Dominique Fernandez

écrivain français

Dominique Fernandez, né le 25 août 1929 à Neuilly-sur-Seine, est un écrivain, romancier, essayiste et grand voyageur français, membre de l’Académie française.

Dominique Fernandez (2009).

Porporino ou les Mystères de Naples, 1974

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En échappant à l'identité trop précise que confère la possession d'un nom particulier, ils flottaient dans une douce ignorance de leurs propres limites et, sans effort, sans bruit, sans démonstration spectaculaire, ils vivaient — comment le dire autrement ? — en gens libres. L'état civil ne les avait pas mutilés.


Le chemin fut long, épineux et ardu. Que de fois on n'a posé la question indiscrète ! Que de fois, à Naples mais surtout ici, à Heidelberg ou lors de mes tournées à Dresde, à Vienne, à Londres, me suis-je entendu dire, par la bouche de gens qui n'étaient pas forcément animés d'une intention maligne : « Mais vous, dans le fond, qui êtes-vous donc ? Comment vous définissez-vous ? » J'aurais dû leur répondre, maintenant que j'y pense, en leur parlant de San Donato et des coutumes de mon village natal. « Vous vous trompez et vous cherchez en vain à m'humilier en me demandant de vous déclarer à quel sexe, à quelle race j'appartiens. Car c'est bien là le fond de votre pensée, n'est-ce pas, influencée par cinquante ans de propagande franc-maçonne et jacobine ? Eh bien ! voulez-vous que je vous dise la vérité ? La sagesse et le bonheur ne commencent que là où finit la conscience de son propre statut. »
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie I « San Donato », Qui étais-je ?, p. 38


L'instinct sexuel, dont il ne méconnaissait pas la force, devait rester quelque chose d'obscur et d'anonyme, sans nom et sans figure — comme une aspiration confuse à se fondre dans la grandeur de l'univers — à l'exclusion de tout choix et de toute volonté sélective. En somme, dans sa vision des rapports érotiques, il n'y avait presque plus rien de ce qui fait qu'un homme et une femme se regardent face à face et s'affrontent. Il concevait l'amour comme l'occasion qui permet à deux être opposés par la nature d'abolir leurs différences et de reformer ensemble une totalité indivise.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie I « San Donato », Une rue est une rue, p. 52


Une rue est une rue, mais une montagne n'est pas seulement une montagne. Une montagne peut être aussi un volcan, la terre peut être aussi du feu, il faut être aveugle pour ne pas comprendre ces choses-là et dire mécaniquement : « Une rue est une rue », comme un perroquet !
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie I « San Donato », Une rue est une rue, p. 61


On n'aimait pas tellement à San Donato ces nuits qui n'étaient pas de vraies nuits : d'abord parce que l'alternance bien tranchée du jour et de la nuit, du travail et du sommeil, constituait une des rares certitudes sur lesquelles on pouvait compter, sauf justement quand la lune, entrant dans les maisons à travers les fentes des portes, empêchait de dormir ; ensuite parce qu'il fallait toujours craindre qu'une couleuvre ne réussît à se faufiler dans l'étable. Elle se pendait aux mamelles de la chèvre pour lui pomper, outre le lait, jusqu'à la dernière goutte de sang.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie I « San Donato », Du sang sous la lune, p. 105


Elle m'expliqua alors le but de la société secrète.
— Sache que les grandes personnes s'efforcent de nous contraindre, selon que nous sommes filles ou garçons, à des tâches distinctes auxquelles elles décrètent que nous sommes obligatoirement affectés. Nous devons donc chercher à nous défendre. Grâce à la société secrète, nous leur ôtons comme par enchantement le pouvoir de nous soumettre à leur volonté injuste. Toi, le garçon, ta blessure, faite à cet endroit, t'associe à mon destin de fille et mêle comme dans un philtre magique une portion d'éléments féminins aux caractères de ton sexe. Tout est là… Mettre le plus possible de choses communes entre nous, pour empêcher les grandes personnes de nous séparer en deux camps.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie I « San Donato », Du sang sous la lune, p. 111


