Histoire de ma vie (Casanova)

Il existe une fiche de références pour cette œuvre :
Histoire de ma vie.

Les Mémoires de Casanova (rédigés en 1789-1793, révisés en 1794-1798 jusqu’à sa mort, inachevés) sont son œuvre maîtresse, écrite en langue française. Mémoires du XVIIIe siècle européen autant qu’autobiographie d’aventurier, ils déroulent le roman-fleuve de sa vie, d’une longueur trois fois celle du Seigneur des anneaux ou du Comte de Monte-Cristo. Publiés à titre posthume, ils ont connus deux principales versions :

  • En 1826-1838, sous le titre Mémoires de J. Casanova de Seingalt, une adaptation réécrite et censurée par Jean Laforgue (dite « édition Laforgue »), longtemps la seule, maintenant obsolète.
  • En 1960-1962, sous leur titre d’origine Histoire de ma vie, la version intégrale conforme au manuscrit original (dite « édition Brockhaus-Plon », rééditée chez Laffont), maintenant la version de référence.
Page de titre de la version censurée des Mémoires de Casanova, réédition Garnier [1880], édition populaire par excellence jusqu’à la version authentique de 1960.

C’est cette dernière version qui a été préférée pour les citations ; celles-ci sont généralement suivies d’un court extrait les resituant dans leur contexte natif, et sont données dans l’ordre du texte.

Citations

modifier
 
Casanova à Venise (âgé de la vingtaine, époque du tome I), portrait par son frère François Casanova (Francesco Casanova), vers 1750.
Je commence par déclarer à mon lecteur que dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. […] Pour ce qui me regarde, me reconnaissant toujours pour la cause principale de tous les malheurs qui me sont arrivés, je me suis vu avec plaisir en état d’être écolier de moi-même, et en devoir d’aimer mon précepteur.
  • Il s’agit de la première et de la dernière phrase de la préface de l’auteur.


  1. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie[.]
  2. [L]a philosophie [n’a] jamais rien gâté.
  3. Le désespoir tue ; la prière le fait disparaître[.]
  4. (fr) Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté. Je crois à l’existence d’un DIEU immatériel créateur, et maître de toutes les formes ; et ce qui me prouve que je n’en ai jamais douté, c’est que j’ai toujours compté sur sa providence, recourant à lui par le moyen de la prière dans toutes mes détresses ; et me trouvant toujours exaucé. Le désespoir tue ; la prière le fait disparaître ; et après elle l’homme confie, et agit.
    • l’homme confie : fait confiance, reprend confiance. Sur la providence : cf. citation du t. I, vol. 2, chap. I, p. 240.


    1. L’homme est libre ; mais il ne l’est pas s’il ne croit pas de l’être[.]
    2. Celui qui a la force de suspendre ses démarches jusqu’à l’arrivée du calme est le sage.
    3. (fr) L’homme est libre ; mais il ne l’est pas s’il ne croit pas de l’être, car plus il suppose de force au Destin plus il se prive de celle que DIEU lui a donnée quand il l’a partagé de la raison. La raison est une parcelle de la divinité du Créateur. […] Quoique l’homme soit libre, il ne faut cependant pas croire qu’il soit maître de faire tout ce qu’il veut. Il devient esclave lorsqu’il se détermine à agir quand une passion l’agite. Nisi paret imperat [“Ce qui n’obéit pas commande”, Horace, Épîtres]. Celui qui a la force de suspendre ses démarches jusqu’à l’arrivée du calme est le sage. Cet être est rare.

      1. [N]’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait.
      2. Mes infortunes également que mes bonheurs m’ont démontré que dans ce monde tant physique que moral le bien sort du mal, comme du bien le mal.
      3. [L]a force sans la confiance ne sert à rien.
      4. (fr) Le lecteur qui aime à penser verra dans ces mémoires que n’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait. Que de vicissitudes dans cette indépendance de méthodes ! Mes infortunes également que mes bonheurs m’ont démontré que dans ce monde tant physique que moral le bien sort du mal, comme du bien le mal. Mes égarements montreront aux penseurs les chemins contraires, ou leur apprendront le grand art de se tenir à cheval du fosset. Il ne s’agit que d’avoir du courage, car la force sans la confiance ne sert à rien. J’ai vu très souvent le bonheur tomber sur moi en conséquence d’une démarche imprudente, qui aurait dû me mener au précipice ; et, quoiqu’en me blâmant, j’ai remercié DIEU. J’ai aussi vu, tout au contraire, un malheur accablant sorti d’une conduite mesurée par la sagesse : cela m’a humilié ; mais sûr d’avoir eu raison, je m’en suis facilement consolé.
        • fosset : une ancienne graphie de “fossé”.


        1. [J]e fus toute ma vie la victime de mes sens[.]
        2. [J]’ai continuellement vécu dans l’erreur, n’ayant d’autre consolation que celle de savoir que j’y étais.
        3. (fr) Malgré le fond de l’excellente morale, fruit nécessaire des divins principes enracinés dans mon cœur, je fus toute ma vie la victime de mes sens ; je me suis plu à m’égarer, et j’ai continuellement vécu dans l’erreur, n’ayant d’autre consolation que celle de savoir que j’y étais. […] Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j’en ris, et si vous êtes bon, vous en rirez avec moi.

        4.  
          Pourquoi les cacher ? (¿Porque esconderlos?), série des Caprices (Los Caprichos), Goya, 1799.
          1. [Q]uand l’amour s’en mêle, on est ordinairement la dupe de part et d’autre.
          2. On venge [l’esprit] quand on trompe un sot, et la victoire en vaut la peine[.]
          3. Tromper un sot [est] un exploit digne d’un homme d’esprit.
          4. [J]e me trouve sot toutes les fois que je me vois en société avec [les sots].
          5. (fr) Vous rirez quand vous saurez que souvent je ne me suis pas fait un scrupule de tromper des étourdis, des fripons, des sots quand j’en ai eu besoin. Pour ce qui regarde les femmes, ce sont des tromperies réciproques qu’on ne met pas en ligne de compte, car quand l’amour s’en mêle, on est ordinairement la dupe de part et d’autre. Mais c’est bien différent pour ce qui regarde les sots. Je me félicite toujours quand je me souviens de les avoir fait tomber dans mes filets, car ils sont insolents, et présomptueux jusqu’à défier l’esprit. On le venge quand on trompe un sot, et la victoire en vaut la peine, car il est cuirassé, et on ne sait pas par où le prendre. Tromper un sot enfin est un exploit digne d’un homme d’esprit. Ce qui a mis dans mon sang, depuis que j’existe, une haine invincible contre cette engeance, c’est que je me trouve sot toutes les fois que je me vois en société avec eux. Il faut cependant les distinguer de ces hommes qu’on appelle bêtes, car n’étant bêtes que par défaut d’éducation, je les aime assez. J’en ai trouvé de fort honnêtes, et qui dans le caractère de leur bêtise ont une sorte d’esprit. Ils ressemblent à des yeux qui sans la cataracte seraient fort beaux.

          6. J’ai écrit mon histoire, et personne ne peut y trouver à redire ; mais suis-je sage la donnant au public que je ne connais qu’à son grand désavantage ? Non. Je sais que je fais une folie ; mais ayant besoin de m’occuper, et de rire, pourquoi m’abstiendrais-je de la faire ? […] Si avant ma mort je deviens sage, et si je suis à temps, je brûlerai tout. Je n’en ai pas la force actuellement.
            • Sur ses velléités d’autodafé : cf. citation similaire du t. III, vol. 11, chap. VI, p. 723.


            [J]e n’écris ni l’histoire d’un illustre, ni un roman. Digne ou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie.
            • (fr) Un Ancien me dit en ton d’instituteur : Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris-en du moins qui soient dignes d’être lues. C’est un précepte aussi beau qu’un diamant de première eau brillanté en Angleterre, mais il m’est incompétent, car je n’écris ni l’histoire d’un illustre, ni un roman. Digne ou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie. L’ayant faite sans avoir jamais cru que l’envie de l’écrire me viendrait, elle peut avoir un caractère intéressant qu’elle n’aurait peut-être pas, si je l’avais faite avec l’intention de l’écrire dans mes vieux jours, et qui plus est de la publier.


             
            Et in Arcadia ego [II] dit Les Bergers d’Arcadie, Nicolas Poussin, 1638.
            1. S’il m’arrive après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien[.]
            2. Une connaissance qui coûte la vie coûte trop cher.
            3. (fr) Je sais que j’ai existé, et en étant sûr parce que j’ai senti, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai fini de sentir. S’il m’arrive après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien ; mais je donnerai un démenti à tous ceux qui viendront me dire que je suis mort. […] Une philosophie consolante d’accord avec la religion prétend que la dépendance de l’âme, des sens, et des organes n’est que fortuite et passagère, et qu’elle sera libre et heureuse quand la mort du corps l’aura franchie de leur pouvoir tyrannique. C’est fort beau, mais, religion à part, ce n’est pas sûr. Ne pouvant donc me trouver dans la certitude parfaite d’être immortel qu’après avoir cessé de vivre, on me pardonnera, si je ne suis pas pressé de parvenir à connaître cette vérité. Une connaissance qui coûte la vie coûte trop cher. En attendant, j’adore Dieu, me défendant toute action injuste, et abhorrant les hommes injustes, sans cependant leur faire du mal. Il me suffit de m’abstenir de leur faire du bien. Il ne faut pas nourrir les serpents.
              • franchie de : ancienne forme pour “affranchie de”.


              1. Cultiver les plaisir de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire[.]
              2. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu.
              3. (fr) Cultiver les plaisir de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter la curiosité.

              4.  
                Détail de l’Allégorie du triomphe de Vénus (Allegoria del trionfo di Venere), Agnolo Bronzino (Angelo di Cosimo), 1545.

                1. L’homme qui oublie une injure ne l’a pas pardonnée[.]
                2. [L]a haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.
                3. (fr) J’ai eu des amis qui me firent du bien, et je fus assez heureux de pouvoir en toute occasion leur donner des marques de ma reconnaissance ; et j’eus de détestables ennemis qui m’ont persécuté, et que je n’ai pas exterminés parce que je ne l’ai pas pu. Je ne leur aurais jamais pardonné, si je n’eusse oublié le mal qu’ils m’ont fait. L’homme qui oublie une injure ne l’a pas pardonnée, il l’a oubliée ; car le pardon part d’un sentiment héroïque d’un cœur noble et d’un esprit généreux, tandis que l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire, ou d’une douce nonchalance amie d’une âme pacifique, et souvent d’un besoin de calme et de paix ; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.
                  • Sur la haine qui tue : cf. citation similaire sur la colère du t. III, vol. 10, chap. X, p. 516.


                  Si on m’appelle sensuel on aura tort, car la force de mes sens ne m’a jamais arraché à mes devoirs[.]
                  • (fr) Si on m’appelle sensuel on aura tort, car la force de mes sens ne m’a jamais arraché à mes devoirs, quand j’en ai eu. Par la même raison on n’aurait jamais dû appeler Homère ivrogne : Laudibus arguitur vini vinosus Homerus [“Par les éloges qu’il donne au vin Homère est convaincu d’en être l’ami”, Horace, Épîtres].


                  En grâce de mes gros goûts, je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre, d’abord que je me trouve convaincu que mes goûts me rendent susceptible de plus de plaisir.
                  • (fr) J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaronis fait par un bon cuisinier napolitain, l’Ogliapotrida, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave. Quel goût dépravé ! Quelle honte de se le reconnaître, et de ne pas en rougir ! Ce critique m’excite à rire. En grâce de mes gros goûts, je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre, d’abord que je me trouve convaincu que mes goûts me rendent susceptible de plus de plaisir. Heureux ceux qui sans nuire à personne savent s’en procurer, et insensés les autres qui s’imaginent que le GRANDTRE puisse jouir des douleurs, des peines, et des abstinences qu’ils lui offrent en sacrifice, et qu’Il ne chérisse que les extravagants qui se les procurent.
                  • Ogliapotrida : italianisme pour la olla podrida ou olla-potrida (“pot pourri”, plat espagnol), pot-au-feu de viandes et légumes, souvent basé sur le porc et les haricots rouges.


                   
                  Le Suicidé, Édouard Manet, 1877-1881.
                  [U]n pouvoir dont nulle tyrannie peut nous priver : c’est celui de nous tuer, si après un calcul juste, ou faux, nous avons le malheur d’y trouver notre compte.
                  • (fr) DIEU ne peut exiger de ses créatures que l’exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur âme, et il ne nous a rien donné qu’à dessein de nous rendre heureux : amour-propre, ambition d’éloge, sentiment d’émulation, force, courage, et un pouvoir dont nulle tyrannie peut nous priver : c’est celui de nous tuer, si après un calcul juste, ou faux, nous avons le malheur d’y trouver notre compte. C’est la plus forte preuve de notre liberté morale que le sophisme a tant combattue. Elle est cependant justement en horreur à la nature ; et toutes les religions doivent la proscrire.


                  1. [I]l n’y a pas d’honnête homme au monde sans quelque espèce de prétention[.]
                  2. [J]’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir pour la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes.
                  3. (fr) Je crois enfin qu’il n’y a pas d’honnête homme au monde sans quelque espèce de prétention ; et je vais parler de la mienne. Je prétends à l’amitié, à l’estime, et à la reconnaissance de mes lecteurs […] par la franchise, et la bonne foi avec laquelle je me livre sans nul déguisement tel que je suis à leur jugement. Ils trouveront que j’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir pour la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes.
                    • Sur la tromperie : cf. citation similaire du t. III, vol. 9, chap. VI, p. (112) 123.


                     
                    L’Île des morts [V] (Die Toteninsel [V]), Arnold Böcklin, 1886.

                    1. Je ne peux me figurer sans horreur de contracter quelque obligation avec la mort que je déteste.
                    2. Heureuse ou malheureuse, la vie est le seul trésor que l’homme possède, et ceux qui ne l’aiment pas n’en sont pas dignes.
                    1. [L]a raison doit réprouver [la mort], car elle n’est faite que pour la détruire.
                    2. La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif, avant qu’une pièce qui l’intéresse infiniment finisse.
                    3. (fr) [J]e suis bien loin de me consoler espérant que quand mes mémoires paraîtront je ne serai plus. Je ne peux me figurer sans horreur de contracter quelque obligation avec la mort que je déteste. Heureuse ou malheureuse, la vie est le seul trésor que l’homme possède, et ceux qui ne l’aiment pas n’en sont pas dignes. On lui préfère l’honneur, parce que l’infamie la flétrit. Si dans l’alternative on se tue, la philosophie doit se taire. Ô mort ! cruelle loi de la nature, que la raison doit réprouver, car elle n’est faite que pour la détruire. Cicéron dit qu’elle nous délivre des peines. Ce grand philosophe enregistre la dépense, et ne met pas en ligne de compte la recette. Je ne me souviens pas si, quand il écrivait ses Tusculanes, sa Tulliole était morte. La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif, avant qu’une pièce qui l’intéresse infiniment finisse. Cette seule raison doit suffire pour la détester.
                      • sa Tulliole : quelques mois après la mort de sa fille adorée Tulliola (diminutif de Tullia, francisé en Tulliole), Cicéron publie Les Tusculanes qui traite de l’immortalité de l’âme, des moyens d’atteindre au bonheur, et du suicide comme libération. Sur la mort : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. IX, p. 1049. Sur être digne de la vie : cf. citation du t. I, vol. 2, chap. X, p. 449-450.


                      La préface est à un ouvrage ce que l’affiche est à une comédie. On doit la lire.
                      • (fr) Ceux auxquels je paraîtrai trop peindre là où je conte en détail certaines aventures amoureuses auront tort à moins qu’ils ne me trouvent mauvais peintre. Je les prie de me pardonner, si ma vieille âme est réduite à ne pouvoir plus jouir que par réminiscence. La vertu sautera tous les tableaux qui pourront l’alarmer ; et je suis bien aise de lui donner cet avis dans cette préface. Tant pis pour ceux qui ne la liront pas. La préface est à un ouvrage ce que l’affiche est à une comédie. On doit la lire.


                       
                      Salamandre trônant dans le feu, version héraldique.

                      Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont les heureux qui les exercent sans se donner la moindre peine.
                      • (fr) Je n’ai pas écrit ces mémoires pour la jeunesse qui pour se garantir des chutes a besoin de la passer dans l’ignorance ; mais pour ceux qui à force d’avoir vécu sont devenus insusceptibles de séduction, et qui à force d’avoir demeuré dans le feu sont devenus Salamandres. Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont les heureux qui les exercent sans se donner la moindre peine. Ces gens-là n’ont point d’idée de l’intolérance. C’est pour eux que j’ai écrit.
                      • Salamandre : animal mythique pouvant vivre dans le feu. Sur la vertu de la tolérance : cf. citation du t. I, vol. 3, chap. X, p. 618.


                      1. J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne.
                      2. C’est pourtant digne d’observation qu’entre toutes les langues vivantes, […] la française soit la seule que ses présidents condamnèrent à ne pas s’enrichir aux dépens des autres[.]
                      3. (fr) J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne. Les puristes qui trouvant dans mon style des tournures de mon pays me critiqueront auront raison, si elles les empêchent de me trouver clair. Les Grecs goûtèrent Théophrase malgré ses phrases d’Érèse et les Romains leur Tite-Live, malgré sa patavinité. Si j’intéresse, je peux, ce me semble, espirer à la même indulgence. Toute l’Italie goûte Algaroti quoique son style soit pétri de gallicismes. C’est pourtant digne d’observation qu’entre toutes les langues vivantes, qui figurent dans la république des lettres, la française soit la seule que ses présidents condamnèrent à ne pas s’enrichir aux dépens des autres, tandis que les autres, toutes plus riches qu’elle, la pillèrent, tant dans ses paroles, que dans ses manières, d’abord qu’elles connurent que par ces petits vols elles s’embelliraient. Ceux qui la soumirent à cette loi convirent cependant de sa pauvreté. Ils dirent qu’étant parvenue à posséder toutes les beautés dont elle est susceptible, le moindre trait étranger l’enlaidirait. Cette sentence peut avoir été prononcée par la prévention.
                        • Sur la langue italienne : cf. citation du t. II, vol. 8, chap. IX, p. 890. Sur la langue française : cf. citation du t. III, vol. 11, chap. VII, p. 763-764.


                        J’aurais volontiers déployé le fier axiome Nemo leditur nisi a seipso [“On est toujours l’artisan de son propre malheur”, d’après Sénèque], si je n’eusse eu peur de choquer le nombre immense de ceux qui dans tout ce qui leur va de travers s’écrient ce n’est pas ma faute. Il faut leur laisser cette petite consolation, car sans elle ils se haïraient ; et à la suite de cette haine vient le projet de se tuer.


                        1. [L]es remèdes aux plus grandes maladies ne se trouvent pas toujours dans la pharmacie.
                        2. Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux auxquels ils ont eu le talent de se faire croire tels.
                        3. (fr) Après le voyage à Muran, et la visite nocturne de la fée, je saignais encore, mais toujours moins ; et ma mémoire peu à peu se développait, en moins d’un mois j’ai appris à lire. Il serait ridicule d’attribuer ma guérison à ces deux extravagances mais on aurait aussi tort de dire qu’elles ne purent pas y contribuer. Pour ce qui regarde l’apparition de la belle reine, je l’ai toujours crue un songe, à moins qu’on ne m’eût fait cette mascarade exprès ; mais les remèdes aux plus grandes maladies ne se trouvent pas toujours dans la pharmacie. Tous les jours quelque phénomène nous démontre notre ignorance. Je crois que c’est par cette raison que rien n’est si rare qu’un savant qui ait un esprit entièrement exempt de superstition. Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux auxquels ils ont eu le talent de se faire croire tels.
                          • Sur ce qui n’existe que pour ceux qui y croient : cf. citation similaire du t. III, vol. 10, chap. XI, p. 556 et 557.


                           
                          Bronze dit Le Penseur, extrait du groupe La Porte de l’Enfer, Auguste Rodin, version coulée d’après l’original de 1881.
                          1. [L]a crédulité [est une] lâcheté.
                          2. [J]e sais que c’est à [ma raison] seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même.
                          3. (fr) [Le jour de ses neuf ans, Casanova se réveille en bateau et s’étonne de voir “que les arbres marchent” ; sa mère le gronde que “C’est la barque qui marche, et non pas les arbres.”] Il se peut donc, lui dis-je, que le soleil ne marche pas non plus, et que ce soit nous qui roulons d’Occident en Orient. Ma bonne mère s’écrie à la bêtise, M. Grimani déplore mon imbécilité, et je reste consterné, affligé, et prêt à pleurer. [Heureusement M. Baffo] m’embrasse tendrement me disant : Tu as raison mon enfant. Le Soleil ne bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence, et laisse rire. Ma mère lui demande s’il est fou me donnant des leçons pareilles ; mais le philosophe, sans pas seulement lui répondre, poursuivit à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison pure et simple. Ce fut le premier vrai plaisir que j’ai goûté dans ma vie. Sans M. Baffo, ce moment-là eût été suffisant pour avilir mon entendement : la lâcheté de la crédulité s’y serait introduite. La bêtise des deux autres aurait à coup sûr émoussé en moi le tranchant d’une faculté par laquelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à elle seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même.

