Au premier coup de couteau, de minuit ou de foudre, le criminel et l'amant estoquent ou se toquent aussi sûrement que jaillit des kitsch tréfonds d'une horloge jurassienne le grotesque coucou.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 14
Il faut concevoir des crimes exorbitants.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 15
L'authentique meurtrier sera celui qui, sachant différer dans son crime du haïssable petit moi civil, parviendra à délier ses œuvres de ses impulsions.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 15
Dans l'immense majorité des cas (lisez les annales), on n'assassine que des gens qu'on connaît : faiblesse déplorable de l'invention...
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 20
Que sert de s'échiner à perfectionner les accessoires, la mise en scène lorsque c'est la poétique qui pèche ?
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 22
L'art réside dans l'invention concertée et systématique de règles nouvelles, et non dans notre soumission à un code ordinaire des passions ou de l'imitation qui a un nom vulgaire « inspiration » et n'excède jamais le degré de subtilité d'une simple signalétique.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 23
Un jour que j'errais ainsi par les rues, […] je rencontrai sur le trottoir au pied d'un étal de poissonnerie une truite échouée. Elle n'était pas morte, s'efforçant par contractions saccadées et brusques secousses de tout son corps vers le caniveau. […] Toute sa pauvre chair s'asphyxiait, tendue obstinée pourtant encore par un instinct plus ancien qu'elle, dans la direction de la plus grande pente, celle du ruissellement des eaux. Quel souvenir d'azur profond enivrait dans ses affres la truite ? Quelle vision de fraîcheur et d'éblouissante lumière insistait dans son acharnement éperdu à rejoindre le caniveau ? Quel rêve de baptême la lavant des ordures du pavé, quel rêve de désaltérante amertume flottait encore dans les replis de ses branchies desséchées par l'air étouffant ? Mais chaque sursaut qu'elle refaisait sur le pavé lui restait inutile. Le caniveau où la mémoire atroce et mystérieuse l'appelait était une flaque d'eau stagnante et infecte qui ne s'écoulait pas même jusqu'à la bouche d'ombre par où rejoindre les canaux envasés de boues fécales de la Venise souterraine qui double par en dessous toutes les villes de l'Occident. Elle n'atteindrait jamais ce sombre fleuve d'enfer qui collecte et charrie dans sa grande pitié et putréfaction les poissons morts et les eaux usées pour les rendre à leur mer natale.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 47-49
Poussière de craie, chiffrant un néant qui cherche à gonfler la bulle, la fine membrane blanche qui l'enclôt, délinéant une part de nuit obscure et contournée sur le fond d'une nuit d'asphalte plus vaste, ligne hâtive silhouettant une absence et que les passants indifférents crèvent, emportent et dispersent à la semelle de leurs souliers.
- À propos d'une silhouette de craie sur un trottoir, suite à une mort violente.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 50
Dans le rai de lumière qui s'immisce entre les rideaux mal joints mes gestes affolaient un poudroiement brownien.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 83
Tel nom lu sur une tombe autrefois ne contient pas entre ses syllabes le souffle rapide et le cri perçant qui se fit le jour de son imposition baptismale.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 91
Notre imagination n'est qu'un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l'air indiqué, pitoyable orphéon déjanté roulant à rebours.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 101
Aujourd'hui, jour de marché, mon lecteur je vous emmène. Où ? Devant une pyramide d'asperges. Quoi faire ? Attendre que paraisse notre prochaine victime. Nous voulons, pour donner goût à notre œuvre, que ce soit l'épi même, finement pignoché de mauve et d'azur, de ces délicieuses fées comestibles qui nous désigne celle qu'au festin cruel que je vous ai promis nous devons sacrifier.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 109
Votre tombe : ou comment, par une concession perpétuelle vous donnez votre nom à l'arpent.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 120-121
Il nous faut donc un auteur (si vous n'en avez pas vous en trouverez), sinistre, disais-je (ils le sont naturellement), quelque peu pédant, j'y tiens (par souci de vraisemblance), mais de bonne compagnie.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 143
La tête de Cottard, décollée souverainement par la lame du katana, alla rouler sur le pavé du trottoir, jusque dans la lumière. Non, je n'avais pas songé lui trancher le cou, mais seulement que mon geste tire dans l'espace le trait d'acier d'une calligraphie négative.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 174
Je le vis se retourner vers moi, étonné, comme s'il m'eut demandé muettement, par mimique, le sens de cette déflagration, et peut-être aussi lorsque enfin la douleur dans ses tripes, sensation d'abord lointaine, eut fini de se frayer un chemin jusqu'à lui, d'où venait cette liquéfaction qui commençait à s'incendier et le transfixer et le river à elle.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 180
Un roman ? Paquebot, jumbo jet, interminable rame de métro... Certaines places y sont réservées par priorité aux phrases enceintes ou mutilées de verbe. Fauteuils de première classe où les phrases les plus opulentes étirent à loisir leurs membres voisinent avec clapiers de classe touriste où trois personnages se disputent une étroite couchette, et tant de passagers à voyager sous de multiples passeports...
