n’était rien d’autre que l’amour même, dans son expression la plus terrestre, la plus tragiquement brève et, pourtant, absolue.
Non, il n’y avait rien d’autre à connaître, rien de plus beau à désirer. Uniquement cette femme aux yeux fermés et cet homme qui voyait les flocons se poser sur les paupières closes de celle qu’il aimait. Rien d’autre.
Ces deux amants dans leur éternel royaume d’Arménie.
- L'ami arménien, Andreï Makine, éd. Grasset, 2021 (ISBN 978-2-246-82657-6), p. 214