                          4. [J]’ai poursuivi à être la dupe des femmes jusqu’à l’âge de soixante ans.
                            • (fr) Malgré cependant une si belle école qui a précédé mon adolescence, j’ai poursuivi à être la dupe des femmes jusqu’à l’âge de soixante ans. Il y a douze ans que sans l’assistance de mon Génie tutélaire j’aurais épousé à Vienne une jeune étourdie qui m’avait rendu amoureux. Actuellement je me crois à l’abri de toutes les folies de cette espèce ; mais hélas ! j’en suis fâché.
                            • On trouve aussi des citations basées sur la version réécrite par Laforgue : « Cependant il faut que je confesse ici que, malgré cette belle école qui a précédé mon adolescence, et qui aurait dû me servir d’égide pour l’avenir, j’ai continué à être toute ma vie la dupe des femmes. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. I, chap. III, p. 58 en ligne).


                            1. La chicane ruine beaucoup plus de familles qu’elle n’en soutient ; et ceux qui meurent tués par les médecins sont beaucoup plus nombreux que ceux qui guérissent.
                            2. [L]e monde serait beaucoup moins malheureux sans [les avocats et les médecins].
                            3. (fr) Ma vocation était celle d’étudier la médecine pour en exercer le métier pour lequel je me sentais un grand penchant, mais on ne m’écouta pas ; on voulut que je m’appliquasse à l’étude des lois pour lesquelles je me sentais une aversion indicible. On prétendait que je ne pouvais faire ma fortune que devenant avocat, et ce qui est pire, avocat ecclésiastique, parce qu’on trouvait que j’avais le don de la parole. Si on y avait bien pensé on m’aurait contenté en me laissant devenir médecin, où le charlatanisme fait encore plus d’effet que dans le métier d’avocat. Mais je n’ai fait ni l’un ni l’autre ; et cela ne pouvait pas être autrement. Il se peut que ce soit par cette raison que je n’ai jamais voulu ni me servir d’avocats quand il m’est arrivé d’avoir des prétentions légales au barreau, ni appeler des médecins quand j’ai eu des maladies. La chicane ruine beaucoup plus de familles qu’elle n’en soutient ; et ceux qui meurent tués par les médecins sont beaucoup plus nombreux que ceux qui guérissent. Le résultat est que le monde serait beaucoup moins malheureux sans ces deux engeances.
                              • ni me servir d’avocats … ni appeler des médecins : les Mémoires montrent en fait Casanova ayant quelquefois recours à des avocats et des médecins, mais il préfère remplacer les avocats par une vengeance personnelle ou un duel, et les médecins par une automédication tirée de ses connaissances ou un régime de diète et de repos ; sa logique ici réside sans doute dans le fait qu’il ne dit pas s’être “jamais servi” mais n’avoir « jamais voulu » le faire : ne l’ayant donc fait qu’en dernier et non premier ressort.


                              C’étaient des abus que l’ancienneté avait rendus légaux : c’est le caractère primitif de presque tous les privilèges.
                              • (fr) Les écoliers de Padoue jouissaient dans ce temps-là de grands privilèges. C’étaient des abus que l’ancienneté avait rendus légaux : c’est le caractère primitif de presque tous les privilèges. Ils diffèrent des prérogatives. Le fait est que les écoliers pour tenir leurs privilèges en force commettaient des crimes.
                              • Sur les abus entérinés : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. VIII, p. 983-984.


                              Je ne voulais pas des femmes mariées. Quelle sottise ! J’étais assez dupe pour être jaloux de leurs maris.
                              • (fr) J’ai passé l’été en allant filer le parfait amour avec Angéla à l’école, où elle allait apprendre à broder. Son avarice à m’accorder des faveurs m’irritait ; et mon amour m’était déjà devenu un tourment. Avec un grand instinct j’avais besoin d’une fille dans le goût de Bettine qui aimât à assouvir le feu de l’amour sans l’éteindre. Mais je me suis bien vite défait de ce goût frivole. Ayant moi-même une espèce de virginité j’avais la plus grande vénération pour celle d’une fille. Je la regardais comme le Palladium de Cécrops. Je ne voulais pas des femmes mariées. Quelle sottise ! J’étais assez dupe pour être jaloux de leurs maris. Angéla était négative au suprême degré sans cependant être coquette. […] Elle me disait qu’elle était prête à devenir ma femme, et elle croyait que je ne pouvais pas désirer davantage. Elle m’assommait quand à titre d’extrême faveur elle me disait que l’abstinence la faisait souffrir autant que moi.
                              • le Palladium de Cécrops : un Palladium, objet sacré qui protège une ville, comme celui de Cécrops, fondateur mythique d’Athènes.


                               
                              Vision de Faust, Agathon Léonard, 1886.
                              [Ses parents me disent qu’]elle n’a qu’un défaut. “— Quel est-il ? — Elle est trop jeune. — Charmant défaut.”
                              • (fr) C’était une fille toute jeune, mais formée comme le sont les filles de ville qui ont dix-sept ans : elle n’en avait que quatorze. […] [Son père et sa mère] m’en font l’éloge : c’est leur enfant unique, chéri, la consolation de leur vieillesse. Lucie leur est obéissante ; elle craint DIEU, elle est saine comme un poisson ; elle n’a qu’un défaut. “— Quel est-il ? — Elle est trop jeune. — Charmant défaut.” Dans moins d’une heure je me trouve convaincu que je parlais à la probité, à la vérité, aux vertus sociales, et au vrai honneur.


                              Ce sont les petits désirs qui rendent un jeune homme hardi[.]
                              • (fr) [La jeune Lucie] était à juste titre l’idole de ses parents, [et] la liberté de son esprit, et sa conduite sans gêne ne venaient que de son innocence, et de la pureté de son âme. Sa naïveté, sa vivacité, sa curiosité, son fréquent rougir […], tout me faisait connaître que c’était un ange incarné qui ne pouvait manquer de devenir la victime du premier libertin qui l’entreprendrait. Je me sentais bien sûr que ce ne serait pas moi. La seule pensée me faisait frémir. […] J’ai donc pris le parti de souffrir, et sûr d’obtenir toujours la victoire, je me suis déterminé à combattre, content que sa présence fût la seule récompense de mes désirs. Je n’avais pas encore appris l’axiome que tant que le combat dure, la victoire est toujours incertaine. […] La compagnie de cet ange me faisait souffrir les peines de l’enfer. […] Je m’étonnais toujours quand elle partait, d’avoir obtenu la victoire ; mais insatiable de lauriers il me tardait de voir le retour du lendemain pour renouveler le doux, et dangereux combat. Ce sont les petits désirs qui rendent un jeune homme hardi : les grands l’hébètent.


                              [L]’éloquence de la nature est supérieure à celle de l’esprit philosophique.
                              • (fr) [Casanova a expliqué à la jeune Lucie qu’étant malade d’amour pour elle il préfère ne plus la voir pour ne pas risquer de la déshonorer.] Tout votre discours, me dit-elle, m’a fait voir que vous m’aimez beaucoup ; mais je ne sais pas pourquoi vous puissiez en être tant alarmé, tandis que votre amour me fait un plaisir infini. Vous me bannissez de votre présence parce que votre amour vous fait peur. Que feriez-vous, si vous me haïssiez ? [Elle lui explique qu’elle l’aime aussi et est prête à en courir les risques.] Voyez seulement si vous pouvez trouver un autre expédient, car celui que vous m’avez communiqué m’afflige. Pensez. Il se peut qu’il ne soit pas si unique qu’il vous semble. Suggérez m’en un autre. Fiez-vous à Lucie. Ce discours vrai, naïf, naturel me fit voir combien l’éloquence de la nature est supérieure à celle de l’esprit philosophique. J’ai serré pour la première fois entre mes bras cette fille céleste […]


                              Le véritable amant a toujours peur que l’objet qu’il aime le croie exagérateur ; et la crainte de dire trop le fait dire moins de ce qui en est.
                              • (fr) Les deux sœurs qui travaillaient au tambour avec Angéla étaient ses amies intimes, et à part de tous ses secrets. Je n’ai su qu’après avoir fait connaissance avec elles qu’elles condamnaient la sévérité excessive de leur amie. N’étant pas assez fat pour croire que ces filles en écoutant mes plaintes pussent devenir amoureuses de moi, non seulement je ne me gardais pas d’elles, mais je leur confiais mes peines lorsque Angéla n’y était pas. Je leur parlais souvent avec un feu de beaucoup supérieur à celui qui m’animait lorsque je parlais à la cruelle qui l’abîmait. Le véritable amant a toujours peur que l’objet qu’il aime le croie exagérateur ; et la crainte de dire trop le fait dire moins de ce qui en est.
                              • moins de (ce qui en est) : italianisme pour “moins que”. On trouve parfois citée la version réécrite par Laforgue : « Le véritable amour inspire toujours de la réserve ; on craint de paraître exagérateur en disant tout ce qu’une noble passion inspire ; et l’amant modeste, crainte de dire trop, dit souvent trop peu. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. I, chap. IV, p. 112 en ligne).


                              L’amour est grand poète : sa matière est inépuisable ; mais si la fin à laquelle il vise n’arrive jamais, il morfond comme la pâte chez le boulanger.
                              • (fr) [Avec Angéla et ses deux amies.] Je leur propose d’aller se coucher, et de dormir tranquillement, les assurant de mon respect ; mais cette proposition les fait rire. “— Que ferons-nous à l’obscur ? — Nous causerons.” Nous étions quatre, il y avait trois heures que nous parlions, et j’étais le héros de la pièce. L’amour est grand poète : sa matière est inépuisable ; mais si la fin à laquelle il vise n’arrive jamais, il morfond comme la pâte chez le boulanger. Ma chère Angela écoutait ; et n’étant pas grande amie de la parole répondait peu ; elle n’avait pas l’esprit brillant, elle se piquait plutôt de faire parade de bon sens. Pour affaiblir mes arguments, elle ne crachait souvent qu’un proverbe, comme les Romains lançaient la catapulte.


                              [L]es vierges commençaient à m’alarmer. J’y voyais trop de besogne…
                              • (fr) Ce qui m’a donné un très fort élan fut la figure, et encore plus le caractère tout à fait nouveau pour moi de la nouvelle mariée. Sa sœur était plus jolie qu’elle ; mais les vierges commençaient à m’alarmer. J’y voyais trop de besogne… Cette nouvelle mariée âgée de dix-neuf à vingt ans attirait sur elle l’attention de toute la compagnie à cause de ses manières empruntées.


                              [Casanova raccompagne en calèche une jeune mariée ; un orage éclate.] Les chevaux se cambrent, et ma pauvre dame est prise par des convulsions spasmodiques. Elle se jette sur moi, me serrant étroitement entre ses bras. Je m’incline pour ramasser le manteau qui était tombé à nos pieds, et en le ramassant je prends ses jupes avec. Dans le moment qu’elle veut les rabaisser, une nouvelle foudre éclate, et la frayeur l’empêche de se mouvoir. Voulant remettre le manteau sur elle, je me l’approche, et elle tombe positivement sur moi qui rapidement la place à califourchon. Sa position ne pouvant pas être plus heureuse, je ne perds pas de temps, je m’y adapte dans un instant faisant semblant d’arranger dans la ceinture de mes culottes ma montre. Comprenant que si elle ne m’en empêchait pas bien vite, elle ne pouvait plus se défendre, elle fait un effort, mais je lui dis que si elle ne fait pas semblant d’être évanouie, le postillon se tournerait et verrait tout. En disant ces paroles, je laisse qu’elle m’appelle impie tant qu’elle veut, je la serre au croupion, et je remporte la plus complète victoire que jamais habile gladiateur ait remportée. […] En badinant sur l’aventure, et en lui baisant les mains, je lui ai dit que j’étais sûr de l’avoir guérie de la peur du tonnerre, mais qu’elle ne révélerait jamais à personne le secret qui avait opéré la guérison. Elle me répondit qu’elle était pour le moins très sûre que jamais femme n’avait été guérie par un pareil remède.


                              [I]l y a des moments dans lesquels l’homme même brave, ou ne l’est pas ou ne veut pas l’être.
                              • (fr) [Un soldat aborde Casanova pour le mettre aux arrêts.] J’abhorrais l’éclat, et la honte de la publicité. J’aurais pu résister, et on ne m’aurait pas arrêté, car les soldats étaient désarmés, et une pareille façon d’arrêter quelqu’un n’est pas permise à Venise. Mais je n’y ai pas pensé. Le sequere Deum s’en mêla. Je ne me sentais aucune répugnance à y aller. Outre cela il y a des moments dans lesquels l’homme même brave, ou ne l’est pas ou ne veut pas l’être.
                              • sequere Deum : littéralement “suis le Dieu” (au sens de “suis le Destin, abandonne-toi au sort s’il ne te répugne pas absolument”) ; antique précepte adopté par les Stoïciens.


                              1. [L]a plus grande partie du genre humain est composée de poltrons[.]
                              2. [L]a vérité est un talisman dont les charmes sont immanquables pourvu qu’on ne la prodigue pas à des coquins.
                              3. Je crois qu’un coupable, qui ose dire [la vérité] à un juge intègre, est absous plus facilement qu’un innocent qui tergiverse.
                              4. [L]’homme vieux a pour ennemi toute la nature.
                              5. (fr) [Casanova, injustement mis aux arrêts, dîne à la table du major de la forteresse et émeut la compagnie avec le récit de son infortune.] D’abord que j’ai trouvé des honnêtes gens curieux de l’histoire du malheur qui m’accablait, et que je la leur contais, je leur ai toujours inspiré toute l’amitié qui m’était nécessaire pour me les rendre favorables et utiles. L’artifice que j’ai employé pour cela fut celui de conter la chose avec vérité sans omettre certaines circonstances qu’on ne peut dire sans avoir du courage. Secret unique que tous les hommes ne savent pas mettre en usage, parce que la plus grande partie du genre humain est composée de poltrons ; je sais par expérience que la vérité est un talisman dont les charmes sont immanquables pourvu qu’on ne la prodigue pas à des coquins. Je crois qu’un coupable, qui ose la dire à un juge intègre, est absous plus facilement qu’un innocent qui tergiverse. Bien entendu que le narrateur doit être jeune, ou pour le moins non vieux, car l’homme vieux a pour ennemi toute la nature.
                                • Sur l’adversité de l’âge : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. VIII, p. 987-988.


                                 
                                Bas-relief dit La Gradiva (Celle qui s’avance), anonyme, copie romaine d’un original grec du IVe s. av. J.-C.
                                1. [J]’ai donné la préférence à [l’imagination], puisque [la réalité] en dépend.
                                2. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme[.]
                                3. [L]es femmes n’ont point tort d’être tant soigneuses de leur figure, et de leurs vêtements, car ce n’est que par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité[.]
                                4. (fr) Pensant à la réalité et à l’imagination, j’ai donné la préférence à celle-ci, puisque la première en dépend. Le fond de l’amour, comme je l’ai appris après, est une curiosité, qui jointe au penchant que la nature a besoin de nous donner pour se conserver, fait tout. La femme est comme un livre qui bon ou mauvais doit commencer à plaire par le frontispice ; s’il n’est pas intéressant il ne fait pas venir l’envie de le lire, et cette envie est égale en force à l’intérêt qu’il inspire. Le frontispice de la femme va aussi du haut en bas comme celui d’un livre, et ses pieds, qui intéressent tant des hommes faits comme moi, donnent le même intérêt que donne à un homme de lettres l’édition de l’ouvrage. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme, et la plus grande partie des lecteurs ne se soucie pas de l’édition. Ainsi les femmes n’ont point tort d’être tant soigneuses de leur figure, et de leurs vêtements, car ce n’est que par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité de les lire dans ceux qui à leur naissance la nature n’a pas déclaré pour dignes d’être nés aveugles.

                                  1. [L]a coquetterie [est] le monstre persécuteur de tous ceux qui font le métier d’aimer.
                                  2. [T]u seras victime du beau sexe jusqu’au dernier moment de ta vie. Si cela ne te déplaît pas, je t’en fais mon compliment.
                                  3. (fr) Ainsi les femmes n’ont point tort d’être tant soigneuses de leur figure, et de leurs vêtements, car ce n’est que par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité de les lire dans ceux qui à leur naissance la nature n’a pas déclaré pour dignes d’être nés aveugles. Or tout comme ceux qui ont beaucoup de livres sont très curieux de lire les nouveaux, fussent-ils mauvais, il arrive qu’un homme, qui a aimé beaucoup de femmes toutes belles, parvienne enfin à être curieux des laides lorsqu’il les trouve neuves. Il voit une femme fardée. Le fard lui saute aux yeux ; mais cela ne le rebute pas. Sa passion devenue vice lui suggère un argument tout en faveur du faux frontispice. Il se peut, se dit-il, que le livre ne soit pas si mauvais ; et il se peut qu’il n’ait pas besoin de ce ridicule artifice. Il tente de le parcourir, il veut le feuilleter, mais point du tout ; le livre vivant s’oppose ; il veut être lu en règle ; et l’egnomane devient victime de la coquetterie, qui est le monstre persécuteur de tous ceux qui font le métier d’aimer. Homme d’esprit, qui a lu ces dernières vingt lignes, qu’Apollon fit sortir de ma plume, permets-moi de te dire que si elles ne servent à rien pour te désabuser tu as perdu ; c’est-à-dire que tu seras victime du beau sexe jusqu’au dernier moment de ta vie. Si cela ne te déplaît pas, je t’en fais mon compliment.
                                    • egnomane : terme signifiant “passionné du savoir”, “maniaque de connaissance”.


                                    [Casanova est temporairement affligé d’une maladie vénérienne.] Je suis allé me coucher prenant des précautions pour que ma peste ne tombât sur les draps. Dix heures après, la gouvernante, qui épiait mon réveil, me porta du café, me laissant seul après pour que je pusse m’habiller en liberté. Cette gouvernante, jeune et bien faite, me parut mériter attention. Je me sentais mortifié que mon état m’empêchât de la convaincre que je lui rendais justice. Je ne pouvais souffrir de passer dans son esprit pour froid, ou impoli.


                                    La fourberie est vice : mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit.
                                    • (fr) [Un jeune Casanova désargenté converse avec un marchand grec qui a cent quintaux de mercure en stock.] Je me souviens alors d’une amalgamation du mercure faite avec du plomb, et du bismuth. Le mercure croissait d’un quart. Je ne dis rien ; mais je pense que si ce Grec ne connaissait pas ce magistère, je pourrais en tirer de l’argent. Je sentais que j’avais besoin d’adresse. Je voyais que lui proposant la vente de mon secret de but en blanc, il la mépriserait ; je devais auparavant le surprendre par le miracle de l’augmentation, en rire, et le voir venir. La fourberie est vice : mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit. C’est une vertu. Elle ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut passer par là. Celui qui ne sait pas l’exercer est un sot. Cette prudence s’appelle en grec cerdaleophron [“renard-ruse”, littéralement]. Cerda veut dire renard.


                                     
                                    Les compagnons de voyage (The Travelling Companions), Augustus Egg, 1862.
                                    J’ai pris place dans une berline avec une dame qui conduisait sa fille à Loretto en conséquence d’un vœu qu’elle avait fait dans le fort d’une maladie, qui sans ce vœu l’aurait peut-être conduite au tombeau. Cette fille était laide. Je me suis ennuyé pendant tout le voyage.