Si les grandes personnes cherchaient à nous dominer sous des ordres arbitraires, qu'il serait merveilleux de ne plus jamais revenir dans le monde, d'échapper pour toujours à ses lois cruelles et de flotter jusqu'à la fin des temps comme ce soir, allégés par miracle de nos dépouilles terrestres et libérés de notre poids humain, glissant au-dessus des champs et des vallons endormis, sous cette clarté irréelle.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie I « San Donato », Du sang sous la lune, p. 112


Roi Charles avait déclaré : « Je ne veux de chapons que sur ma table. » Ce jeu de mots, de nous parfaitement compris, nous enchantait. Nous tirions une sorte d'âcre plaisir à nous traiter nous-mêmes de chapons. L'esprit castrat, c'était la quintessence de l'esprit napolitain : conscience de sa propre bouffonnerie, autodérision, orgueil de cette conscience, refus de se laisser duper. Nous aurions baisé les genoux de ce monarque à l'ironie si cruelle.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Une cour blanche, un palmier, p. 131


— C'est bien simple, disait Cimarosa, un même endroit ne peut pas être consacré à la fois à Dieu et au Diable. Startuffo, qui a sa boutique au bas de la place, fait de trop bons gâteaux. Dieu s'est déclaré battu. Il a décidé de tourner le dos à son rival, pour ne pas voir mes amis Porporino et Feliciano en jeunes lévites du temple de la gourmandise.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 165


Pauvre Mimmo ! Nous ne pouvions lui rapporter que les gâteaux transportables. Il connaissait par ouï-dire seulement, d'après nos descriptions qu'il écoutait les larmes aux yeux, les extravagantes constructions de meringue et de crème, les Délices au chocolat, les Maries-Carolines fourrées de fruits confits, les Châteaux d'Espagne au café amer, les babas géants imbibés de rhum des Antilles, toutes ces merveilles fondantes, collantes, ruisselantes, dégoulinantes, car le goût en ces années-là était au tendre et au mou, la mode n'allait pas au croustillant. Il y avait aussi les sorbets, sorbets au citron, sorbets aux mûres, sorbets aux myrtilles, une spécialité de Startuffo, que dis-je, une exclusivité, une innovation, les premières glaces jamais faites en Italie, en Europe. Startuffo envoyait chaque hiver des bateaux jusqu'en Suède qui rapportaient de la neige dans les profondeurs de leurs cales. Cette neige était conservée dans une sorte de citerne creusée sous la terre du petit jardin qu'il avait aménagé exprès derrière la pâtisserie.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 165


— Tu n'as pas peur, demandai-je niaisement à Feliciano, de prendre trop de plaisir à manger de ces friandises ?
— Je ne vois pas, mon cher, quels autres plaisirs il nous resterait. Tout par la bouche, rien que par la bouche.
Encore une preuve, cette réponse, de ce que j'appelle l'esprit castrat.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 167


Nous faisions des orgies de meringues et de babas, lui par joie de vivre, par exubérance et par fringale, moi avec le sombre plaisir de penser que j'étais ridicule, dans mon état, de me préoccuper pour ma silhouette.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 168


Les sons, non plus simple vibration des atomes ébranlés dans l'espace, mais chaude matière et vivante émulsion, avaient l'épaisseur de la crème, la transparence de l'opale, le velouté du damas, le panache du jet. Les chanteurs non coupés se contentent de les souffler hors de leurs poumons d'où ils prennent leur vol en légères arabesques : moi je les sentais, comment dire ? remuer sous ma langue, mollir dans le suc des muqueuses, se colorer aux roseurs du palais, tiédir contre l'ivoire des dents, se gonfler enfin et s'épanouir à l'approche des lèvres.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 170