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 185
La voici qui enfin s'approche, palpe, gourmande, le parallélépipède dont le succès public dûment claironné lui garantit des jouissances paisibles et des pâmoisons prudentes
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 220
Dans l'éther cybérien cependant, les copies immatérielles de l'œuvre ancienne, instantanément corruptibles, circuleront, et leurs proliférantes duplications aussitôt imperceptiblement corrompues.
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 234
Au heurt syncopé, de rail en rail, des roues, vous revoyez la gare où vous avez embarqué, promise à la démolition, sa grande verrière opacifiée à force de fiente, son ballast roux qui grisonne, la crête de ses voies ternie par un voile de rouille, les trains trop rares – quelques lignes au tableau d'affichage résumant le jour entier – pour le décaper, leurs wagons verts zébrés de filets bruns au gré du ruissellement obstiné des pluies acides, tandis que par la vitre abaissée l'air changeant de la nuit s'engouffre et dans les plis de ses turbulences apporte aux narines du voyageur étendu solitaire sur sa couchette des nouvelles des paysages invisibles à travers lesquels, immobile, il est lancé : prairies condensées en effluves humides, velouté vert des sous-bois, humus, mousses, bords d'eau croupissants, goudron des routes exhalant en vapeur nocturne les vestiges de de la chaleur du jour que vous humez encore tandis qu'un train d'autrefois vous emporte dans la nuit où des mondes endormis, muets et clos roulent à rebours de sa fuite, leur lumière venant poindre jusque contre les parois du compartiment obscur, y étirant un vitrail vacillant et momentané qui luit encore après qu'ils ont disparu du pan de ciel noir qu'encadre la fenêtre : embrasements au passage des gares désertes que l'on brûle, étoiles filantes, traits qui cinglent, galopent, balaient, consument au passage la surface d'une photo noir et blanc affichée sous verre, sous clé contre la cloison et que vous vous acharnez à regarder quoiqu'elle soit invisible dans l'obscurité et illisible sitôt qu'illuminée [...].
La Décomposition, Anne F. Garréta, éd. Grasset (Le Livre de Poche), 1999, p. 239-240
Toute vie est de nature essentiellement digressive. La continuité y est l’exception, la discontinuité la règle : dormir, se nourrir, faire les mouvements de la marche, s’habiller, se laver, rien de tout cela n’a de lien sauf arbitraire avec rien d’autre, rien n’est compatible avec l’unité d’un accomplissement. Et la pensée, quelles que soient les illusions qu’on peut nourrir parfois à son sujet, est d’une discontinuité intrinsèque multipliée de celle des actes du corps, qui presque toujours se produisent sans intervention.
Eros mélancolique, Anne F. Garréta et J. Roubaud, éd. Grasset, 2008, p. 52
Les jours, très vite, se firent clairs, tièdes, doux, éveillant des espoirs précoces et dangereux chez les arbres qui se couvrirent de feuilles naissantes, tendres et aveugles comme des chats nouveau-nés.
Eros mélancolique, Anne F. Garréta et J. Roubaud, éd. Grasset, 2008, p. 57
Un dimanche de printemps, l’heure d’été rapiéça les jours, rajoutant une heure de nuit matinale, étirant au contraire la lumière vers le soir des horloges, de plus en plus près du moment de son sommeil.
Eros mélancolique, Anne F. Garréta et J. Roubaud, éd. Grasset, 2008, p. 60
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