                                    Content de ma chambre, je dis à l’hôte que je voulais manger gras. Il me répond qu’en carême, les chrétiens mangent maigre. Je lui dis que le pape m’a donné la permission de manger gras ; il me dit de la lui montrer ; je lui réponds qu’il me l’a donnée de bouche ; il ne veut pas me croire ; je l’appelle sot ; il m’intime d’aller me loger ailleurs ; et cette dernière raison de l’hôte, à laquelle je ne m’attendais pas, m’étonne. Je jure, je peste ; et voilà un grave personnage qui sort d’une chambre me disant que j’avais tort de vouloir manger gras, tandis que dans Ancône le maigre était meilleur ; que j’avais tort de vouloir obliger l’hôte à croire sur ma parole que j’en avais la permission ; que j’avais tort, si je l’avais, de l’avoir demandée à mon âge ; que j’avais tort de ne pas l’avoir prise par écrit ; que j’avais tort d’avoir donné à l’hôte le surnom de sot, puisqu’il était le maître de ne pas vouloir me loger ; et qu’enfin j’avais tort de faire tant de bruit. Cet homme qui, non appelé, venait se mêler de mes affaires, et qui n’était sorti de sa chambre que pour me donner tous les torts imaginables, m’avait fait quasi rire. [Ils soupent ensemble.] Ayant admiré l’appétit avec lequel j’ai mangé tout ce qu’on m’a servi, il me demanda si j’avais dîné ; et il me parut content quand je lui ai dit que non. “— Votre souper, me dit-il, vous fera-t-il du mal ? — J’ai lieu d’espérer qu’au contraire il me fera du bien. — Vous avez donc trompé le pape.”


                                    1. Si [la vie] est un malheur, la mort donc est un bonheur.
                                    2. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur.
                                    3. (fr) Ceux qui disent que la vie n’est qu’un assemblage de malheurs veulent dire que la vie même est un malheur. Si elle est un malheur, la mort donc est un bonheur. Ces gens-là n’écrivirent pas ayant une bonne santé, la bourse pleine d’or, et le contentement dans l’âme, venant d’avoir entre leurs bras des Cécile, et des Marine, et étant sûrs d’en avoir d’autres dans la suite. C’est une race de pessimistes (pardon ma chère langue française) qui ne peut avoir existé qu’entre des philosphes gueux et des théologiens fripons ou atrabilaires. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. Il y a d’ailleurs des malheurs ; je dois le savoir. Mais l’existence même de ces malheurs prouve que la masse du bien est plus forte. Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumière d’une fenêtre vis-à-vis d’un immense horizon.
                                      • des Cécile, et des Marine : deux jeunes filles récemment séduites. pessimiste : ce mot était alors un néologisme mal considéré des puristes.


                                      La foi dans la Providence éternelle de la plus grande partie de ceux qui vivent de métiers défendus par les lois ou par la religion, n’est ni absurde, ni fictive, ni dérivante d’hypocrisie ; elle est vraie, réelle, et, telle qu’elle est, elle est pieuse, car sa source est excellente. Quelles que soient ses voies, celle qui agit est toujours la Providence, et ceux qui l’adorent indépendamment de tout ne peuvent être que des bons esprits quoique coupables de transgression.
                                      • Casanova commente les actions d’une mère (qui lui prostitue ses filles puis remercie pieusement la divine Providence qui les sauve de la misère) mais aussi les siennes : cf. citation sur la providence du t. I, vol. 1, Préface, p. 1.


                                      Pour bien raisonner il faut n’être ni amoureux ni en colère[.]
                                      • (fr) C’est ainsi que le pauvre philosophe raisonne, quand il s’avise de raisonner dans des moments où une passion en tumulte égare les facultés divines de son âme. Pour bien raisonner il faut n’être ni amoureux ni en colère, car ces deux passions nous rendent égaux aux brutes ; et par malheur nous ne sommes jamais tant portés à raisonner que lorsque nous sommes agités par l’une ou par l’autre.


                                      1. Quand nous souffrons, nous nous procurons le plaisir d’espérer la fin de la souffrance[.]
                                      2. Le plaisir [est] toujours pur ; la peine est toujours tempérée.
                                      3. (fr) Quand nous souffrons, nous nous procurons le plaisir d’espérer la fin de la souffrance ; et nous ne nous trompons jamais, car notre pis-aller est le sommeil, dans lequel des rêves heureux nous consolent et calment ; et quand nous jouissons, la réflexion que notre joie sera suivie de peine ne vient jamais nous troubler. Le plaisir donc dans son actualité est toujours pur ; la peine est toujours tempérée.
                                        • On trouve encore des citations basées sur la version réécrite par Laforgue, « La souffrance est inhérente à la nature humaine ; mais nous ne souffrons jamais sans avoir l’espoir de la guérison, ou au moins cela ne peut être que fort rare ; et l’espoir est un plaisir. […] » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. I, chap. XII, p. 360 en ligne).


                                        [Un médecin d’Orsara accueille Casanova.] “Vous êtes l’homme auquel j’ai les plus grandes obligations, et je dois croire que Dieu vous a envoyé dans cette ville une seconde fois pour que j’en contracte avec vous de plus grandes. […] Il y a vingt ans que je suis dans cette ville, où je vivais dans la misère, car il ne m’arrivait d’exercer mon métier que pour saigner, pour appliquer des ventouses, pour guérir quelque écorchure, ou pour mettre un pied à sa place dérangé par une entorse. Ce que je gagnais ne me suffisait pas pour vivre ; mais depuis l’année passée, je peux dire d’avoir changé d’état ; j’ai gagné beaucoup d’argent, je l’ai mis à profit, et c’est vous, Dieu vous bénisse, qui avez fait ma fortune. […] Vous avez communiqué une galanterie à la gouvernante de D. Jerome, qui l’a donnée à un ami, qui de bonne foi la partagea avec sa femme. Cette femme à son tour la donna à un libertin qui en fit si grand débit qu’en moins d’un mois j’ai vu sous mon magistère une cinquantaine de clients, et des nouveaux dans les mois suivants, que j’ai tous guéris, me faisant comme de raison bien payer. J’en ai encore quelques-uns ; mais dans un mois je n’aurai plus personne, car la maladie n’existe plus. Quand je vous ai vu je n’ai pu m’empêcher de me réjouir. J’ai vu dans vous un oiseau de bon augure. Puis-je me flatter que vous resterez ici quelques jours pour la renouveler ?” Après avoir bien ri, je l’ai vu s’attrister quand je lui ai dit que je me portais bien.


                                         
                                        Constantinople/Istanbul, silhouette dans le brouillard, en Turquie.
                                        [La religion turque] me faisait rire, en ce qu’elle ne devait sa doctrine qu’au plus extravagant de tous les imposteurs.
                                        • (fr) “— Songe, mon cher Jossouf, qu’il s’agit d’un mystère. — L’existence de Dieu en est un, et assez grand pour que les hommes n’osent rien y ajouter. DIEU ne peut être que simple, c’est ce DIEU que son prophète nous annonça. Conviens qu’on ne saurait rien ajouter à son essence sans détruire sa simplicité. Nous disons qu’il est un, voilà l’image du simple. Vous dites qu’il est un, et trois en même temps : c’est une définition contradictoire, absurde, et impie.” […] Allant chez moi je réfléchissais qu’il était bien possible que tout ce que Jossouf m’avait dit sur l’essence de DIEU fût vrai, car certainement l’être des êtres ne pouvait être en essence que le plus simple de tous les êtres ; mais qu’il était impossible qu’en conséquence d’une erreur de la religion chrétienne je pusse me laisser persuader à embrasser la turque, qui pouvait bien avoir de Dieu une idée très juste, mais qui me faisait rire, en ce qu’elle ne devait sa doctrine qu’au plus extravagant de tous les imposteurs.
                                        • Dialogue sur le mystère de la Trinité entre Casanova et le philosophe islamite Jossouf Ali de Constantinople (Istanbul depuis 1453, en Turquie). Dans les dialogues philosophiques de cette époque, c’est généralement l’auteur qui s’exprime sous le couvert de son interlocuteur. Par ailleurs, les études casanovistes sont partagées sur la réalité de son voyage en Turquie ; les écrits de ce temps attribuaient souvent des vertus philosophiques à l’Orient sans le connaître, dans le but de critiquer l’Occident sans encourir la censure.


                                        1. Le temps dans lequel on s’amuse ne peut pas être appelé perdu. Le mauvais est celui qu’on passe dans l’ennui.
                                        2. Un jeune homme qui s’ennuie s’expose au malheur de devenir amoureux, et de se faire mépriser.
                                        3. (fr) [La jeune Mme F. à Casanova.]
                                          — Que faites-vous de votre argent ? me dit-elle de but en blanc un jour après dîner que quelqu’un me versait une somme qu’on avait perdue sur la parole.
                                          — Je le garde, madame, lui répondis-je, pour suppléer à mes futures pertes.
                                          — Ne faisant aucune dépense, vous feriez mieux à ne pas jouer, car vous perdez votre temps.
                                          — Le temps dans lequel on s’amuse ne peut pas être appelé perdu. Le mauvais est celui qu’on passe dans l’ennui. Un jeune homme qui s’ennuie s’expose au malheur de devenir amoureux, et de se faire mépriser.
                                          — Cela est possible ; mais vous amusant à l’emploi de caissier de votre propre argent vous vous déclarez avare, et un avare n’est pas plus estimable qu’un amoureux. Pourquoi ne vous achetez-vous pas des gants ?
                                          • Sur le temps non perdu, Casanova semble citer ou anticiper Marcoline : cf. citation similaire du t. III, vol. 9, chap. IV, p. (72)-73. On trouve aussi des citations basées sur la version réécrite par Laforgue : « Le temps donné au plaisir n’est jamais un temps perdu ; le seul qui le soit est celui que l’on consume dans l’ennui ; or un jeune homme qui s’ennuie s’expose au malheur de devenir amoureux et de se faire mépriser. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. I, chap. XIV, p. 436 en ligne).


                                          1. Celui de faire rire sans rire était dans ce temps-là mon grand talent.
                                          2. [Malipiero à Casanova.] Pour faire pleurer il faut pleurer, et il ne faut pas rire quand on veut faire rire.
                                          3. (fr) [Mme F.] ne se trouva plus à table vis-à-vis de moi sans m’adresser la parole me faisant souvent des interrogations qui me mettaient dans la nécessité de faire des commentaires critiques dans un style plaisant gardant un air sérieux. Celui de faire rire sans rire était dans ce temps-là mon grand talent. Je l’avais appris de M. Malipiero mon premier maître. “Pour faire pleurer, me disait-il, il faut pleurer, et il ne faut pas rire quand on veut faire rire.
                                            • Malipiero : Alvise-Gasparo Malipiero (1664-1745), sénateur de Venise qui devint en 1740 le mentor de 76 ans du Casanova de 15 ans, ce dernier devenu son favori et dînant chaque soir avec lui au en:Palazzo Malipiero. Sur les pleurs : cf. citation similaire du t. III, vol. 12, chap. IV/V, p. 934. (Sur le rire : cf. une redite non citée ici au t. III, vol. 12, chap IX, p. 1011.) Citation régulièrement attribuée à tort à Casanova qui ne fait que citer Malipiero et Voltaire, eux-même la tenant sans doute d’Horace[1]. On trouve souvent citées des versions de fantaisie, comme « Pour faire pleurer les gens, vous devez pleurer vous-mêmes. Si vous voulez les faire rire, vous devez garder un visage sérieux. » (origine douteuse, semble une retraduction en français de la traduction anglaise de l’édition Laforgue), ou parfois la version réécrite par Laforgue, « J’avais dans ce temps-là le grand talent de savoir faire rire et de garder mon sérieux. Je l’avais appris de M. Malipiero, mon premier maître dans l’art de bien vivre. “Quand on veut faire pleurer, m’avait dit cet habile homme, il faut pleurer soi-même ; mais, quand on veut faire rire, il faut savoir garder son sérieux.” » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. I, chap. XIV, p. 440 en ligne).


                                             
                                            Détail de Psyché ranimée par le baiser de l’Amour (Psiche ravvivata dal bacio di Amore), Antonio Canova, 1793.

                                            [Q]u’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime.
                                            • (fr) Mais voici la première faveur que je me suis procurée d’une espèce toute singulière. [Mme F.] s’est piquée fort avec une épingle le doigt du milieu, et n’ayant pas là sa femme de chambre, elle me pria de le lui sucer pour en épuiser le sang. Si mon lecteur a jamais été amoureux, il peut se figurer comment je me suis acquitté de cette commission ; car qu’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime. Après m’avoir remercié elle me dit de cracher dans mon mouchoir le sang que j’avais sucé. “— Je l’ai avalé, madame, et Dieu sait avec quel plaisir. — Avalé mon sang avec plaisir ? Êtes-vous de race d’anthropophages ? — Tout ce que je sais est que je l’ai avalé involontairement, mais avec plaisir.”
                                            • Sur le baiser : cf. citation similaire du t. III, vol. 10, chap. I, p. 307.


                                            1. Qu’est-ce donc que l’amour ! [U]ne maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge[.]
                                            2. [L’amour] est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir ; une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse.
                                            3. Amour indéfinissable ! […] Amertume dont rien n’est plus doux, douceur dont rien n’est plus amer.
                                            4. (fr) Qu’est-ce donc que l’amour ! J’ai beau avoir lu tout ce que des prétendus sages ont écrit sur sa nature, et j’ai beau y philosopher dessus en vieillissant que je n’accorderai jamais qu’il soit ni bagatelle, ni vanité. C’est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir ; une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse. Amour indéfinissable ! Dieu de la nature ! Amertume dont rien n’est plus doux, douceur dont rien n’est plus amer. Monstre divin qu’on ne peut définir que par des paradoxes.
                                              • Le paragraphe entier est en italique dans le texte.


                                              1. Ce n’est pas seulement aux yeux d’un amant qu’une belle femme est cent fois plus attrayante lorsque le sommeil la quitte qu’après une toilette[.]
                                              2. [P]lus une femme est belle plus elle est attachée à sa toilette. On veut toujours avoir davantage [que] ce qu’on a.
                                              3. (fr) Le lendemain après m’être présenté à M. F., je suis allé m’asseoir chez la femme de chambre parce que Madame dormait encore. J’eus le plaisir de l’entendre rire quand elle sut que j’étais là. Elle me fit entrer pour me dire, sans me donner le temps de lui faire le moindre compliment, qu’elle était charmée de me voir en bonne santé, et que je devais aller souhaiter le bonjour à M. D. R. Ce n’est pas seulement aux yeux d’un amant qu’une belle femme est cent fois plus attrayante lorsque le sommeil la quitte qu’après une toilette, mais à ceux de tout le monde qui peut la voir dans ce moment-là. Mme F. me disant de m’en aller inonda mon âme des rayons qui sortaient de sa divine figure avec la même rapidité que ceux du Soleil répandant la lumière dans l’univers. Malgré cela plus une femme est belle plus elle est attachée à sa toilette. On veut toujours avoir davantage de ce qu’on a. Dans l’ordre que Mme F. m’a donné de la laisser, j’ai trouvé la certitude de mon bonheur imminent. Elle m’a renvoyé, me suis-je dit, parce qu’elle a prévu que restant seul avec elle, j’aurais sollicité un salaire ou pour le moins des arrhes qu’elle n’aurait pas su me refuser.
                                                • davantage de (ce qu’on a) : italianisme pour “davantage que”.


                                                Heureux les hommes qui pour jouir de la vie n’ont besoin ni d’espérer, ni de prévoir.
                                                • (fr) Dans la certitude où j’étais de mon bonheur imminent l’espérance ne jouait plus dans ma belle pièce qu’un personnage muet. L’espérance, dont on dit tant de bien, n’est dans le fond qu’un être adulateur que la raison ne chérit que parce qu’elle a besoin de palliatifs. Heureux les hommes qui pour jouir de la vie n’ont besoin ni d’espérer, ni de prévoir.


                                                Telle est la force d’un nom appellatif dans le plus sot de tous les mondes possibles. Ceux qui ont un nom malsonnant, ou qui présente une idée ridicule, doivent le quitter et s’en donner un autre, s’ils aspirent aux honneurs et aux fortunes dépendantes des sciences et des arts.
                                                • (fr) Cet homme qui dut sa fortune à ses vertus serait peut-être mort dans l’obscurité s’il avait gardé son ancien nom de Tognolo qui est positivement nom de paysan. […] L’air distingué, les sentiments, les lumières et les vertus de Fabris auraient fait rire s’il eût poursuivi à s’appeler Tognolo. Telle est la force d’un nom appellatif dans le plus sot de tous les mondes possibles. Ceux qui ont un nom malsonnant, ou qui présente une idée ridicule, doivent le quitter et s’en donner un autre, s’ils aspirent aux honneurs et aux fortunes dépendantes des sciences et des arts. Personne ne peut leur contester ce droit pourvu que le nom qu’ils se donneront n’appartienne pas à un autre. Je crois qu’ils doivent en être auteurs. L’alphabet est public, et chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole et la faire devenir son propre nom ; Voltaire n’aurait pas pu aller à l’immortalité avec le nom d’Arouet. On lui aurait interdit l’entrée du temple lui fermant les portes au nez. Lui-même se serait avili s’entendant toujours appeler à rouer. […] M. de Beauharnais aurait fait rire, s’il avait conservé le nom de Beauvit quand même l’auteur de son ancienne famille aurait dû à ce nom sa fortune. Les Bourbeux voulurent être appelés Bourbon […]
                                                • Beauvit : “vit” signifiait “pénis”. le plus sot de tous les mondes possibles : fait pendant au refrain « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles. » de Pangloss dans le Candide de Voltaire (qui caricaturait la théodicée ontologique de Leibniz). Je crois qu’ils doivent en être auteurs. : Casanova justifie obliquement le nom de Seingalt qu’il s’inventera (sans être ridicule, “Casanova” signifiait “maison neuve” en italien), cf. citation du t. II, vol. 8, chap. II, p. 728-729.


                                                1. Il vivrait peut-être encore s’il eût le courage du renard ; il avait celui du lion. Dans un officier c’est un défaut, dans un soldat c’est une vertu.
                                                2. Ô vous qui méprisez la vie, dites-moi si la méprisant vous croyez de vous en rendre plus dignes.
                                                3. (fr) O. Neilan, le brave O. Neilan a péri quelques années après à la bataille de Prague. Tel qu’il était, cet homme devait périr victime de Vénus ou de Mars. Il vivrait peut-être encore s’il eût le courage du renard ; il avait celui du lion. Dans un officier c’est un défaut, dans un soldat c’est une vertu. Ceux qui bravent le danger le connaissant peuvent être dignes d’éloge ; mais ceux qui ne le connaissent pas c’est un miracle s’ils y échappent. Il faut cependant respecter ces grands guerriers, car leur courage indomptable dérive d’une grandeur d’âme et d’une vertu qui les mettent au-dessus des mortels. Toutes les fois que je pense au prince Charles de Ligne je verse des larmes. Son courage était celui d’Achille ; mais Achille savait d’être invulnérable. Il vivrait encore si pendant le combat il eût pu se souvenir d’être mortel. […] Le prince de Waldeck aussi à cause de son intrépidité perdit le bras gauche ; on m’a dit qu’il se console, la perte d’un bras ne pouvant pas l’empêcher de commander une armée. Ô vous qui méprisez la vie, dites-moi si la méprisant vous croyez de vous en rendre plus dignes.
                                                  • O. Neilan : O’Neilan, mort en 1757. Charles de Ligne : fils du protecteur de Casanova, Charles-Joseph de Ligne (qui eut la primeur de ces Mémoires). Sur être digne de la vie : cf. citation du t. I, vol. 1, Préface, p. 9.


                                                  Dans toutes les langues du monde ce qu’on apprend le dernier est leur esprit[.]
                                                  • (fr) Dans toutes les langues du monde ce qu’on apprend le dernier est leur esprit ; et c’est très souvent le jargon qui fait la plaisanterie. Je n’ai commencé à rire à la lecture de Térence, de Plaute, et de Martial qu’à l’âge de trente ans.
                                                  • leur esprit : esprit avait un sens couvrant “intelligence” et “humour”, comme dans “un mot d’esprit”.


                                                   
                                                  Une page des Révolutions des sphères célestes (De revolutionibus orbium coelestium), Nicolas Copernic (Nicolaus Copernicus, Mikołaj Kopernik), d’après l’original de 1530.
                                                  [L]’Écriture sainte n’[est] pas le livre sur lequel les chrétiens [peuvent] apprendre la physique.
                                                  • (fr) Il commença par me faire rire, me disant à propos qu’un chrétien ne pouvait admettre le système de Copernique que comme une savante hypothèse. Je lui ai répondu que ce ne pouvait être que le système de Dieu puisque c’était celui de la nature, et que l’Écriture sainte n’était pas le livre sur lequel les chrétiens pouvaient apprendre la physique. À son rire il me parut Tartuffe ; […]
                                                  • Copernique : une ancienne graphie de Copernic.


                                                  La femme d’esprit qui n’est pas faite pour faire le bonheur d’un amant est la savante. Dans une femme la science est déplacée ; elle fait du tort à l’essentiel de son sexe et, encore, elle ne va jamais au-delà des bornes connues. Nulle découverte scientifique faite par des femmes. Pour aller au plus ultra il faut une vigueur que le sexe féminin ne peut pas avoir. Mais dans les raisonnements simples, et dans la délicatesse des sentiments nous devons céder aux femmes.