[…] la voix du castrat, étant par la force des choses son unique organe d'émission, se trouve tout imprégnée de cette sève qui n'a pas d'autre issue dans son corps. Elle draine avec elle outre l'air des poumons la lourdeur de ses membres, l'odeur de sa peau, la fécondité méconnue enfouie dans ses parties mortes.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 170


Feliciano, avec un talent musical plutôt moyen, était l'incarnation du chant érotisé. Dans sa voix, je sentais comme le contact d'une main, comme le frôlement d'une bouche — Dieu me pardonne, je sentais comme le don de sa chair, trouble et juteuse émanation de ce qu'il y avait de plus charmant dans son corps. Je finis par me taire, engourdi par cet épanchement liquoreux.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Gourmandise, p. 171


Vous connaissez l'anecdote du lazzarone ? Un pauvre homme, un gueux vit un jour un paysan entrer à Naples qui tirait deux vaches derrière lui. « Tu me les donnes, tes vaches ? » demanda-t-il. L'autre serra le licou dans son poing et s'éloigna en hâte. Un second lazzarone, ami du premier, dit alors : « Mais tu es fou ! Pourquoi voulais-tu qu'il te les donne ? » « On ne sait jamais », telle fut la réponse. Réponse sublime ! On ne sait jamais.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Dévotion, dérision, p. 192


— La mort, le sentiment de la mort imprègne tout ici, même la vie économique !
— Elle favorise en tout cas de curieuses institutions, dit le duc de Serracapriola. Les nobles se font enterrer dans leurs chapelles, le peuple est jeté dans la fosse creusée sous la grande nef de l'église, mais les plus pauvres terminent leur carrière en dehors des murs, transportés par deux croque-morts dans une simple charette. C'est l'épreuve la plus cruelle, la punition la plus avilissante qu'on puisse infliger à ces malheureux, qui ont lutté toute leur vie contre la misère, et qui maintenant, tout de suite après leur mort, recommencent à être écrasés sous son poids. Pour échapper au terrain vague, aux croque-morts et à la charette, ils s'associent de leur vivant en confraternités. Vous trouverez ainsi dans la joyeuse ville de Naples une cinquantaine de clubs mortuaires, qui assurent à chacun de leurs affiliés, contre une petite obole versée mensuellement, l'assistance gratuite pour toutes les occasions indispensables et ruineuses, toutes les fêtes de la vie et de la mort : le mariage, le baptême et la communion des enfants, l'extrême onction, les funérailles. Surtout les funérailles.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Dévotion, dérision, p. 203


« — Eh bien ! soyons plus précis. Ces yeux aux reflets verts, ces lèvres de corail, ces cheveux qui bouclent avec tant de grâce sans le secours des fers, votre teint, Feliciano, votre manière de marcher, de vous tenir, n'appartiennent pas, j'en mets ma main au feu, à une petite victime de la cruauté sacerdotale.
« A-t-il entendu dire, me demandai-je, que je passe pour être né de la fornication d'un prêtre ? J'allais éclater de rire à cause de la tournure fadement complimenteuse et bizarrement alambiquée de sa phrase, quand je m'avisai, par je ne sais quel frémissement qui parcourut ma personne, que peut-être le chevalier de Casanova ne songeait nullement à goûter avec moi les douceurs de la paternité.
« — Feliciano, reprit-il, je suis sûr que votre conformation diffère de la mienne.
« J'hésitais encore à comprendre.
« — Vous n'êtes qu'une beauté travestie.
« — Monsieur, répondis-je, je suis Feliciano Marchesi.
« — Ma chère, vous êtes une jolie femme déguisée. Si la longue contemplation que j'ai faite de vos charmes ne m'en avait donné l'assurance, je n'aurais jamais eu l'effronterie de vous attirer derrière ce rideau.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Une méprise plutôt étrange, p. 233