                                                  Quand je songe que ce qui me rend heureux dans ma vieillesse présente est la présence de ma mémoire, je trouve que ma longue vie doit avoir été plus heureuse que malheureuse[.]
                                                  • (fr) Le postillon de retour de Chatillon ne revint que le lendemain. Il me remit une lettre d’Henriette dans laquelle je n’ai trouvé que ce seul mot : Adieu. […] Ne pouvant partir que le lendemain, j’ai passé tout seul dans ma chambre une des plus tristes journées de ma vie. J’ai vu écrit sur une des vitres des deux fenêtres qu’il y avait : Tu oublieras aussi Henriette. Elle avait écrit ces mots à la pointe d’un petit diamant en bague que je lui avais donnée. […] Non. Je ne l’ai pas oubliée, et je me mets du baume dans l’âme toutes les fois que je m’en souviens. Quand je songe que ce qui me rend heureux dans ma vieillesse présente est la présence de ma mémoire, je trouve que ma longue vie doit avoir été plus heureuse que malheureuse, et après en avoir remercié Dieu cause de toutes les causes, […] je me félicite.


                                                   
                                                  Col du Grand Saint-Bernard, Alpes, entre la Suisse et l’Italie.
                                                  Un homme accablé par une grande douleur a l’avantage que rien ne lui paraît pénible.
                                                  • (fr) Le lendemain je suis parti pour l’Italie avec un domestique que M. Tronchin m’a donné. Malgré la mauvaise saison j’ai pris la route du St-Bernard que j’ai passé en trois jours […]. Un homme accablé par une grande douleur a l’avantage que rien ne lui paraît pénible. C’est une espèce de désespoir, qui a aussi quelque douceur. Je ne sentais ni la faim, ni la soif, ni le froid qui gelait la nature sur cette affreuse partie des Alpes.


                                                  Ce fut dans la loge où elle s’habillait pour jouer la comédie, qu’étant seul avec elle, et l’entendant louer ma montre je la lui ai offerte pour prix de ses faveurs. Elle me répondit, me la rendant, conformément au catéchisme de son métier. “Un honnête homme, me dit-elle, ne peut faire des propositions pareilles qu’à des catins.” Je l’ai quittée lui disant qu’aux catins je ne proposais qu’un ducat.


                                                  [Le] fanatisme. Le lecteur sait que cette maladie de l’esprit est épidémique.
                                                  • (fr) [Casanova devient bigot après un empoisonnement du cerveau au mercure.] L’esprit suit le corps. L’estomac vide je suis devenu fanatique : le mercure dut avoir fait un creux dans la région de mon cerveau où l’enthousiasme s’était logé. J’ai commencé à l’insu de de la Haye à écrire des lettres à M. de Bragadin et aux deux autres amis sur cet homme et sur son élève qui leur communiquèrent tout mon fanatisme. Le lecteur sait que cette maladie de l’esprit est épidémique.


                                                  Un homme sage qui a entendu conter une histoire où il y a des circonstances criminelles, il cesse d’être sage s’il la répète à d’autres, car si elle est calomnieuse il devient complice du calomniateur.


                                                  1. Je crois que les trois quarts des femmes galantes cesseraient de l’être, si elles étaient sujettes à [la pétomanie], à moins qu’elles ne fussent sûres que leurs amants y seraient sujets aussi[.]
                                                  2. [L]’odorat n’est pas pour peu de chose dans les ébats de Vénus.
                                                  3. (fr) [Une conquête de Casanova s’est révélée pétomane.] Depuis ce jour-là elle n’a plus osé paraître devant mes yeux. Je suis resté assis sur l’escalier plus d’un quart d’heure avant de pouvoir m’affranchir du comique de cet événement, qui me force à rire toutes les fois que je me le rappelle. J’ai réfléchi après, que cette fille était peut-être redevable de sa sagesse à cette incommodité. Elle pouvait aussi dériver d’une conformation d’organe, et dans ce cas-là elle devait reconnaître de la Providence éternelle un don, qui par un sentiment d’ingratitude lui paraissait peut-être un défaut. Je crois que les trois quarts des femmes galantes cesseraient de l’être, si elles étaient sujettes à cet événement, à moins qu’elles ne fussent sûres que leurs amants y seraient sujets aussi, car pour lors la singulière symphonie pourrait devenir un agrément de plus dans l’heureux accouplement. On pourrait même trouver facilement un moyen applicable à l’écluse dont l’effet serait celui de rendre les explosions odoriférantes, car un sens ne doit pas souffrir lorsqu’un autre sens jouit ; et l’odorat n’est pas pour peu de chose dans les ébats de Vénus.

                                                  4.  
                                                    L’œil omniscient, symbole occulte et religieux repris par les francs-maçons, XVIIe s.
                                                    Il n’y a point d’homme au monde qui parvienne à savoir tout ; mais tout homme doit aspirer à tout savoir.
                                                    • (fr) Il n’y a point d’homme au monde qui parvienne à savoir tout ; mais tout homme doit aspirer à tout savoir. Tout jeune homme qui voyage, qui veut connaître le grand monde, qui ne veut pas se trouver inférieur à un autre et exclu de la compagnie de ses égaux dans le temps où nous sommes, doit se faire initier dans ce qu’on appelle la maçonnerie, quand ce ne serait pour savoir au moins superficiellement ce que c’est.
                                                    • la maçonnerie : Casanova vient de passer en quelques mois apprenti, compagnon, et maître d’une loge de franc-maçons. On trouve souvent citée à tort une version sans le chiasme, « Il n’y a point d’homme au monde qui parvienne à tout savoir, mais tout homme doit aspirer à tout savoir. ».


                                                    [Patu à Casanova.] [L]a nation française serait plus sage si elle avait moins d’esprit.
                                                    • (fr) [Patu à Casanova.] Vous ne sauriez croire combien les Parisiens sont des bonnes gens. Vous êtes dans le seul pays du monde où l’esprit est le maître de faire sa fortune ou qu’il se montre en donnant du vrai, et pour lors celui qui lui fait accueil est l’esprit, ou qu’en imposant il donne du faux, et dans ce cas celui qui le récompense est la sottise ; elle est caractéristique dans la nation, et ce qui est étonnant c’est qu’elle est fille de l’esprit, de sorte que, ce n’est pas un paradoxe, la nation française serait plus sage si elle avait moins d’esprit.
                                                    • Patu : son ami Claude-Pierre Patu (1729-1757). ou qu’en imposant : ici, “ou qu’en dupant en faisant l’important”. Citation régulièrement attribuée à tort à Casanova, bien que dans les dialogues de cette époque il soit certes difficile de faire le départ entre ce qu’a dit Patu et ce que Casanova lui a fait dire.


                                                    Il n’y a point d’endroit sur la terre où l’observateur ne trouve des extravagances, s’il est étranger, car s’il est du pays il ne peut pas les discerner.
                                                    • (fr) Une chose qui m’a plu à l’opéra français fut l’obéissance du changement de décoration au son du sifflet. Le début aussi de l’orchestre au coup d’archet ; mais l’auteur de la musique avec un sceptre à la main qui se donnait un violent mouvement à droite et à gauche, comme s’il avait dû faire agir tous les instruments par des ressorts, m’a choqué. Ce qui me fit aussi plaisir fut le silence de tous les spectateurs. En Italie on est à juste titre scandalisé de l’insolent bruit qu’on y fait quand on chante, et il faut rire après quand on remarque le silence qu’on observe quand on exécute le ballet. Il n’y a point d’endroit sur la terre où l’observateur ne trouve des extravagances, s’il est étranger, car s’il est du pays il ne peut pas les discerner.


                                                    [Le prince de Monaco mène Casanova à la duchesse de Rufec.] Je vois une femme de soixante ans, avec une figure couverte de rouge, un teint couperosé, maigre, laide et flétrie, assise indécemment sur un sopha, qui à mon apparition s’écrie : “— Ah ! Voilà un beau garçon ! Prince, tu es charmant. Viens t’asseoir ici mon garçon.” J’obéis, tout étonné, et je me sens d’abord rebuté par une puanteur de musc insoutenable. […] Le prince à peine parti, cette harpie me surprend avec deux lèvres baveuses qui m’offraient un baiser que j’aurais dû peut-être avaler ; mais au même instant elle allonge un bras décharné là où sa rage infernale attachait sa vilaine âme en me disant : “— Voyons si tu as un beau… — Ah ! Mon Dieu ! Madame la duchesse. — Tu te retires ? Quoi ! Tu fais l’enfant. — Oui, madame. Car… — Quoi ? — J’ai, je ne peux pas, je n’ose… — Qu’as-tu donc ? — J’ai la ch… — Ah ! le vilain cochon.” Elle se lève fâchée, et moi aussi, et je prends bien vite la porte […] et je vais narrer en mes propres termes la noire aventure à Coraline qui a beaucoup ri, mais qui en même temps tomba d’accord avec moi que le prince m’avait joué un tour sanglant. Elle loua la présence d’esprit avec laquelle je m’étais tiré de cette vilaine affaire ; mais elle ne m’a pas mis à même de la convaincre que j’en avais imposé à la duchesse.
                                                    • la ch… : probablement la chaude-pisse, blennoragie (le synonyme “chtouille” est du XIXe).


                                                    [D]ans l’examen de la beauté d’une femme la première chose que j’écarte sont les jambes.
                                                    • (fr) Une demi-heure après M. de Richelieu me demande laquelle des deux actrices me plaisait davantage pour la beauté. “— Celle-là. — Elle a des vilaines jambes. — On ne les voit pas, monsieur, et après, dans l’examen de la beauté d’une femme la première chose que j’écarte sont les jambes.” Ce bon mot-là dit par hasard, et dont je ne connaissais pas la force, me rendit respectable et fit devenir la compagnie de la loge curieuse de moi. […] Mon bon mot devint fameux, et le maréchal de Richelieu me fit un accueil gracieux.


                                                     
                                                    Portrait de Madame Récamier ou Portrait de Juliette Récamier, Jacques-Louis David, 1800.
                                                    [M]on langage rempli d’italianismes me faisait souvent dire en compagnie ce que je ne voulais pas dire[. Une femme m’explique] qu’elle avait pris médecine le soir. Je lui ai demandé si pendant la nuit elle avait bien déchargé. […] “Une médecine purge, monsieur, et ne fait pas décharger, et que ce soit pour la dernière fois de votre vie que vous vous servirez de ce mot-là.”
                                                    • (fr) À Paris j’allais toujours prendre des leçons chez le vieux Crébillon, mais malgré cela mon langage rempli d’italianismes me faisait souvent dire en compagnie ce que je ne voulais pas dire, et il sortait presque toujours de mes discours des plaisanteries très curieuses qu’on se narrait après ; mais mon jargon ne me préjudiciait pas par rapport à ce qu’on pouvait juger de mon esprit ; il me procurait au contraire des belles connaissances. Plusieurs femmes qui comptaient, me prièrent d’aller leur apprendre l’italien, pour se procurer le plaisir, disaient-elles, de m’instruire dans le français, et dans ce troc j’ai gagné plus qu’elles. Mme Preodot, qui était une de mes écolières, me reçut un matin étant encore dans son lit, et me disant qu’elle n’avait pas envie de prendre leçon parce qu’elle avait pris médecine le soir. Je lui ai demandé si pendant la nuit elle avait bien déchargé. “— Que me demandez-vous donc ? Quelle curiosité ? Vous êtes insoutenable. — Parbleu madame : pourquoi prend-on une médecine si ce n’est pour décharger ? — Une médecine purge, monsieur, et ne fait pas décharger, et que ce soit pour la dernière fois de votre vie que vous vous servirez de ce mot-là.”
                                                    • le vieux Crébillon : le dramaturge Crébillon père. décharger : avoir un orgasme.


                                                    Mais si les Français se divertissaient des fautes que je commettais en parlant leur langue je ne prenais pas mal ma revanche en relevant certains usages ridicules de la leur. […] Un jeune homme au bois de Boulogne tombe de cheval ; j’accours pour le relever, mais le voilà debout et leste. “— Vous êtes-vous fait mal ? — Tout au contraire, Monsieur. — La chute vous a donc fait du bien.”


                                                    1. [Le peuple] n’a ni lois, ni système, ni religion ; ses dieux sont le pain, le vin, et la fainéantise[.]
                                                    2. Le peuple [n’est] qu’un animal d’une grandeur immense qui ne raisonne pas.
                                                    3. Tout peuple est une union de bourreaux.
                                                    4. (fr) Pour ce qui regarde le peuple il est partout de la même nature : […] Il n’a ni lois, ni système, ni religion ; ses dieux sont le pain, le vin, et la fainéantise, il croit que liberté veut dire impunité, qu’aristocrate signifie tigre, que démagogue veut dire pasteur amoureux de son troupeau. Le peuple enfin n’est qu’un animal d’une grandeur immense qui ne raisonne pas. Les prisons de Paris regorgent de prisonniers qui étaient tous membre du peuple révoltés. Que quelqu’un aille leur dire : je vous ouvre les portes de votre prison si vous vous engagez à faire sauter en l’air la salle de l’Assemblée, ils acceptent et ils y vont. Tout peuple est une union de bourreaux.

                                                    5.  
                                                      Le Génie de la Liberté, Augustin Dumont, 1833.
                                                      J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté.
                                                      • (fr) J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. Lorsque je me suis trouvé dans le danger de la sacrifier, je ne me suis sauvé que par hasard.


                                                      1. Nous rapportons tout à nous-mêmes, et chacun est tyran. Voilà la raison que le meilleur des êtres est celui qui tolère.
                                                      2. [L]e philosophe est celui qui ne se refuse aucun plaisir qui ne produit pas des peines plus grandes, et qui sait s’en fabriquer.
                                                      3. [P]réjugé s’appelle tout soi-disant devoir dont on ne trouve pas la raison en nature.
                                                      4. Le plus savant est celui qui se trompe le moins.
                                                      5. (fr) [La Vésian va devenir figurante à l’Opéra. On lui explique que le poste n’est pas payé car tous les riches seigneurs veulent avoir une danseuse comme maîtresse entretenue. Casanova a noté que jouer les vertueuses le premier mois fait monter les enchères.]
                                                        — [Voilà donc le] métier que je vais faire. Je vais exercer la vertu pour trouver celui qui ne l’aime que pour la détruire.
                                                        — Voilà ce que c’est ; et croyez-moi que tout est dans ce goût-là dans la vie. Nous rapportons tout à nous-mêmes, et chacun est tyran. Voilà la raison que le meilleur des êtres est celui qui tolère. J’aime de vous voir en train de devenir philosophe. […] Or le philosophe est celui qui ne se refuse aucun plaisir qui ne produit pas des peines plus grandes, et qui sait s’en fabriquer.
                                                        — Et vous dites que cela dépend de fouler aux pieds les préjugés. Qu’est-ce que préjugé, et comment fait-on pour les fouler aux pieds, et pour en avoir la force ?
                                                        — Vous me faites, ma chère amie, une question, dont la philosophie morale ne connaît pas la plus grande : aussi est-ce une leçon qui dure toute la vie. Mais je vous dirai en bref que préjugé s’appelle tout soi-disant devoir dont on ne trouve pas la raison en nature.
                                                        — Le philosophe doit donc faire sa principale occupation de l’étude de la nature ?
                                                        — C’est tout ce qu’il a à faire. Le plus savant est celui qui se trompe le moins.
                                                        • Dans les dialogues philosophiques de cette époque, c’est généralement l’auteur qui s’exprime sous le couvert de son interlocuteur. Sur la vertu de la tolérance : cf. citation du t. I, vol. 1, Préface, p. (9-)10.


                                                        1. [L]’art de plaire [des beautés mercenaires] consiste principalement à paraître amoureuse de celui qui les trouva aimables, et qui les paye.
                                                        2. Je n’ai jamais fait dans ma vie fait autre chose que travailler pour me rendre malade quand je jouissais de ma santé, et travailler pour regagner ma santé quand je l’avais perdue.
                                                        3. (fr) J’ai employé les trois premiers mois de mon séjour à Dresde à connaître toutes les beautés mercenaires. Je les ai trouvées supérieures aux Italiennes et aux Françaises pour ce qui regarde le matériel, mais très inférieures dans les grâces, dans l’esprit et dans l’art de plaire, qui consiste principalement à paraître amoureuse de celui qui les trouva aimables, et qui les paye. Cela fait qu’elles ont la réputation d’être froides. Ce qui m’arrêta dans ces courses brutales fut une indisposition qu’une belle Hongroise de la société de la Creps me communiqua. C’était la septième, et je m’en suis délivré comme toujours par un régime de six semaines. Je n’ai jamais fait dans ma vie fait autre chose que travailler pour me rendre malade quand je jouissais de ma santé, et travailler pour regagner ma santé quand je l’avais perdue. J’ai très bien et également réussi dans l’un et dans l’autre, et je jouis aujourd’hui à l’égard de cela d’une santé parfaite, dont je voudrais bien pouvoir encore faire dégât ; mais l’âge me le défend. Le mal que nous appelons français n’abrège pas la vie, quand on sait s’en guérir ; il laisse seulement des cicatrices ; mais on s’en console facilement quand on pense qu’on les a gagnées avec plaisir, comme les militaires qui se plaisent à voir les marques de leurs blessures indices de leur vertu, et sources de leur gloire.
                                                          • le mal français : surnom italien de la vérole.


                                                          Quel est l’homme auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ?
                                                          • (fr) Le roi Auguste, Électeur de Saxe, […] était un homme ennemi déclaré de l’économie, riant de ceux qui le volaient, et ne dépensant beaucoup que pour se procurer des sujets de rire. N’ayant pas assez d’esprit pour rire des sottises politiques des souverains, et des ridicules des hommes de toutes les espèces, il tenait à son service quatre bouffons qu’en allemand on appelle fous, dont l’office était celui de le faire rire par des véritables scurrilités, par des cochonneries, par des impertinences. Ces messieurs fous obtenaient souvent de leur maître des grâces importantes en faveur de ceux pour lesquels ils s’intéressaient. Il arrivait de cela que très souvent ces fous se voyaient honorés et cultivés par des honnêtes gens qui avaient besoin de leur protection. Quel est l’homme auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ? Agamemnon dans Homère dit à Ménélas qu’ils sont dans le cas de devoir en faire.
                                                          • scurrilité : « plaisanterie basse et de mauvais goût » (t. II, p. 1061, n. 3, citant le Grand Larousse Illustré du XIXe siècle), latinisme surtout utilisé en littérature religieuse (comme Thomas d’Aquin, Somme théologique).


                                                          [Casanova a proposé le mariage à la jeune Mlle C. C.]


                                                          — Ma chère amie, lui dis-je, la tenant serrée entre mes bras, es-tu sûre que je t’aime ? Me crois-tu capable de te manquer ? Es-tu certaine de ne jamais te repentir de m’avoir épousé ?
                                                          — J’en suis plus que certaine, mon cœur ; jamais je ne te croirai capable de faire mon malheur.
                                                          — Marions-nous donc dans ce même moment devant Dieu, en sa présence ; nous ne pouvons pas avoir un plus loyal, un plus respectable témoin que notre créateur qui connaît nos consciences et la pureté de nos intentions. Nous n’avons pas besoin d’écritures. Donnons-nous réciproquement notre foi ; unissons nos destinées dans ce moment, et rendons-nous heureux. Nous passerons au cérémonial de l’Église, lorsque le tout pourra se faire publiquement.
                                                          — Je suis contente, mon cher ami. Je promets à Dieu, et à toi d’être depuis ce moment jusqu’à ma mort ta fidèle femme, et de m’expliquer ainsi à mon père, au prêtre qui nous donnera la bénédiction à l’église, et à toute la terre.
                                                          — Je te fais, ma chère amie, le même serment, et je t’assure que nous sommes parfaitement mariés, et appartenons l’un à l’autre. Viens actuellement entre mes bras. Nous allons rendre notre mariage complet au lit.


                                                          — D’abord ? Est-il possible que je touche de si près à mon bonheur ?
                                                          • La seule scène à la Valmont, peut-être romancée d’après les alors récentes Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos ; Casanova demandera cependant C. C. en mariage au père, qui refusera et la mettra au couvent où ils resteront en contact.


                                                          1. [L]e plaisir et l’accomplissement du désir rendent délicieuse jusqu’à la douleur.
                                                          2. Nous trouvions notre bonheur suprême songeant que c’était nous qui nous l’avions fait, et que nous nous le renouvellerions à notre gré.
                                                          3. (fr) [Casanova à la pucelle C. C.] “— Mon cœur, je vais te faire un grand mal. — J’en suis sûre ; mais que rien ne t’empêche.” […] C. C. devint ma femme en héroïne, comme toute fille amoureuse doit le devenir, car le plaisir et l’accomplissement du désir rendent délicieuse jusqu’à la douleur. J’ai passé deux heures entières sans jamais me séparer d’elle. Ses continuelles pamoisons me rendaient immortel. L’obscurité me fit résoudre à suspendre la jouissance. Nous nous sommes habillés, et j’ai appelé de la lumière et à souper. Quel repas délicieux, quoique frugal ! Nous mangions nous entreregardant, et nous ne parlions pas parce que nous ne savions plus que nous dire. Nous trouvions notre bonheur suprême songeant que c’était nous qui nous l’avions fait, et que nous nous le renouvellerions à notre gré.

                                                          4. [De la Haye à Casanova.] Le public veut savoir la raison de tout, et quand il ne la sait pas, il l’invente.
                                                            • (fr) Je suis charmé, me dit de la Haye, si tout ce qu’on dit est faux, mais vous ne pouvez vous plaindre que de vous-même. Votre départ précipité vous fit ce tort. Le public veut savoir la raison de tout, et quand il ne la sait pas, il l’invente. Il est cependant certain que vous avez voulu tuer le postillon ; remerciez Dieu que vous l’avez manqué.
                                                            • de la Haye : Valentin de la Haye (env. 1699 - apr. 1772), un jésuite.


                                                             
                                                            Détail de l’Extase de Sainte Thérèse (Trasfigurazione di santa Teresa), Le Bernin (Gianlorenzo Bernini), 1652.
                                                            [La religieuse M.M. à Casanova.] [L]e plus grand des bonheurs est celui de vivre et de mourir tranquille, ce qu’on ne peut pas espérer ajoutant foi à ce que les prêtres nous disent. […] Je peux dire que je n’ai commencé à aimer Dieu que depuis que je me suis désabusée de l’idée que la religion m’en avait donnée.
                                                            • (fr) [La religieuse M.M. à Casanova.] Je ne sais pas comment l’action de la créature puisse influer sur le créateur que ma raison ne peut concevoir qu’indépendant. Il me semble que si Dieu avait créé l’homme capable de l’offenser, l’homme aurait raison de faire tout ce qu’il lui aurait défendu, quand ce ne serait que pour lui apprendre à créer. Peut-on s’imaginer Dieu affligé en carême ? […] Je t’assure que quand je réfléchis à moi-même, je me trouve plus heureuse d’avoir trouvé [cet ami qui m’a donné des bons livres et] qui m’a éclairé l’esprit, que malheureuse d’avoir pris le voile, car le plus grand des bonheurs est celui de vivre et de mourir tranquille, ce qu’on ne peut pas espérer ajoutant foi à ce que les prêtres nous disent. […] J’aurais vu beaucoup moins rapidement la lumière, si j’avais été moins imbue d’erreurs. Ce qui séparait dans mon esprit le faux du vrai n’était qu’un rideau : la seule raison pouvait le tirer ; mais on m’avait appris à la mépriser. D’abord qu’on m’a démontré que je devais en faire le plus grand cas, je l’ai mise en activité : elle tira le rideau. L’évidence du vrai parut avec éclat, les sottises disparurent ; et je n’ai pas lieu de craindre qu’elles reparaissent, car je me fortifie tous les jours davantage. Je peux dire que je n’ai commencé à aimer Dieu que depuis que je me suis désabusée de l’idée que la religion m’en avait donnée.
                                                            • Dans les dialogues philosophiques de cette époque, c’est généralement l’auteur qui s’exprime sous le couvert de son interlocuteur.


                                                            C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice.
                                                            • (fr) C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice. Si toutes les femmes avaient la même physionomie, et le même caractère dans l’esprit, l’homme, non seulement ne deviendrait jamais inconstant, mais pas même amoureux. Il en prendrait une par instinct, et il se contenterait d’elle seule jusqu’à la mort. L’économie de notre monde serait une autre. La nouveauté est le tyran de notre âme ; nous savons que ce qu’on ne voit pas est à peu près la même chose ; mais ce qu’elles nous laissent voir nous fait croire le contraire ; et cela leur suffit. Avares par nature de nous laisser voir ce qu’elles ont de commun avec les autres, elles forcent notre imagination à se figurer qu’elles sont tout autre chose.
                                                            • Sur l’inconstance : cf. citation similaire du t. II, vol. 6, chap. VIII, p. 365.


                                                            Nous aimons sans consulter la raison, et elle ne s’en mêle pas davantage quand nous finissons d’aimer.
                                                            • (fr) Je ris quand j’entend certaines femmes appeler perfides des hommes qu’elles accusent d’inconstance. Elles auraient raison si elles pouvaient prouver que quand nous leur jurons constance nous avons intention de leur manquer. Hélas ! Nous aimons sans consulter la raison, et elle ne s’en mêle pas davantage quand nous finissons d’aimer.


                                                             
                                                            Gravure dite Le Pilier aux chaînes (Il muro con le catene), planche XVI sur XVI de la série Les Prisons imaginaires (Le Carceri d’Invenzione), Piranèse (Giovanni Battista Piranesi), 1761 [1750].
                                                            Je crois que la plus grande partie des hommes meurent sans avoir jamais pensé.
                                                            • (fr) [Casanova vient d’être arbitrairement mis au secret dans la prison d’État de Venise (dite prison des Plombs) et sait qu’il ne connaîtra ni le motif ni la durée de sa détention, potentiellement à perpétuité. Pendant sa première nuit il se réveille et est épouvanté de toucher dans le noir le bras glacé d’un cadavre ; il finit par réaliser que c’est son propre bras ankylosé.] Cette aventure, quoique comique, ne m’a pas égayé. Elle m’a au contraire donné sujet aux réflexions les plus noires. Je me suis aperçu que j’étais dans un endroit où si le faux paraissait vrai, les réalités devaient paraître des songes ; où l’entendement devait perdre la moitié de ses privilèges ; où la fantaisie altérée devait rendre la raison victime ou de l’espérance chimérique, ou de l’affreux désespoir. Je me suis d’abord mis sur mes gardes pour tout ce qui concernait cet article ; et j’ai pour la première fois de ma vie à l’âge de trente ans appelé à mon secours la philosophie dont j’avais tous les germes dans l’âme, et dont il ne m’était pas encore arrivé l’occasion d’en faire cas ni usage. Je crois que la plus grande partie des hommes meurent sans avoir jamais pensé.


                                                            L’amour de la patrie devient un vrai fantôme devant l’esprit d’un homme opprimé par elle.
                                                            • (fr) [Casanova prépare son évasion de la prison des Plombs de la République de Venise.] [J]’avais encore besoin de quelques jours pour achever ce trou qui devait coûter la vie à [mon geôlier] Laurent. Mais la pensée d’acheter ma liberté aux dépends de ses jours pouvait-elle ralentir mon empressement à me procurer ma liberté ? J’en aurais agi de même quand la conséquence de ma fuite aurait été la mort de tous les archers de la République et même de l’État. L’amour de la patrie devient un vrai fantôme devant l’esprit d’un homme opprimé par elle.


                                                            Tous les juges souverains de la terre ont toujours cru qu’en laissant la vie à celui qui a mérité la mort on lui fait grâce quelle que soit l’horreur de la peine qu’on lui substitue. Il me semble que ce ne puisse être une grâce que paraissant telle au coupable, mais ils la lui font sans le consulter. Elle devient injustice.
                                                            • (fr) [L]es Inquisiteurs d’État possèdent aussi dix-neuf autres prisons affreuses, sous terre, dans le même Palais ducal où ils condamnent des criminels qui ont mérité la mort. Tous les juges souverains de la terre ont toujours cru qu’en laissant la vie à celui qui a mérité la mort on lui fait grâce quelle que soit l’horreur de la peine qu’on lui substitue. Il me semble que ce ne puisse être une grâce que paraissant telle au coupable, mais ils la lui font sans le consulter. Elle devient injustice. Ces dix-neuf prisons souterraines ressemblent parfaitement à des tombeaux, mais on les appelle puits, parce qu’ils sont toujours inondés par deux pieds d’eau de la mer qui y entre par le même trou grillé par où ils reçoivent un peu de lumière ; ces trous n’ont qu’un pied carré d’extension. Le prisonnier est obligé, à moins qu’il n’aime d’être toute la journée dans un bain d’eau salée jusqu’aux genoux, de se tenir assis sur un tréteau, où il a aussi sa paillasse, et où l’on met au point du jour son eau, sa soupe, et son pain de munition qu’il doit manger d’abord, car s’il tarde, des rats de mer fort gros iraient le lui arracher des mains. Dans cette horrible prison, où ordinairement les détenus sont condamnés pour tout le reste de leurs jours, et avec une pareille nourriture, plusieurs vivent jusqu’à leur extrême vieillesse.


                                                            Il y a des gens qui ne craignent que la mort.
                                                            • (fr) [Sur l’horrible prison semi-inondée des Puits de Venise.] Un scélérat qui mourut dans ce temps-là, y avait été mis à l’âge de quarante-quatre ans. Persuadé d’avoir mérité la mort, il se peut que cette prison lui ait paru une grâce. Il y a des gens qui ne craignent que la mort. […] Ayant été reconnu coupable de ce double espionnage il mérita la mort, et il est certain que l’envoyant mourir dans les puits on lui fit grâce ; et c’est si vrai qu’il y vécu trente-sept ans. Il ne peut que s’être ennuyé et avoir eu toujours faim. Il peut avoir dit : Dum vita superest bene est [“Tant qu’il reste la vie, c’est bien”, Mécène cité par Sénèque].


                                                            Tome II

                                                            modifier
                                                             
                                                            Casanova [à gauche] et la redingote anglaise (âgé de la trentaine, époque du tome II), gravure illustrant l’édition Rozez 1872 des Mémoires (texte chez Laffont : cf. t. II, vol. 6, chap. X, p. 417).
                                                            Très curieux de pouvoir à la fin me vanter d’avoir été témoin d’un miracle, et d’ailleurs très intéressant pour moi, car j’avais toujours les pieds gelés, je vais voir l’auguste morte, qui effectivement avait les pieds chauds, mais c’était en conséquence d’un poêle ardent qui était très près de Sa Majesté Impériale morte.
                                                            • (fr) Ce confesseur qui était un jésuite me reçut on ne peut pas plus mal. Il me dit, par manière d’acquit, qu’à Munick on me connaissait à fond. Je lui ai demandé d’un ton ferme s’il me donnait cet avis comme une bonne ou comme une mauvaise nouvelle, et il ne m’a pas répondu. Il m’a laissé là, et un prêtre me dit qu’il était allé pour vérifier un miracle dont tout Munick parlait. “L’impératrice, me dit-il, veuve de Charles VII, dont le cadavre est encore dans la salle exposé à la vue du public, a les pieds chauds toute morte qu’elle est.” Il me dit que je pouvais aller voir ce prodige moi-même. Très curieux de pouvoir à la fin me vanter d’avoir été témoin d’un miracle, et d’ailleurs très intéressant pour moi, car j’avais toujours les pieds gelés, je vais voir l’auguste morte, qui effectivement avait les pieds chauds, mais c’était en conséquence d’un poêle ardent qui était très près de Sa Majesté Impériale morte.
                                                            • Munick : une ancienne graphie de Munich.


                                                            J’ai trouvé cette femme folle amoureuse de mon ami qu’elle appela comte de Six coups, nom qu’il n’a plus perdu à Paris tant qu’il y resta. Elle l’avait reconnu pour seigneur de ce fief qui en France passe pour fabuleux, et elle voulait en devenir la dame.
                                                            • (fr) J’ai trouvé cette femme folle amoureuse de mon ami qu’elle appela comte de Six coups, nom qu’il n’a plus perdu à Paris tant qu’il y resta. Elle l’avait reconnu pour seigneur de ce fief qui en France passe pour fabuleux, et elle voulait en devenir la dame. Après m’avoir conté ses prouesses nocturnes comme si j’avais été son plus ancien ami, elle me dit qu’elle voulait le loger […]. Elle l’attendait l’après dîner, et il lui tardait de le lui présenter. Après table, me parlant de nouveau de la valeur de mon compatriote, elle l’agaça, et lui ambitieux de me convaincre de sa bravoure, lui fit raison à ma présence.


                                                             
                                                            Fresque dite de Priape au caducée ou Priape-Mercure, anonyme de Pompéi, entre 89 av. J.-C. et 79 apr. J-.C.
                                                            [V]oyant la conformation extraordinaire de mon ami, j’ai reconnu qu’il pouvait prétendre à faire fortune partout où il pourrait trouver des femmes à leur aise.
                                                            • (fr) Après table, me parlant de nouveau de la valeur de mon compatriote, elle l’agaça, et lui ambitieux de me convaincre de sa bravoure, lui fit raison à ma présence. Cette vision ne me fit la moindre sensation ; mais voyant la conformation extraordinaire de mon ami, j’ai reconnu qu’il pouvait prétendre à faire fortune partout où il pourrait trouver des femmes à leur aise. À trois heures, deux femmes surannées arrivèrent. C’étaient des joueuses. La Lambertini leur présenta M. de Six coups son cousin. À ce nom imposant il devint un objet fort intéressant à l’examen, et encore plus lorsqu’on trouva son baragouin inintelligible. L’héroïne ne manqua pas de confier aux oreilles de ses amies le commentaire de ce beau nom, et de leur vanter la richesse extraordinaire du feudataire. C’est incroyable, disaient les matrones le lorgnant ; et Tireta paraissait leur dire : Mesdames n’en doutez pas.
                                                            • Tireta, dit « Six coups », ne parlait pas français mais seulement italien.


                                                            [Casanova à la jeune nièce sortie du couvent.] — Je n’ose pas vous le dire, car votre tante le trouverait peut-être mauvais. — Je ne pense pas à faire des rapports ; […] — Il lui a fait six fois de suite ce qu’un honnête mari ne fait à sa femme qu’une fois par semaine. — Et vous me croyez assez bête pour aller rapporter à ma tante ce que vous venez de me dire ?
                                                            • (fr) [Casanova voit “une grosse femme” et sa “nièce jolie à croquer” arriver chez la Lambertini, qui leur présente “son cousin Six coups”. Pendant que les autres jouent aux cartes, Casanova tient compagnie à la demoiselle “sortie du couvent que depuis un mois”.] Ce fut elle qui rompit le silence me demandant qui était ce beau monsieur qui ne savait pas parler.
                                                              — C’est un seigneur de mon pays qui à cause d’une affaire d’honneur en est sorti. Il parlera français quand il l’aura appris, et pour lors on ne se moquera plus de lui. Je suis fâché de l’avoir conduit ici, car en moins de vingt-quatre heures on me l’a gâté.
                                                              — De quelle façon ?
                                                              — Je n’ose pas vous le dire, car votre tante le trouverait peut-être mauvais.
                                                              — Je ne pense pas à faire des rapports ; mais il se peut que ma curiosité mérite une correction.
                                                              — Mademoiselle, je reconnais mon tort ; mais je vais faire amende honorable vous disant tout. Mme Lambertini l’a fait coucher avec elle, et elle lui a donné le nom ridicule de Six coups. Voilà tout. J’en suis fâché parce qu’il n’était pas libertin avant ce fait.
                                                              […]
                                                              — Qu’y a-t-il de commun, me dit-elle, entre Six coups, et avoir couché avec madame ?
                                                              — Il lui a fait six fois de suite ce qu’un honnête mari ne fait à sa femme qu’une fois par semaine.
                                                              — Et vous me croyez assez bête pour aller rapporter à ma tante ce que vous venez de me dire ?
                                                            • nièce : Mlle de la M--re, la « Mlle de la Meure » popularisée par Laforgue[2].


                                                             
                                                            Galanterie (Galanteria), Miguel Lupi, 1881.
                                                            [Casanova à la jeune nièce sortie du couvent.] — Restez, c’est fini. Voyez sur ce mouchoir le sûr indice de mon plaisir. — Qu’est-ce que cela ? — C’est la matière qui placée, dans le fourneau qui lui est propre, en sort après neuf mois mâle ou femelle. […] Vous devez me pardonner, car je n’aurais jamais fait ce que j’ai fait, si je n’étais devenu amoureux de vous au premier moment que je vous ai vue. — Je dois donc prendre cela comme une déclaration d’amour ?
                                                            • (fr) [La conversation a amené Casanova à s’exhiber à la jeune nièce sortie du couvent.]
                                                              — Ne doutez pas de ma discrétion, car j’en serais le premier puni.
                                                              — Vous m’avez donné une leçon qui me sera utile à l’avenir. Mais vous poursuivez. Cessez, ou je m’en vais tout de bon.
                                                              — Restez, c’est fini. Voyez sur ce mouchoir le sûr indice de mon plaisir.
                                                              — Qu’est-ce que cela ?
                                                              — C’est la matière qui placée, dans le fourneau qui lui est propre, en sort après neuf mois mâle ou femelle.
                                                              — J’entends. Vous êtes un excellent maître. Vous me contez cela d’un air d’instituteur. Dois-je vous remercier de votre zèle ?
                                                              — Non. Vous devez me pardonner, car je n’aurais jamais fait ce que j’ai fait, si je n’étais devenu amoureux de vous au premier moment que je vous ai vue.
                                                              — Je dois donc prendre cela comme une déclaration d’amour ?
                                                              — Oui mon ange. Elle est audacieuse ; mais elle n’est pas douteuse. Si elle ne venait pas d’un amour très fort, je serais un scélérat qui mériterait la mort. Puis-je espérer que vous m’aimerez ?
                                                              — Je n’en sais rien. Tout ce que je sais actuellement c’est que je dois vous détester. Vous m’avez fait faire en moins d’une heure un voyage que je ne croyais possible de finir qu’après le mariage. Vous m’avez rendue on ne peut pas plus savante dans une matière à laquelle je n’ai jamais osé arrêter ma pensée, et je me trouve coupable parce que je me suis laissé séduire.
                                                            • nièce : Mlle de la M--re, la « Mlle de la Meure » popularisée par Laforgue[2].


                                                             
                                                            Vase montrant Une ménade se refusant à un satyre, anonyme grec, vers 40-30 av. J.-C.
                                                            [O]n ne désire pas ce qu’on possède ; les femmes ont donc raison de se refuser à nos désirs.
                                                            • (fr) J’étais amoureux de cette demoiselle, mais la fille de Silvia, avec laquelle je n’avais autre plaisir que celui de souper en famille, affaiblissait cet amour qui ne me laissait plus rien à désirer. Nous nous plaignons des femmes qui, malgré qu’elles nous aiment, et qu’elles soient sûres d’être aimées, nous refusent leurs faveurs ; et nous avons tort. Si ces femmes-là nous aiment, elles doivent craindre de nous perdre, et par conséquent elles doivent faire tout ce qu’elles peuvent pour tenir toujours vivant le désir que nous avons de parvenir à les posséder. Si nous y parvenons, il est certain que nous ne les désirerons pas, car on ne désire pas ce qu’on possède ; les femmes ont donc raison de se refuser à nos désirs.
                                                            • la fille de Silvia : Manon Balletti.


                                                            L’homme qui aime sachant d’être aimé fait plus de cas du plaisir qu’il est sûr de faire à l’objet aimé que de celui que le même objet pourra lui faire dans la jouissance.
                                                            • (fr) […] ; les femmes ont donc raison de se refuser à nos désirs. Mais si les désirs des deux sexes sont égaux pourquoi n’arrive-t-il jamais qu’un homme se refuse à une femme qu’il aime, et qui le sollicite ? La raison ne peut être que celle-ci : L’homme qui aime sachant d’être aimé fait plus de cas du plaisir qu’il est sûr de faire à l’objet aimé que de celui que le même objet pourra lui faire dans la jouissance. Par cette raison il lui tarde de le contenter. La femme préoccupée par son propre intérêt doit faire plus de cas du plaisir qu’elle aura elle-même que de celui qu’elle donnera ; pour cette raison elle diffère tant qu’elle peut, puisque se rendant, elle a peur de perdre ce qui l’intéresse le plus : son propre plaisir. Ce sentiment est propre à la nature du sexe féminin, et il est uniquement la cause de la coquetterie que la raison pardonne aux femmes, et qu’elle ne saurait jamais pardonner à un homme. Aussi ne la voit-on dans l’homme que très rarement.


                                                            Les Français sont jaloux de leur maîtresses, jamais de leurs femmes[.]
                                                            • (fr) La plus grande partie des filles bien élevées se donnent à l’hyménée sans que l’amour s’en soit mêlé, et elles n’en sont pas fâchées. Il semble qu’elles sachent que leurs maris ne sont pas faits pour être leurs amoureux. Le même esprit, à Paris principalement, règne dans les hommes aussi. Les Français sont jaloux de leur maîtresses, jamais de leurs femmes ; […]


                                                             
                                                            La Leçon de musique, Fragonnard, 1769.