L'église des Gerolomini possédait aussi son enclos planté d'arbres et de statues, mais celui-ci l'emportait sur tous les cloîtres napolitains par la variété des essences, la taille des eucalyptus, le fouillis des volubilis, la mélancolie des yeuses, un énorme jardin, oui, ombreux, secret, proliférant, exubérant, qui avait l'air abandonné, avec des statues mutilées enfouies sous les torsades du lierre, et des fontaines d'eaux mortes, à jamais silencieuses sous les lotus blancs.
Une décoration de majolique revêtait le petit mur de soutien des colonnes, ainsi que les quelques bancs disposés en quinconce sous le bois d'orangers.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Le secret des perruques grises, p. 263


Il se mettait à errer sous l'ombre impalpable des orangers, des citronniers, puis il sortait du bois, il s'enfonçait dans le labyrinthe des tamaris, des lauriers-roses, un peu voûté, avec sa perruque achetée à Paris mais qui avait l'air sur sa tête si peu d'une chose à la mode, sa redingote flottante, coupée dans un patron suranné, ses chaussures à tige d'un modèle caduc.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Le secret des perruques grises, p. 264


Lorsque, vers la vasque d'une fontaine, il penchait son drôle de visage mou, ce ne pouvait être, assurément, dans le souci mesquin d'examiner sa figure, à la surface du bassin recouvert par les nénuphars. Il contemplait l'imperceptible balancement des feuilles pourrissantes, hypnotisé par cette frange de matière végétale en train de se défaire dans le bain aquatique.
Un tel lieu n'existe qu'à Naples, mais peut-on dire qu'il existe ? Naples, ville de pierres et de pavés, sans arbres et sans jardins publics, dédale de ruelles étouffantes, avec ces jardins immenses où personne ne va, ceinturés de murailles, clôturés, barricadés contre l'œil visiteur, surabondants de verdure inutile, Naples existe-t-elle, ou n'est-ce qu'une chimère née dans la tête d'un cinglé ?

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie II « Les pauvres de Jésus-Christ », Le secret des perruques grises, p. 265


— À Paris ou à Londres, me dit-il, tandis que nous nous frayons tant bien que mal un passage à travers la cohue, les gens avancent, vont quelque part. Ils ont un but. À Naples ils se répandent dans la rue uniquement parce qu'ils ont horreur d'être enfermés entre quatre murs. De là vient le malheur de cette ville, qui aurait tout pour être un grand centre d'affaires, une capitale du commerce et de l'industrie, et qui végète, qui s'attarde. C'est trop facile d'accuser les pestes. La peste, nous la portons en nous. Nous ne savons pas grandir. Que veux-tu, on n'apprend même pas aux écoliers à rester assis devant une table. Regarde les palais : eux-mêmes n'ont pas réussi à devenir adultes.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Castrapolis, p. 308


J'adore ces palais napolitains, la façade qui s'effrite ou qui n'a jamais été finie, les balcons qui pendent dans le vide devant de fausses fenêtres, la cour aux pavés disjoints rongés par la mousse, les familles qui campent dans les caves et dans les entrepôts du rez-de-chaussée, les énormes lits aux boules de cuivre qu'on aperçoit par les soupiraux, le carrosse arrêté au milieu des détritus, l'escalier gigantesque qui mène à l'étage noble.
Quelle mélancolie dans cet immense édifice, la misère en bas, mais en haut, ce n'est pas gai plus souvent, cette suite de salons glacés, magnifiques, qu'on ouvre deux fois l'an, au bout desquels, dans une petite pièce où fonctionne l'unique poêle, se tient la famille du duc, du prince. Deux siècles d'oisiveté et de faste ont dilapidé leur fortune. Ce qui en reste passe à l'achat de porcelaines, au renouvellement des habits de Cour, à l'entretien du carrosse et au loyer de la loge San Carlo. Ils se contentent d'un seul repas quotidien.