                                                            L’homme qui se déclare amoureux d’une femme autrement qu’en pantomime a besoin d’aller à l’école.
                                                            • (fr) La fille de Silvia m’aimait, et elle savait que je l’aimais, malgré que je ne me fusse jamais expliqué ; […] Son père et sa mère l’avaient destinée à Clément, qui depuis trois ans lui enseignait à toucher le clavecin, elle le savait, […] Clément était visiblement amoureux de son écolière, et elle était enchantée que je m’en aperçusse. Elle savait que cette certitude m’obligerait à la fin à m’expliquer, et elle ne se trompa pas. Je m’y suis déterminé après le départ de Mlle de la M--re, et je m’en suis repenti. Après ma déclaration, Clément fut congédié ; mais je me suis trouvé à pire condition. L’homme qui se déclare amoureux d’une femme autrement qu’en pantomime a besoin d’aller à l’école.
                                                            • Mlle de la M--re : la « Mlle de la Meure » popularisée par Laforgue[2]. Sur la déclaration d’amour : cf. citation similaire du t. II, vol. 7, chap. V, p. 546.


                                                            [L’ex-ambassadeur Bernis à Casanova.] Les seuls espions avoués sont les ambassadeurs.
                                                            • (fr) [L’ex-ambassadeur Bernis à Casanova chargé d’une mission secrète.] S’agissant, me dit-il, d’une commission secrète, je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner un passeport ; mais vous pourrez en avoir un sous quelque prétexte du premier gentilhomme de la chambre d’année par le moyen de Silvia. Vous avez besoin d’avoir une très prudente conduite, et surtout de ne pas vous faire des affaires in munere, car vous savez, je crois, que s’il vous arrive quelque malheur, la réclamation à votre commettant ne vous servira de rien. On vous désavouera. Les seuls espions avoués sont les ambassadeurs. Vous aurez donc besoin d’une réserve et d’une circonspection supérieures à la leur.
                                                            • vous faire des affaires in munere : vous attirer des ennuis en service, pendant votre mission. Citation souvent attribuée à tort à Casanova.


                                                            J’étais parvenu à connaître parfaitement Mme d’Urfé, qui me croyait un vrai adepte sous le masque d’un homme sans conséquence ; mais elle se fortifia dans cette idée chimérique cinq ou six semaines après, lorsqu’elle me demanda si j’avais déchiffré le manuscrit où il y avait le procédé du grand œuvre. [Casanova dit que oui, elle ne le croit pas.] Je lui donne alors la parole, qui n’était d’aucune langue, et je la vois surprise. Elle me dit que c’était trop, car elle se croyait seule maîtresse de ce mot-là qu’elle conservait dans sa mémoire, et qu’elle n’avait jamais écrit. Je pouvais lui dire la vérité, que le calcul même qui m’avait servi à déchiffrer le manuscrit m’avait fait apprendre le mot, mais il me vint le caprice de lui dire qu’un Génie me l’avait révélé. Cette fausse confidence fut celle qui mit Mme d’Urfé dans mes fers. Je me suis rendu ce jour-là l’arbitre de son âme, et j’ai abusé de mon pouvoir. Toutes les fois que je m’en souviens, je m’en sens affligé et honteux, et j’en fais la pénitence actuellement dans l’obligation où je me suis mis de dire la vérité en écrivant mes Mémoires. [Casanova invoque son ange en faisant faire à Mme d’Urfé une pyramide de chiffres cabalistique qui produit à nouveau sa clef secrète.] Je l’ai quittée portant avec moi son âme, son cœur, son esprit et tout ce qui lui restait de bon sens.
                                                            • Mme d’Urfé : la Marquise d’Urfé (1705-1775), vieille toquée d’occultisme qui financera longtemps Casanova, son sorcier et parfois son amant.


                                                            Ceux qui rient beaucoup sont plus heureux que ceux qui rient peu[.]
                                                            • (fr) J’ai connu à la Comédie un ministre de la Porte […] et j’ai cru de le voir mourir de rire à ma présence. […] Le parterre et les loges éclatent de rire, et moi aussi, mais non pas à mourir. En devoir d’expliquer la chose au Turc, le rire lui prit avec une telle force qu’on a dû le porter à son auberge, au prince d’Orange. N’en rire point du tout aurait indiqué bêtise, j’en conviens, mais il fallait avoir un esprit turc pour en rire à ce point-là. Ce fut cependant un grand philosophe grec qui mourut de rire voyant une vieille femme édentée manger des figues. Ceux qui rient beaucoup sont plus heureux que ceux qui rient peu, car la gaieté épanche la rate et fait faire du bon sang.
                                                            • la Porte : la Sublime Porte, le gouvernement ottoman. un grand philosophe grec : Chrysippe de Soli. épanche la rate : croyance médicale depuis l’Antiquité (qui demeure dans les expressions « se dilater la rate » et « se payer une pinte de bon sang »).


                                                            Nation singulière qui devient insensible à tous les malheurs d’abord que des vers qu’on dit ou qu’on chante la font rire.
                                                            • (fr) [Mon protecteur l’illustre abbé de Bernis, qui fit tant pour Louis XV,] fut renvoyé de la cour pour avoir dit au roi, qui lui avait demandé là dessus son avis, qu’il ne croyait pas que le prince de Soubise fût l’homme le plus propre à commander ses armées. D’abord que la Pompadour le sut du roi même, elle eut le pouvoir de le précipiter. Sa disgrâce déplut à tout le monde, mais on s’en consola par des couplets. Nation singulière qui devient insensible à tous les malheurs d’abord que des vers qu’on dit ou qu’on chante la font rire.
                                                            • de Bernis : l’abbé de Bernis avait été compagnon de débauche de Casanova à Venise. Sur la disgrâce de de Bernis : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. IV/V, p. 937.


                                                            La douleur et la joie tuent plus de femmes que d’hommes. Cela démontre que les femmes sont plus sensibles que nous mais aussi plus faibles.
                                                            • (fr) Dans ces jours-là je fus présent à la chute d’une comédie française […]. Mme de Graffigni en était l’auteur. Cette digne femme mourut de douleur cinq jours après sa pièce tombée. […] La mère du pape Rezzonico, dans ce même temps, mourut de joie voyant son fils devenu pape. La douleur et la joie tuent plus de femmes que d’hommes. Cela démontre que les femmes sont plus sensibles que nous mais aussi plus faibles.


                                                             
                                                            Helvétius (Elvetius), gravure par Augustin de Saint-Aubin d’après un portrait par Michel Van Loo.
                                                            La modestie n’est une vertu que quand elle est naturelle[.]
                                                            • (fr) On aurait pu démontrer à Elvetius que c’est faux que dans tout ce que nous faisons, notre propre intérêt soit notre premier mobile et le premier à être consulté. Elvetius n’admettait donc pas la vertu, c’est singulier. Il était lui-même très vertueux. C’est-il possible qu’il ne se soit jamais reconnu pour honnête homme ? Ce serait plaisant si ce qui lui ait fait publier son livre eût été un sentiment de modestie. A-t-il eu raison de se rendre méprisable pour éviter la tache d’orgueilleux ? La modestie n’est une vertu que quand elle est naturelle ; si elle est jouée, ou mise en exercice par précepte d’éducation elle n’est qu’hypocrisie. Je n’ai connu un homme plus naturellement modeste que le célèbre d’Alembert.
                                                            • Elvetius : une ancienne graphie pour Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), ici critiqué pour son traité De l’esprit.


                                                             
                                                            Illusion dite Jeune femme, vieille femme ou Ma femme et ma belle-mère, carte postale allemande, 1888.
                                                            [L]es femmes n’ont autre âge que celui qu’elles montrent.
                                                            • (fr) Lucie n’était pas devenue positivement laide, mais quelque chose de pire : dégoûtante. En dix-neuf ans qui s’étaient écoulés après que je l’avais vue à Pasean, toutes sortes de débauches devaient l’avoir rendue telle. […] Sa beauté étant disparue, sa seule ressource avait été celle de devenir maq....... ; rien n’était plus dans l’ordre ; mais la pauvre Lucie n’était âgée que de trente-trois ans ; n’importe, elle en montrait cinquante, et les femmes n’ont autre âge que celui qu’elles montrent.
                                                            • maq....... : maquerelle.


                                                            [Casanova à la Dubois.] — Vous êtes gaie, ma belle gouvernante. — Gaie, parce que je suis très contente d’être avec vous, j’ai bien dormi, je me suis promenée, et j’ai dans ma chambre une fille qui est fort jolie, et qui couchera avec moi.


                                                            Sans la parole le plaisir de l’amour diminue au moins de deux tiers.
                                                            • (fr) Je me suis diverti quatre jours chez la femme que Giustiniani me fit connaître ; mais fort mal, car les jeunes filles qu’elle me procura ne parlaient que le gros suisse. Sans la parole le plaisir de l’amour diminue au moins de deux tiers.


                                                            Nous nous aimions, et nous étions vertueux ; mais elle devait souffrir moins que moi à cause de la coquetterie trop naturelle au sexe et souvent plus puissante que l’amour.
                                                            • (fr) [Sur sa gouvernante la Dubois.] Après m’être rasé, je lui ai offert mes étrennes, et elle les accepta de très bonne grâce, me dérobant cependant sa belle bouche. Ce fut la première fois que j’ai baisé ses joues. C’est sur ce ton que nous vivions ensemble. Nous nous aimions, et nous étions vertueux ; mais elle devait souffrir moins que moi à cause de la coquetterie trop naturelle au sexe et souvent plus puissante que l’amour.
                                                            • Après m’être rasé, je lui ai offert mes étrennes : ici, “offert mes joues rasées de frais à embrasser”, de l’ancienne expression “offrir l’étrenne de sa barbe” (offrir la première utilisation de la partie des joues où pousse la barbe, c’est à dire offrir à quelqu’un d’étrenner des joues lisses juste après un rasage), donnant au pluriel “offrir ses étrennes” pour les deux joues. au sexe : au sexe faible.


                                                             
                                                            Tanagra, Jean-Léon Gérôme, 1890.
                                                            Nous n’aimons donc que l’artifice et le faux, et le vrai ne nous séduit plus lorsqu’un vain appareil n’en est pas l’avant-coureur.
                                                            • (fr) Eh quoi ! me disais-je, cette servante est belle, ses yeux sont bien fendus, ses dents sont blanches, l’incarnat de son teint est le garant de sa santé, et elle ne me fait aucune sensation ? Je la vois toute nue, et elle ne me cause la moindre émotion ? Pourquoi ? Ce ne peut être que parce qu’elle n’a rien de ce que la coquetterie emprunte pour faire naître l’amour. Nous n’aimons donc que l’artifice et le faux, et le vrai ne nous séduit plus lorsqu’un vain appareil n’en est pas l’avant-coureur.


                                                            Il est d’ailleurs évident et incontestable que l’inconstance en amour n’existe qu’à cause de la diversité des figures. Si on ne les voyait pas, l’homme se conserverait toujours amoureux constant de la première qui lui aurait plu.
                                                            • Sur l’inconstance : cf. citation similaire du t. I, vol. 4, chap. X, p. 841.


                                                            Si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi, et lorsqu’en jouissant nous nous rappelons celles qui précédèrent la jouissance, nous les aimons[.]
                                                            • (fr) Ma bonne devint ma maîtresse, et véritable maîtresse, faisant mon bonheur parfait, comme je faisais le sien pendant tout le temps que j’ai passé à Berne. Étant déjà parfaitement guéri [de la vérole] nulle triste suite troubla notre contentement réciproque. Si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi, et lorsqu’en jouissant nous nous rappelons celles qui précédèrent la jouissance, nous les aimons, et hæc aliquando meminisse juvabit [“Et un jour, s’en souvenir nous fera plaisir”, Virgile, L’Énéide].


                                                             
                                                            Morat (Murten), canton de Fribourg, en Suisse.

                                                            1. L’homme sage qui veut s’instruire doit lire et voyager après pour rectifier sa science.
                                                            2. Savoir mal est pire qu’ignorer. [Montaigne] dit qu’il faut savoir bien.
                                                            3. (fr) L’idée que j’avais de Morat jusqu’à ce moment-là était magnifique. Sa réputation de sept siècles, trois grands sièges soutenus et repoussés ; je m’attendais à voir quelque chose, et je ne voyais rien. “— Morat, dis-je au médecin, a donc été rasé, détruit, car… — Point du tout, il est ce qu’il a toujours été.” L’homme sage qui veut s’instruire doit lire et voyager après pour rectifier sa science. Savoir mal est pire qu’ignorer. [Montaigne] dit qu’il faut savoir bien.
                                                              • Morat : Casanova visite en 1760 le site historique de Morat en Suisse. [Montaigne] : le texte publié porte « Montagne », une ancienne graphie de Montaigne. Sur le savoir : cf. citation similaire du t. II, vol. 7, chap. IX, p. 603. On trouve souvent citée la version réécrite par Laforgue, « Je jugeai que l’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. IV, chap. XIII, p. 419 en ligne).


                                                              Plus je vieillis plus je regrette mes papiers. C’est le vrai trésor qui m’attache à la vie, et qui me fait haïr la mort.
                                                              • (fr) Quand j’ai pris congé, [Haller] m’a prié de lui écrire mon jugement sur le grand Voltaire, et ce fut le commencement de notre correspondance épistolaire en français. J’ai vingt-deux lettres de cet homme, dont la dernière est datée six mois avant sa mort prématurée aussi. Plus je vieillis plus je regrette mes papiers. C’est le vrai trésor qui m’attache à la vie, et qui me fait haïr la mort.


                                                              [L]’ignorant méprisé hait[.]
                                                              • (fr) [Haller] méprisait certainement les ignorants qui au lieu de se tenir dans les bornes que leur misère leur prescrit veulent parler de tout à tort et à travers, et tâchent même de mettre en dérision ceux qui savent quelque chose ; mais son mépris ne paraissait pas. Il savait trop bien que l’ignorant méprisé hait, et il ne voulait pas être haï.


                                                               
                                                              Fragment dit Ange (Angelo), Raphaël (Raffaello Sanzio), 1501.
                                                              Rien de tout ce qui existe n’a jamais exercé sur moi un si fort pouvoir qu’une belle figure de femme[.]
                                                              • (fr) J’ai vu dans ce pays-là une fille de onze à douze ans dont la beauté m’a frappé. Elle était fille de Mme de Saconai que j’avais connue à Berne. Je ne sais pas quelle fut la destinée de cette fille, qui m’a laissé en vain la plus forte impression. Rien de tout ce qui existe n’a jamais exercé sur moi un si fort pouvoir qu’une belle figure de femme, même enfant. Le beau, m’a-t-on dit, a cette force.


                                                               
                                                              Détail du Portement de croix (Kruisdraging), Jérôme Bosch (Jeroen Bosch), 1516.
                                                              [R]ien n’est plus facile que de faire du laid.
                                                              • (fr) [Raphaël] devait remercier Dieu d’être né avec un excellent goût pour la beauté. Mais omne pulchrum difficile [“tout ce qui est beau est difficile”]. Les seuls peintres estimés furent ceux qui excellèrent dans le beau ; leur nombre est petit. Si nous voulons dispenser un peintre de l’obligation de donner à ses ouvrages le caractère de la beauté, chaque homme pourra alors devenir peintre, car rien n’est plus facile que de faire du laid. Le peintre qui n’est pas institué tel par Dieu même, le fait par force.
                                                              • omne pulchrum difficile[3] : aucune source n’a été trouvée pour cette maxime, probablement pas de Casanova ; peut-être un mélange des maximes Omne pulchrum amabile [“Tout ce qui est beau est aimable”, Proclos/Proclus (selon Burton)] et Omne initium difficile [“Tous les débuts sont difficiles”, anonyme].


                                                               
                                                              Voltaire [à gauche de profil] dans un salon (Tafelrunde), Adolph von Menzel, 1850.
                                                              1. [I]l y a vingt ans, monsieur [de Voltaire], que je suis votre écolier.
                                                              2. Les rieurs sont faits pour tenir en haleine l’un des deux, toujours aux dépens de l’autre ; et celui pour lequel ils se déclarent est toujours sûr de gagner[.]
                                                              3. (fr) Nous allâmes chez M. de Voltaire, qui sortait précisément dans ce moment-là de table. Il était environné de seigneurs et de dames ; ainsi ma présentation devint solennelle. Il s’en fallait bien que chez Voltaire cette solennité pût m’être favorable.
                                                                — Voilà, lui dis-je, le plus heureux moment de ma vie. Je vois, à la fin, mon maître ; il y a vingt ans, monsieur, que je suis votre écolier.
                                                                — Honorez-moi encore d’autres vingt, et après promettez-moi de venir me porter mes gages.
                                                                — Je vous le promets, mais promettez-moi aussi de m’attendre.
                                                                — Je vous en donne ma parole, et je manquerai de vie plutôt que d’y manquer.
                                                                Une risée générale applaudit cette première pointe voltairienne. C’était dans l’ordre. Les rieurs sont faits pour tenir en haleine l’un des deux, toujours aux dépens de l’autre ; et celui pour lequel ils se déclarent est toujours sûr de gagner ; c’est une cabale qui a lieu en bonne compagnie aussi.

                                                                1. Je voudrais être le cadet de tout le genre humain.
                                                                2. [J]e lis tant que je peux, et je me plais à étudier l’homme en voyageant.
                                                                3. [L’histoire] ment ; on n’est pas sûr des faits ; elle ennuie[.]
                                                                4. [L]’étude du monde en courant m’amuse. Horace [est] mon itinéraire[.]
                                                                5. (fr) [Casanova à Voltaire.]
                                                                  — L’abbé Lazzarini m’a dit quand je commençais à apprendre à écrire qu’il préférait Tite-Live à Saluste.
                                                                  — L’abbé Lazzarini, auteur de la tragédie Ulisse il giovine ? Vous deviez être bien enfant, et je voudrais bien l’avoir connu ; mais j’ai bien connu l’abbé Conti qui avait été ami de Newton, et dont les quatre tragédies embrassent toute l’histoire romaine.
                                                                  — Je l’ai aussi connu et admiré. Me trouvant en compagnie de ces grands hommes je me félicitais d’être jeune ; actuellement que je me trouve vis-à-vis de vous il me paraît d’être d’avant-hier, mais cela ne m’humilie pas. Je voudrais être le cadet de tout le genre humain.
                                                                  — Vous seriez plus heureux qu’en en étant le doyen. Oserais-je vous demander à quelle espèce de littérature vous vous êtes adonné ?
                                                                  — À aucune, mais cela viendra peut-être. En attendant je lis tant que je peux, et je me plais à étudier l’homme en voyageant.
                                                                  — C’est le moyen de le connaître, mais le livre est trop grand. On y parvient plus facilement lisant l’histoire.
                                                                  — Elle ment ; on n’est pas sûr des faits ; elle ennuie, et l’étude du monde en courant m’amuse. Horace, que je sais par cœur, est mon itinéraire, et je le trouve partout.
                                                                  • Horace : le poète antique Horace.


                                                                  Depuis que le monde existe, personne n’a su comment on devient fou[.]
                                                                  • (fr) [Casanova à Voltaire, sur le plus beau morceau du Roland furieux.]
                                                                    — Les trente-six stances du vingt-troisième chant, qui font la description mécanique de la façon dont Roland devint fou. Depuis que le monde existe, personne n’a su comment on devient fou, l’Arioste excepté, qui a pu l’écrire, et qui vers la fin de sa vie devint fou aussi. Ces stances, je suis sûr, vous ont fait trembler ; elles font horreur.
                                                                    — Je m’en souviens ; elles font devenir l’amour épouvantable. Il me tarde de les relire.
                                                                  • Sur la folie : cf. citation du t. III, vol. 9, chap. XII, p. (262-)263.


                                                                   
                                                                  Voltaire, gravure en frontispice d’une édition anglaise du Dictionnaire philosophique, 1843.
                                                                  1. [V]ous ne parviendrez jamais à détruire [la superstition.]
                                                                  2. [La superstition] ne dévore pas [le genre humain], elle est au contraire nécessaire à son existence.
                                                                  3. La superstition [est] nécessaire, puisque sans elle le peuple n’obéira jamais au monarque.
                                                                  4. (fr) [Casanova à Voltaire.]
                                                                    — Vous pourriez, ce me semble, vous épargner la peine de combattre [la superstition], car vous ne parviendrez jamais à la détruire, et quand même vous y parviendriez, dites-moi de grâce avec quoi vous la remplaceriez.
                                                                    — J’aime bien cela. Quand je délivre le genre humain d’une bête féroce qui le dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place ?
                                                                    — Elle ne le dévore pas, elle est au contraire nécessaire à son existence.
                                                                    — Aimant le genre humain je voudrais le voir heureux comme moi, libre ; et la superstition ne peut pas se combiner avec la liberté. Où trouvez-vous que la servitude puisse faire le bonheur d’un peuple ?
                                                                    — Vous voudriez donc voir la souveraineté dans le peuple ?
                                                                    — Dieu m’en préserve. Il faut qu’un seul gouverne.
                                                                    — La superstition est donc nécessaire, puisque sans elle le peuple n’obéira jamais au monarque.
                                                                    — Point de monarque, car ce nom me fait voir le despotisme que je dois haïr comme la servitude.
                                                                    • la superstition : signifiait surtout “la religion”, opposée à “la raison”. Cet extrait fameux éclaire les citations assassines qui en sont généralement extraites.