  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Castrapolis, p. 308


Sarah Goudar, refoulée avec les gens du peuple derrière la dernière rangée d'arbres, ne perdit son temps ni à se sentir blessée dans son amour-propre, ni à contempler le spectacle magnifique de la baie, ni à respirer le parfum des tamaris et des oléandres. Elle vit aussitôt le parti qu'on pouvait tirer des collines qui s'élèvent au bout de la promenade. Le Pausilippe avait l'air d'une bute escarpée, pierreuse et inhospitalière. Il suffirait d'en arracher les broussailles et de les remplacer par des pins, d'éparpiller de jolies maisons sous les ombrages, pour mettre à la mode un lieu de villégiature.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Castrapolis, p. 333


C'était l'époque où les seigneurs napolitains se faisaient conduire en carrosse à Pompéi, à Herculanum, pour acheter un morceau de statue, une amphore, une lampe d'albâtre volés par les paysans dans les champs de fouilles. La redécouverte de l'Antiquité inclinait tous les arts vers des formes sévères.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Castrapolis, p. 333


— Vois-tu, mon petit, nous avons appris du mouvement encyclopédique français ainsi que de l'idéologie franc-maçonne le grand thème de la rationalité de l'univers et du pouvoir transformateur de l'œuvre humaine éclairée par la lumière de la raison. Néanmoins, comment nous le dissimuler ? tout va de travers à Naples, avec une régularité et une obstination qui infligent à cette confiance un démenti permanent. L'adversité errante qui flotte sur la ville et s'amuse à bafouer systématiquement les efforts des hommes de bonne volonté se concentre dans l'œil torve du jettatore. Nous avons besoin du jettatore, comprends-tu ? Nous avons besoin de mettre un nom sur cette force occulte et maligne qui ruine chaque jour nos espoirs.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Castrapolis, p. 348


— À Naples les richesses sont concentrées dans les mains de quelques grandes familles qui les dilapident sans en créer de nouvelles ; la noblesse se croirait déchue si elle se mettait à travailler ; le peuple est trop misérable pour penser au lendemain. Tout stagne, tout périclite. La philosophie des lumières se heurte à l'évidence d'un marasme chronique. Tant que le royaume n'aura pas une bourgeoisie marchande et industrielle qui prenne en main les affaires et assume les responsabilités d'une classe dirigeante véritable, la meilleure volonté du monde ne pourra ici qu'enregistrer la défaite de la raison.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Castrapolis, p. 353


— Hé ! Hé ! Je me demande si l'institution des castrats ne fut pas la réponse qu'inventa le génie italien pour éluder les prescriptions trop sévères du code d'honneur castillan. Il est remarquable que le premier castrat soit apparu après, seulement après l'implantation des Espagnols dans la péninsule, et que le royaume de Naples, où ils restèrent deux siècles et demi, sans compter le règne de Charles, ait acquis pour ainsi dire le monopole du recrutement et de la formation des dessus. Sans cette échappatoire, le brillant chérubin italien aurait fini comme le sombre don Juan, victime tragique de la monogamie et du culte de la puissance virile. L'Italie, et surtout le royaume de Naples, se trouvèrent soumis à un code de l'honneur pour lequel ils n'étaient pas du tout préparés. L'invention des castrats, et en général la diffusion de la mode des travestis sur la scène, furent une trouvaille spécifiquement napolitaine, une ruse de l'instinct populaire, une protestation contre les règles insupportables de la morale castillane. En allant admirer des castrats, ou des femmes qui chantaient des rôles masculins, on prenait le droit, en quelque sorte, de s'attarder dans indétermination sexuelle, d'oublier les tâches de la maturité. Comment se rappeler qu'on avait le devoir d'être un homme, si ceux dont on applaudissait l'incomparable voix se trouvaient dispensés de cette obligation ! Un grand capitaine, un roi, un conquérant, César, Alexandre lui-même ! dépouillés de leur puissance virile tout en gardant leur pouvoir de séduction : quelle aubaine pour des gens dont la sensualité subtile, complexe et hésitante s'accommodait fort mal des prescriptions brutales d'un code sans nuances, qui était par surcroît celui des occupants.
  • Porporino ou les Mystères de Naples (1974), Dominique Fernandez, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1974  (ISBN 978-2-246-01243-6), partie III « Naples », Orphée, p. 426


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