                                                                    1. Un peuple sans superstition serait philosophe, et les philosophes ne veulent jamais obéir.
                                                                    2. Le peuple ne peut être heureux qu’écrasé, foulé, et tenu à la chaîne.
                                                                    3. Aimez l’humanité ; mais vous ne sauriez l’aimer que telle qu’elle est.
                                                                    4. [L’humanité] n’est pas susceptible des bienfaits [d’être libre], et en lui en faisant part vous la rendriez plus malheureuse et plus méchante. Laissez-lui [la superstition] qui la dévore ; cette bête lui est chère.
                                                                    5. (fr) [Casanova à Voltaire.]
                                                                      — Que voulez-vous donc ? Si vous voulez que celui qui gouverne soit seul, je ne peux le considérer que monarque.
                                                                      — Je veux qu’il commande à un peuple libre, et pour lors il sera son chef, et on pourra ne pas l’appeler monarque, car il ne pourra jamais arbitrer.
                                                                      — Adisson vous dit que ce monarque, ce chef, n’est pas dans les existences possibles. Je suis pour Hobbes. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Un peuple sans superstition serait philosophe, et les philosophes ne veulent jamais obéir. Le peuple ne peut être heureux qu’écrasé, foulé, et tenu à la chaîne.
                                                                      — Si vous m’avez lu, vous aurez trouvé les preuves par lesquelles je démontre que la superstition est l’ennemie des rois.
                                                                      — Si je vous ai lu ? Lu et relu ; et principalement quand je ne suis pas de votre avis. Votre première passion est l’amour de l’humanité. Et ubi peccas [“C’est par là que vous péchez”, d’après Horace, Épîtres]. Cet amour vous aveugle. Aimez l’humanité ; mais vous ne sauriez l’aimer que telle qu’elle est. Elle n’est pas susceptible des bienfaits que vous voulez lui prodiguer, et en lui en faisant part vous la rendriez plus malheureuse et plus méchante. Laissez-lui la bête qui la dévore ; cette bête lui est chère. Je n’ai jamais tant ri comme lorsque j’ai vu Don Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels par grandeur d’âme il venait de donner la liberté.
                                                                      • arbitrer : décider arbitrairement, injustement. Cet extrait fameux éclaire les citations assassines qui en sont généralement extraites.


                                                                      [P]our être libre, il suffit de croire de l’être.
                                                                      • (fr) [Voltaire à Casanova.]
                                                                        — Vous trouvez-vous libres à Venise ?
                                                                        — Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas si grande que celle dont on jouit en Angleterre, mais nous sommes contents. Ma détention par exemple fut un fier acte de despotisme ; mais sachant d’avoir abusé moi-même de la liberté, je trouvais dans certains moments qu’ils avaient eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.
                                                                        — Moyennant cela personne n’est libre à Venise.
                                                                        — Cela se peut, mais convenez que pour être libre, il suffit de croire de l’être.
                                                                        — Je n’en conviendrai pas si facilement. Les aristocrates mêmes membres du gouvernement ne le sont pas, puisqu’ils ne peuvent pas par exemple voyager sans permission.
                                                                        — C’est une loi qu’ils se sont faite eux-même pour conserver leur souveraineté. Direz-vous qu’un bernois n’est pas libre parce qu’il est sujet aux lois somptuaires ? C’est lui-même qui est le législateur.


                                                                      [U]n homme en colère croit toujours d’avoir raison.
                                                                      • (fr) Mais il me reste contre [Voltaire] une mauvaise humeur qui me força dix années de suite à critiquer tout ce que je lisais de vieux et de nouveau que ce grand homme avait donné et donnait au public. Je m’en repens aujourd’hui, malgré que quand je lis ce que j’ai publié contre lui je trouve que je raisonnais juste dans mes censures. Je devais me taire, le respecter, et douter de mes jugements. Je devais réfléchir que sans les railleries avec lesquelles il me déplut le troisième jour, je l’aurais trouvé sublime en tout. Cette réflexion seule aurait dû m’imposer silence, mais un homme en colère croit toujours d’avoir raison.


                                                                       
                                                                      Nostradamus (l’astrologue Michel de Nostredame), gravure par Jean Boulanger, XVIIe s., dessinateur inconnu.
                                                                      Les si firent toujours toute la science des astrologues, tous fous ou fripons.
                                                                      • (fr) Quand je fus habillé, je me suis enfermé pour tirer l’horoscope que j’avais promis à Mme Morin. J’ai rempli facilement huit pages de la savante charlatanerie. M’étant particulièrement appliqué à dire ce qui devait être arrivé à sa fille jusqu’à l’âge qu’elle avait alors, et ayant dit vrai, on n’a pas douté de mes prédictions. Je ne risquais rien, car elles étaient toutes étayées par des si. Les si firent toujours toute la science des astrologues, tous fous ou fripons.


                                                                      Quel est d’ailleurs l’homme amoureux qui ne s’imagine que l’objet qu’il aime doit plaire à tout le monde ?
                                                                      • (fr) J’espérais de me voir prié de conduire moi-même à Paris [la belle Anne Roman] […] Le monarque devait en devenir amoureux à peine l’aurait-il vue ; je n’en doutais pas. Quel est d’ailleurs l’homme amoureux qui ne s’imagine que l’objet qu’il aime doit plaire à tout le monde ? Dans ce moment-là j’en étais jaloux ; mais me connaissant, je savais que je cesserais de l’être peu de temps après que j’aurais joui de mon trésor.


                                                                      [L’Astrodi à Casanova.] — Je me suis accommodée à son goût, me dit-elle, très facilement, ce que l’année passé à Paris j’aurais cru impossible, car j’imaginais que cela devait faire mal, mais je me trompais. — Quoi ! L’auditeur te traite en garçon ? — Oui. Ma sœur l’aurait adoré, car c’est sa passion. […] Est-ce que tu n’aimes pas cela, toi ? — Non, j’aime mieux ceci.


                                                                      1. [D]ans la vie rien n’[est] réel que le présent[.]
                                                                      2. [J’abhorre] les ténèbres du toujours affreux avenir, car il ne présente rien de certain que la mort[.]
                                                                      3. (fr) Moyennant tous ces propos je me suis ménagé avec Rosalie la délicieuse nuit que nous avons passée ensemble. Nous dormîmes sept heures qui furent précédées, et suivies de deux de caresses. Nous nous levâmes à midi, amis intimes. Rosalie me tutoyait, elle ne me parlait plus de reconnaissance, elle s’était accoutumée au bonheur, et elle riait avec dédain de ses misères passées. Elle courait à moi hors de propos, et dans l’enthousiasme elle m’appelait son enfant auteur de son bonheur, et elle me mangeait de baisers, elle faisait enfin mon bonheur ; et dans la vie rien n’étant réel que le présent, j’en jouissais, rejetant les images du passé, et abhorrant les ténèbres du toujours affreux avenir, car il ne présente rien de certain que la mort ultima linea rerum [“terme de toute chose”].
                                                                        • ultima linea rerum : d’après Mors ultima linea rerum est, littéralement “La mort est la dernière ligne des choses”, donc “La mort est le terme de toute chose” (Horace, Épîtres).


                                                                        L’homme qui se déclare amoureux par des paroles est un sot, il ne doit se déclarer que par des attentions.
                                                                        • (fr) Grimaldi, qui était fâché de me voir triste, me fit entrer par force dans un propos, qui fit dire à Véronique que j’avais raison de me taire après la déclaration d’amour que je lui avais faite, et qu’elle avait mal reçue. Fort étonné, je lui ai dit que je ne me souvenais pas de l’avoir aimée, et encore moins de le lui avoir dit. Mais j’ai dû rire quand elle me dit qu’elle s’appelait ce jour-là Lindane. “Cela, lui dis-je, ne peut m’arriver que jouant la comédie. L’homme qui se déclare amoureux par des paroles est un sot, il ne doit se déclarer que par des attentions.”
                                                                        • Lindane : rôle d’amoureux que Casanova avait joué dans une pièce quelques jours auparavant, Véronique ayant joué le rôle de son amoureuse. Sur la déclaration d’amour : cf. citation similaire du t. II, vol. 5, chap. III, p. 58.


                                                                        Une fille qui par le peu qu’elle laisse voir à un homme le fait devenir curieux de voir le reste, a déjà fait trois quarts du chemin qu’il lui faut faire pour le rendre amoureux[.]
                                                                        • (fr) [Annette] se tenait debout ayant l’air d’être bien aise que je l’examinasse, montrant libéralement la moitié supérieure de deux petits seins qui paraissaient de marbre, et qui informaient mon esprit curieux que sur tout son corps il n’y avait point de hâle. Véronique de ce côté-là n’était pas généreuse ; on voyait que son sein devait être fort beau, mais un mouchoir le tenait toujours couvert, même quand elle était dans son plus grand négligé ; […] Une fille qui par le peu qu’elle laisse voir à un homme le fait devenir curieux de voir le reste, a déjà fait trois quarts du chemin qu’il lui faut faire pour le rendre amoureux ; car qu’est-ce que l’amour si ce n’est une curiosité ? Je défie qu’en nature on puisse en trouver une plus forte. Annette m’avait déjà rendu curieux.


                                                                         
                                                                        L’Enlèvement des Sabines (Ratto delle Sabine), Jean de Boulogne (Giambologna), 1582.
                                                                        L’amour foule aux pieds les préjugés qui l’entravent.
                                                                        • (fr) — Pourquoi ne pouvons-nous pas être amants étant libres ? — Je ne suis pas libre des préjugés dont vous ne faites aucun cas. […] Que deviendrais-je, si je me laissais aller aux sentiments que vous m’inspirez ? — Je m’y attendais, ma chère Véronique. Non. Les sentiments que je vous inspire ne sont pas ceux de l’amour. Ils seraient égaux aux miens. L’amour foule aux pieds les préjugés qui l’entravent.


                                                                        Celui qui dit la vérité à un incrédule la prostitue ; c’est un meurtre.
                                                                        • (fr) [L’abbé Gama] me demanda par manière d’acquit ce que j’allais faire à Rome, et je lui ai répondu que j’allais me présenter au pape pour l’engager à demander ma grâce aux Inquisiteurs d’État. Cela n’était pas vrai ; mais si je lui avais dit la vérité que je n’y allais que pour rire il ne l’aurait pas cru. Celui qui dit la vérité à un incrédule la prostitue ; c’est un meurtre.


                                                                        Un secret qu’on surprend est un larcin qu’on fait.
                                                                        • (fr) La curiosité, que les moralistes ne veulent pas mettre dans la catégorie des passions, est une belle qualité de l’esprit dont l’objet louable est tout ce qui regarde la nature ; nihil dulcius quam omnia scire [“Rien n’est si doux que de tout savoir”, Cicéron, compilé par Érasme, Adages] ; elle est cependant des sens, car elle ne peut dériver que des perceptions et des sensations. Mais la curiosité est un vice quand elle ne tend qu’à pénétrer les affaires d’autrui […] ; elle est toujours vice, ou maladie, car l’esprit d’un curieux par caractère est toujours inquiet. Un secret qu’on surprend est un larcin qu’on fait.


                                                                        Mille événements nous trouvons dans la vraie histoire qui ne seraient jamais survenus, si on ne les avait pas prédits. C’est nous qui sommes les auteurs de notre soi-disant destin[.]
                                                                        • (fr) Le lendemain, une lettre que j’ai reçue de Grenoble m’a bien intéressé. Valenglard m’écrivait que la Roman était partie pour Paris avec sa tante, après avoir été convaincues que si elles n’y allaient pas, ce que l’horoscope disait n’aurait jamais pu se vérifier. Elles n’y seraient donc jamais allées, si le caprice ne m’était venu de leur faire un horoscope extravagant, car quand même l’astrologie aurait été une science, je n’en savais rien. Mille événements nous trouvons dans la vraie histoire qui ne seraient jamais survenus, si on ne les avait pas prédits. C’est nous qui sommes les auteurs de notre soi-disant destin, et toutes les nécessités précédentes des Stoïciens sont chimériques ; le raisonnement qui prouve la force du destin ne semble fort que parce qu’il est sophistique.
                                                                        • la Roman : la belle Anne Roman était une anonyme jeune fille qui n’aurait jamais quitté Grenoble ; Casanova lui combina un horoscope prédisant que si elle montait à Paris elle deviendrait la maîtresse de Louis XV et lui donnerait un fils ; elle y monta, devint la fameuse Mademoiselle de Romans, et accoucha de l’abbé de Bourbon, le seul enfant illégitime reconnu par le roi (en réalité, Casanova connaissait bien les goûts du monarque et pendant son séjour à Paris l’avait déjà entiché de sa maîtresse la O’Murphy en lui faisant parvenir son portrait ; comme il savait aussi que la tante d’Anne Roman avait une relation parisienne permettant de la faire présenter à Louis XV, Casanova escomptait qu’un tel horoscope soit le coup de pouce lui permettant de s’auto-réaliser). Sur les prédictions engendrant l’événement : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. VI, p. (959-)960.


                                                                        [M]alheur à tous ceux qui aiment la vérité et qui ne savent pas aller la puiser à sa source.
                                                                        • (fr) Mais voilà ce que j’ai entendu dire à Rome, neuf ans après, chez le prince Santa Croce par une âme damnée des Jésuites, qui alors étaient à l’agonie : le cardinal Tamburini bénédictin était un impie ; au lit de la mort il a demandé le viatique sans vouloir auparavant se confesser. J’entends cela, et je ne dis rien. Je m’informe le lendemain de ce fait à quelqu’un qui devait savoir la vérité, et qui ne pouvait avoir aucune raison de la cacher. Il me dit que le même cardinal avait célébré la messe trois jours auparavant, et qu’ainsi il fallait juger que s’il n’avait pas demandé un confesseur c’était parce qu’il n’aurait su que lui dire. Ainsi malheur à tous ceux qui aiment la vérité et qui ne savent pas aller la puiser à sa source.
                                                                        • Sur le savoir : cf. citation similaire du t. II, vol. 6, chap. VIII, p. (381-)382.


                                                                         
                                                                        Portrait de Jeanne Hébuterne [de face], Modigliani, 1919.
                                                                        Quand une fille est jolie il ne faut qu’un instant pour la trouver telle[.]
                                                                        • (fr) Elle me reçoit d’un air affable et modeste, et elle suspend le plaisir d’entendre la musique pour avoir celui de me parler. Quand une fille est jolie il ne faut qu’un instant pour la trouver telle ; si pour obtenir un jugement favorable elle a besoin d’être examinée les charmes de sa figure deviennent problématiques. Donna Leonilda était frappante.


                                                                        1. [L]a jouissance même d’un bel objet n’est pas un vrai plaisir, si l’amour ne l’a pas précédée.
                                                                        2. [S]ouvent [la jouissance d’un bel objet] fait mourir [l’amour].
                                                                        3. [Leonilda à Casanova.] Je condamne l’amour sans jouissance également que la jouissance sans amour.
                                                                        4. (fr) Je tombe sur la matière de l’amour, et [Donna Leonilda] en raisonne en maîtresse.
                                                                          — Si l’amour, me dit-elle, n’est pas suivi de la possession de ce qu’on aime, il ne peut être qu’un tourment, et si la possession est défendue, il faut donc se garder d’aimer.
                                                                          — J’en conviens, d’autant plus que la jouissance même d’un bel objet n’est pas un vrai plaisir, si l’amour ne l’a pas précédée.
                                                                          — Et s’il l’a précédée, il l’accompagne, ce n’est pas douteux ; mais on peut douter qu’il la suive.
                                                                          — C’est vrai, car souvent elle le fait mourir.
                                                                          — Et s’il ne reste pas mort dans l’un et dans l’autre des deux objets qui s’entraimaient, c’est pour lors un meurtre, car celui des deux dans lequel l’amour survit à la jouissance reste malheureux.
                                                                          — Cela est certain, madame, et d’après ce raisonnement filé par la plus démonstrative dialectique, je dois inférer que vous condamnez les sens à une diète perpétuelle. C’est cruel.
                                                                          — Dieu me garde de ce platonisme. Je condamne l’amour sans jouissance également que la jouissance sans amour. Je vous laisse maître de la conséquence.
                                                                          — Aimer et jouir, jouir et aimer, tour à tour.
                                                                          — Vous y êtes.
                                                                          À cette conclusion elle ne put s’empêcher de rire, et le duc lui baisa la main.
                                                                          • Dans les dialogues philosophiques de cette époque, c’est généralement l’auteur qui s’exprime sous le couvert de son interlocuteur. Sur l’amour nécessaire au plaisir : cf. citations similaires du t. II, vol. 8, chap. VIII, p. 861, et du t. III, vol. 10, chap. IX, p. (486-)487.


                                                                           
                                                                          Adoration I, Stephan Sinding, [vers 1900].
                                                                          [L]’admiration ; si on n’en revient pas, elle devient adoration, puis amour invincible.
                                                                          • (fr) À cette conclusion elle ne put s’empêcher de rire, et le duc lui baisa la main. La duegna qui ne comprenait rien du français, écoutait l’opéra, mais moi ! J’était hors de moi-même. Celle qui parlait ainsi était une fille de dix-sept ans, jolie comme un cœur. […] D. Leonilda me plongea dans l’admiration ; si on n’en revient pas, elle devient adoration, puis amour invincible. L’opéra qui dura cinq heures parvint à sa fin sans que je m’aperçusse de sa longueur.
                                                                          • duegna : la duègne, le chaperon.


                                                                          [Le] vrai, [le] seul auteur de la nature[,] l’amour.
                                                                          • (fr) [Casanova a retrouvé donna Lucrezia, son amante dix-huit ans plus tôt, maintenant veuve.] Le ressouvenir d’une ancienne tendresse vis-à-vis d’une femme adorable la réveille, les désirs renaissent, et la force avec laquelle ils se renouvellent est sans borne ; il leur semble de rentrer en possession d’un bien qui leur appartient, dont les cruelles combinaisons leur en a défendu pour longtemps la jouissance. Tels nous devînmes dans un instant, sans aucun préambule, point de vains discours, point de préliminaires, point même de fausses attaques, où l’un des deux doit nécessairement mentir. Plongés dans la douceur d’un riant silence nous nous abandonnâmes au vrai, au seul auteur de la nature, à l’amour.


                                                                          L’orgueil, enfant de la sottise, ne dégénère jamais de la nature de sa mère.
                                                                          • (fr) Le prince qui m’avait connu à Paris, il y avait alors dix ans, me pria à dîner pour le lendemain. J’y fus, et il n’y était pas ; on me dit que je pouvais y dîner tout de même, et je suis parti. Le premier jour de carême, il m’envoya son valet de chambre m’inviter à souper chez la marquise qu’il entretenait. Je lui ai promis d’y aller, et il m’attendit en vain. L’orgueil, enfant de la sottise, ne dégénère jamais de la nature de sa mère.


                                                                           
                                                                          Le Repas de noce (De Boerenbruiloft), Bruegel l’Ancien (Pieter Bruegel de Oude), 1568.
                                                                          1. Il n’est pas difficile de faire des heureux quand ceux qu’on veut rendre tels méritent de l’être.
                                                                          2. [L]a vanité même doit être chère à celui qui s’examinant trouve qu’elle l’a souvent poussé à faire le bien.
                                                                          3. (fr) Après l’opéra d’Aliberti je suis allé souper chez Momolo, où j’ai vu Mariuccia avec son père et sa mère et son futur. On m’attendait avec impatience. Il n’est pas difficile de faire des heureux quand ceux qu’on veut rendre tels méritent de l’être. J’ai soupé délicieusement dans cette compagnie d’honnêtes et pauvres gens. Il se peut que ma satisfaction vînt de ma vanité, je me reconnaissais pour l’auteur du bonheur et de la joie que je voyais peinte sur la jolie figure des jeunes époux ; mais la vanité même doit être chère à celui qui s’examinant trouve qu’elle l’a souvent poussé à faire le bien.

                                                                          4. Les républiques se tiennent superstitieusement attachées à leurs anciennes méthodes ; elles craignent que le moindre changement en tout genre ait, ou puisse avoir, une influence sur la constitution au préjudice de l’État. Ne tangas Camerinam. [“Ne touchez point Camerina !”, Virgile, l’Énéide ; oracle delphique aux habitants de Camerina, qui se repentirent de ne pas l’avoir suivi.]


                                                                            [T]outes les femmes, honnêtes ou non, se vendent. Quand un homme a le temps il les achète par des soins, et quand il est pressé comme moi il met en usage les présents, et l’or.
                                                                            • (fr) — Tout cela, lui dis-je, vaut bien les quatre cent sequins, et demain je les payerai avec plaisir ; mais sous les mêmes conditions que j’ai acheté le cheval, et avec une autre de plus : et c’est que vous m’accorderez toutes les faveurs qu’on accorde à l’amour. — Vous parlez très clairement. Je vous réponds aussi avec la même clarté. Je suis honnête fille, et je ne me vends pas. — Sachez, ma belle Lia, que toutes les femmes, honnêtes ou non, se vendent. Quand un homme a le temps il les achète par des soins, et quand il est pressé comme moi il met en usage les présents, et l’or.


                                                                            [E]lle en était extrêmement curieuse. On sait que c’est là la plus forte maladie des femmes.
                                                                            • (fr) Le lendemain j’allais faire une visite à Mme Varnier pour lui remettre la lettre de Mme Morin. J’en fus parfaitement reçu et elle eut la bonté de me dire qu’il n’y avait personne au monde qu’elle eût plus désiré de connaître que moi, car sa nièce lui avait raconté tant de choses qu’elle en était extrêmement curieuse. On sait que c’est là la plus forte maladie des femmes.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                            [E]lle était curieuse comme toutes les personnes oisives qui ne savent point se suffire, parce qu’elles ne trouvent point assez de ressources dans leur esprit ni dans leur instruction.
                                                                            • (fr) Le troisième jour de mon arrivée à Munich, je fus obligé de faire une visite particulière à l’électrice douairière de Saxe. […] Je n’eus pas à me repentir de ma condescendance, car l’électrice me reçut bien et me fit beaucoup causer ; elle était curieuse comme toutes les personnes oisives qui ne savent point se suffire, parce qu’elles ne trouvent point assez de ressources dans leur esprit ni dans leur instruction.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                             
                                                                            Jean-Jacques Rousseau, portrait par Allan Ramsay, 1766.
                                                                            J’ai fait bien des sottises dans ma vie ; je le confesse avec autant de candeur que Rousseau, et j’y mets moins d’amour-propre que ce malheureux grand homme[.]
                                                                            • (fr) J’ai fait bien des sottises dans ma vie ; je le confesse avec autant de candeur que Rousseau, et j’y mets moins d’amour-propre que ce malheureux grand homme ; mais j’en ai fait peu d’aussi fortes et d’aussi absurdes que celle d’aller à Munich, alors que je n’y avais rien à faire. Mais j’étais dans une crise ; c’était une époque où mon fatal génie allait crescendo de sottise en sottise depuis mon départ de Turin, et même depuis mon départ de Naples.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4]. mon fatal génie : faisait ici référence au “bon Génie” ou au “mauvais Génie” inspirant les actions des hommes.


                                                                            [A]u milieu de cette misère, la gaieté se montrait sur tous les visages, ce qui me forçait à me demander ce que c’est que le bonheur.
                                                                            • (fr) Quand la troupe se fut dépouillée de ses guenilles de théâtre et qu’elle fut costumée avec ses guenilles de tous les jours, la laide Bassi s’attacha à mon bras et m’emmena en disant que j’irais souper avec elle. Je me laissais conduire et bientôt nous arrivâmes dans une habitation telle que je me l’étais imaginée. C’était une immense chambre au rez-de-chaussée qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de dortoir. […] Une seule chandelle fichée dans le goulot d’une bouteille cassée, éclairait ce taudis, et comme on n’avait point de mouchettes, la laide Bassi y pourvoyait très adroitement au moyen du pouce et de l’index, et sans façon s’essuyait à la nappe après avoir jeté par terre le bout de la mèche. Un acteur, valet de la troupe, portant longues moustaches, car il ne jouait que les rôles d’assassins ou de voleur de grands chemins, servit un énorme plat de viande réchauffée qui nageait au milieu d’une quantité d’eau bourbeuse que l’on décorait du nom de sauce ; et la famille affamée se mit à y tremper du pain après l’avoir dépecé avec les doigts ou à belles dents, faute de couteau et de fourchette, mais tous étant à l’unisson, nul n’avait le droit de faire le dégoûté. Un grand pot de bière passait de convive en convive, et au milieu de cette misère, la gaieté se montrait sur tous les visages, ce qui me forçait à me demander ce que c’est que le bonheur.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4]. Sur la gaieté dans la misère : cf. citation du t. III, vol. 11, chap. X, p. 822.


                                                                            L’alphabet est la propriété de tout le monde ; c’est incontestable. J’ai pris huit lettres, et je les ai combinées de façon à produire le mot Seingalt. Ce mot ainsi formé m’a plu et je l’ai adopté pour mon appellatif, avec la ferme persuasion que personne ne l’ayant porté avant moi, personne n’a le droit de me le contester, et bien moins encore de le porter sans mon consentement.
                                                                            • (fr) [Le bourgmestre a convoqué Casanova.] — Pourquoi, me dit-il, portez-vous un faux nom ? […] vous vous appelez Casanova et non Seingalt, pourquoi ce dernier nom ? — Je prends ce nom, ou plutôt je l’ai pris, parce qu’il est à moi. […] Parce que j’en suis l’auteur ; mais cela n’empêche pas que je ne sois aussi Casanova. — Monsieur, ou l’un ou l’autre. Vous ne pouvez pas avoir deux noms à la fois. — Les Espagnols et les Portuguais en ont souvent une demi-douzaine. — Mais vous n’êtes ni portugais ni espagnol ; vous êtes italien et après tout, comment peut-on être l’auteur d’un nom ? — C’est la chose du monde la plus simple et la plus facile. — Expliquez-moi cela. — L’alphabet est la propriété de tout le monde ; c’est incontestable. J’ai pris huit lettres, et je les ai combinées de façon à produire le mot Seingalt. Ce mot ainsi formé m’a plu et je l’ai adopté pour mon appellatif, avec la ferme persuasion que personne ne l’ayant porté avant moi, personne n’a le droit de me le contester, et bien moins encore de le porter sans mon consentement. — C’est une idée fort bizarre, mais vous l’appuyez d’un raisonnement plus spécieux que solide ; car votre nom ne peut être que celui de votre père. — Je pense que vous êtes dans l’erreur, car le nom que vous portez vous-même par droit d’hérédité n’a pas existé de toute éternité ; il a dû être fabriqué par un de vos ascendants qui ne l’avait point reçu de son père, quand bien même vous vous appelleriez Adam.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4]. Sur la liberté de créer un nom avec l’alphabet : cf. citation du t. I, vol. 2, chap. X, p. (433 et) 434.


                                                                            Je n’ai jamais craint de croiser mon épée avec le premier venu, sans avoir pourtant jamais recherché le barbare plaisir de répandre le sang d’un homme[.]
                                                                            • (fr) [Casanova vient de soudoyer un officier pour faire muter dans une autre ville un soudard qui le voulait en duel.] Je n’ai jamais craint de croiser mon épée avec le premier venu, sans avoir pourtant jamais recherché le barbare plaisir de répandre le sang d’un homme ; mais cette fois j’éprouvais une extrême répugnance à me commettre avec un homme que je n’avais pas lieu de juger plus délicat que son ami d’Aché.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                            Sentant qu’après les services que je lui rendais d’une manière si distinguée, elle me devait quelque reconnaissance, Mme d’Aché, feignant d’être un peu indisposée, quitta le bal la première, de sorte que lorsque je ramenai sa fille chez elle, je me trouvai tête à tête en parfaite liberté. Profitant de ce hasard fait à loisir, je restai deux heures avec Mimi qui se montra douce, complaisante et passionnée, au point qu’en la quittant, je n’avais plus rien à désirer.
                                                                            • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                            1. [L]anguir auprès d’une belle insensible ou capricieuse, c’est être dupe.
                                                                            2. [D’après Martial.] Le bonheur ne doit être ni trop aisé ni trop difficile.
                                                                            3. (fr) [Le syndic (superintendant) de Genève à Casanova.]
                                                                              — Je vois bien, me dit-il, que je perdrai mon temps avec cette petite sotte, et je finirai par en prendre mon parti.
                                                                              — Je crois, lui répondis-je, que c’est le plus court et peut-être le mieux que vous ayez à faire, car languir auprès d’une belle insensible ou capricieuse, c’est être dupe. Le bonheur ne doit être ni trop aisé ni trop difficile.
                                                                              • Texte Casanova/Laforgue[4]. Le bonheur ne doit être ni trop aisé ni trop difficile. : fait écho à une phrase de Martial (Nolo nimis facilem, difficilemque nimis, “Je n’aime ni celle qui est trop facile, ni celle qui est trop difficile”) que Casanova cite volontiers (cf. t. II, vol. 7, chap. VI, p. 555, et t. III, vol. 11, chap. I, p. 590).


                                                                              [P]uisque je suis heureux par mes souvenirs, je serais fou de me créer d’inutiles regrets.
                                                                              • (fr) Mme Lebel est une des dix ou douze femmes que j’ai le plus tendrement aimées dans mon heureuse jeunesse. Elle avait tout ce qu’on peut désirer pour être heureux en ménage si mon sort avait été de connaître cette félicité. Mais avec mon caractère, peut-être ai-je bien fait de ne point m’attacher irrévocablement, quoique à mon âge, mon indépendance soit une sorte d’esclavage. Si je m’étais marié avec une femme assez habile pour me diriger, pour me soumettre, sans que j’eusse pu m’apercevoir de ma sujétion, j’aurais soigné ma fortune, j’aurais eu des enfants, et je ne serais pas comme je le suis, seul au monde et n’ayant rien. Mais laissons les digressions sur un passé impossible à rappeler, et puisque je suis heureux par mes souvenirs, je serais fou de me créer d’inutiles regrets.
                                                                              • Texte Casanova/Laforgue[4]. C’est une des digressions du Casanova de soixante-dix ans qui rédige ces Mémoires.


                                                                              Dans ma longue carrière libertine, […] j’ai fait tourner la tête à quelques centaines de femmes[.]
                                                                              • (fr) Dans ma longue carrière libertine, pendant laquelle mon penchant invincible pour le beau sexe m’a fait mettre en usage tous les moyens de séduction, j’ai fait tourner la tête à quelques centaines de femmes dont les charmes s’étaient emparés de ma raison ; mais ce qui m’a constamment le mieux servi, c’est que j’ai eu soin de n’attaquer les novices, celles dont les principes moraux ou les préjugés étaient un obstacle à la réussite, qu’en société d’une autre femme.
                                                                              • Texte Casanova/Laforgue[4]. Les casanovistes ont dénombré quelque 122 conquêtes dans ses Mémoires.


                                                                               
                                                                              Heureux en amour, Joseph Félon, vers 1850.
                                                                              J’ai su de bonne heure qu’une fille se laisse difficilement séduire, faute de courage ; tandis que lorsqu’elle est avec une amie, elle se rend avec assez de facilité ; les faiblesses de l’une causent la chute de l’autre.
                                                                              • (fr) […] ce qui m’a constamment le mieux servi, c’est que j’ai eu soin de n’attaquer les novices, celles dont les principes moraux ou les préjugés étaient un obstacle à la réussite, qu’en société d’une autre femme. J’ai su de bonne heure qu’une fille se laisse difficilement séduire, faute de courage ; tandis que lorsqu’elle est avec une amie, elle se rend avec assez de facilité ; les faiblesses de l’une causent la chute de l’autre. Les pères et les mères croient le contraire, mais ils ont tort.
                                                                              • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                              [P]lus une jeune personne est innocente, plus elle ignore les voies et le but de la séduction. À son insu, l’attrait du plaisir l’attire, la curiosité s’en mêle, et l’occasion fait le reste.
                                                                              • (fr) Les pères et les mères croient le contraire, mais ils ont tort. Ils refusent ordinairement de confier leur fille à un jeune homme, soit pour un bal, soit pour une promenade ; mais ils cèdent, si la jeune personne a pour chaperon une de ses amies. Je le leur répète, ils ont tort, car si le jeune homme sait s’y prendre, leur fille est perdue. Une fausse honte les empêche l’une et l’autre d’opposer une résistance absolue à la séduction, et dès que le premier pas est fait, la chute est inévitable et rapide. Que l’amie se laisse dérober la plus légère faveur pour n’avoir pas à en rougir, elle sera la première à pousser son amie à en accorder une plus grande, et si le séducteur est adroit, l’innocente aura fait, sans s’en douter, trop de chemin pour pouvoir reculer. D’ailleurs plus une jeune personne est innocente, plus elle ignore les voies et le but de la séduction. À son insu, l’attrait du plaisir l’attire, la curiosité s’en mêle, et l’occasion fait le reste.
                                                                              • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                              [J]e désire que mes observations puissent servir la prudence des pères et des mères, et par là mériter au moins leur estime.
                                                                              • (fr) Puisque, sans me repentir de mes exploits amoureux, je suis loin de vouloir que mon exemple serve à pervertir le beau sexe qui, à tant de titres, mérite nos hommages, je désire que mes observations puissent servir la prudence des pères et des mères, et par là mériter au moins leur estime.
                                                                              • Texte Casanova/Laforgue[4].


                                                                              Je fus dans toute ma vie absorbé dans le vice en même temps qu’idolâtre de la vertu.
                                                                              • (fr) Dans ces mêmes jours le comte, son mari, ayant terminé l’affaire qu’il avait à la cour de Turin, retourna à Milan, m’embrassant et versant des larmes de reconnaissance, car il n’aurait pas pu quitter Turin, si je ne lui eusse donné de quoi faire le voyage après avoir payé ses dettes, qui cependant n’étaient pas grand-chose. C’est ainsi que souvent le vice s’allie à la vertu, ou il en prend le masque ; mais j’en étais moi-même la dupe, et je ne me souciais pas de me désabuser. Je fus dans toute ma vie absorbé dans le vice en même temps qu’idolâtre de la vertu.


                                                                              [Q]uand on chérit le plaisir, il ne faut pas philosopher pour le diminuer.
                                                                              • (fr) En sortant de chez lui, je suis allé aux Trois Rois pour voir ce qu’Irène voulait me dire, et pour jouir de sa présence et la désirer avant de parvenir à la posséder. Quand elle me vit, elle me sauta au cou, mais avec trop d’empressement pour que je prisse cela pour argent comptant ; mais quand on chérit le plaisir, il ne faut pas philosopher pour le diminuer. Si Irène m’avait frappé en dansant la furlane, pourquoi ne pouvais-je lui avoir plu aussi malgré les vingt ans que j’avais plus qu’elle ?
                                                                              • la furlane : la furlana, une danse italienne, et la danse vénitienne par excellence.


                                                                              J’ai dormi jusqu’à deux heures, j’ai bien dîné, je suis allé chez moi pour m’habiller, puis je suis allé chez la Q… que, selon ce qu’elle m’avait dit, je ne devais pas trouver bien sage. Tout le monde jouait, elle exceptée, qui, appuyée à une fenêtre et attentive à lire, ne s’aperçut pas de mon arrivée. Elle mit dans sa poche la brochure d’abord qu’elle me vit, devenant rouge de feu. “— Oh ! je ne suis pas indiscret. Je ne dirai rien à personne que je vous ai surprise en lisant un livre de prières. — Précisément. Et je serais perdue de réputation si on savait que je suis dévote.”


                                                                               
                                                                              Le Baiser rendu, d’après Jean-Antoine Houdon, [1778].

                                                                              La beauté me séduit, j’aspire à en jouir, mais en vérité je la méprise si ce n’est pas l’amour qui m’en offre la jouissance.
                                                                              • (fr) [Casanova à Mlle la marquise Q…]
                                                                                — Oui, je le vois. Je dois passer dans votre esprit pour inconstant ; mais je vous jure que si vous me trouviez digne de votre cœur, votre image dans le mien ne s’effacerait plus.
                                                                                — Je suis sûre que vous avez dit cela à mille filles, et que vous les avez méprisées après qu’elles vous ont trouvé digne de leur cœur.
                                                                                — Ah ! De grâce. Ne vous servez pas du mot méprisé, car vous me supposez un monstre. La beauté me séduit, j’aspire à en jouir, mais en vérité je la méprise si ce n’est pas l’amour qui m’en offre la jouissance. Or vous voyez qu’il est impossible que je méprise une beauté qui ne s’est donnée à moi que par amour ; je devrais commencer par me mépriser moi-même. Vous êtes belle, et je vous adore, mais vous vous trompez bien si vous croyez que je pourrais me contenter de ne vous posséder que par un effet de votre complaisance.
                                                                                — Vous en voulez à mon cœur.
                                                                                — Précisément. C’est mon seul objet.
                                                                                — Pour me rendre malheureuse dans quinze jours.
                                                                              • Sur l’amour nécessaire au plaisir : cf. citations similaires du t. II, vol. 7, chap. X, p. 624-625, et du t. III, vol. 10, chap. IX, p. (486-)487.


                                                                              Trop de timidité n’est souvent que bêtise.
                                                                              • (fr) Elle me fit taire. Quel échantillon d’esprit juste ! Je me sentais mortifié d’avoir porté sur elle à table un faux jugement. Son silence et la rapidité avec laquelle son sang lui montait à la tête, quand elle devait répondre, m’avait fait conjecturer dans sa conception un embarras d’idées compliquées qui ne faisaient guère honneur à son esprit. Trop de timidité n’est souvent que bêtise.


                                                                              L’amour est le dieu de la nature ; mais qu’est-ce que la nature si son dieu est un enfant gâté ? Nous le connaissons, et malgré cela nous l’adorons.
                                                                              • (fr) [U]n abbé parent du comte […] lorgnait Clémentine, et j’étais bien décidé à ne vouloir ce bavard ni pour compagnon, ni pour rival. […] Clémentine m’avait altéré, et pour me bouleverser ainsi elle n’avait eu besoin que de sept heures. Me sentant tout à elle, il me paraissait de devoir mettre tout en œuvre pour la rendre toute à moi. Je ne doutais pas de la réussite, et dans ma prétention il y avait certainement de la fatuité ; mais il y avait aussi une modestie de raison, car pour parvenir à lui toucher le cœur, croyant d’avoir besoin d’aplanir toutes les difficultés, il me semblait que le moindre obstacle me ferait échouer. Or ce polisson tonsuré me semblait une guêpe que j’avais besoin d’écraser. La froide jalousie s’en mêlait aussi pour faire du tort à l’objet qui m’avait déjà enchanté ; je me figurais Clémentine, sinon amoureuse, du moins indulgente vis-à-vis de ce singe, et dans cette idée je me trouvais envahi par une sensation de vengeance qui devait tomber sur elle. L’amour est le dieu de la nature ; mais qu’est-ce que la nature si son dieu est un enfant gâté ? Nous le connaissons, et malgré cela nous l’adorons.


                                                                              Il est impossible de n’être pas jaloux de ce qu’on aime bien, et qu’on n’a pas encore conquis[.]
                                                                              • (fr) Le comte, mon ami, survient dans ce moment. Il remercie Clémentine des bontés qu’elle avait pour moi, et il l’embrasse ; j’ai trouvé cet embrassement de trop. Oh ! c’est sa belle-sœur, c’est son beau-frère, tout ce que vous voudrez ; mais si j’en suis jaloux, tout est dit ; la nature, qui en sait plus que vous, me dit que j’ai raison. Il est impossible de n’être pas jaloux de ce qu’on aime bien, et qu’on n’a pas encore conquis ; car on doit toujours craindre que l’objet qu’on veut conquérir ne soit enlevé par un autre.
                                                                              • il l’embrasse : signifiait alors simplement “il la prend dans ses bras”, “il l’étreint”.


                                                                              1. Vous n’avez donc jamais aimé ? Vous avez le cœur vide.
                                                                              2. [N’avoir jamais aimé] est un malheur, et vous en serez convaincue quand vous aimerez.
                                                                              3. Dieu nous a fait naître pour que nous courions les risques [de l’amour].
                                                                              4. (fr) [Casanova à Clémentine.]
                                                                                — Comment ! Vous n’avez pas encore connu un mortel digne de votre attention ?
                                                                                — Beaucoup de dignes d’attention ; mais en faire cas est quelque chose de plus. Je ne saurais faire cas que de quelqu’un que j’aimerais.
                                                                                — Vous n’avez donc jamais aimé ? Vous avez le cœur vide.
                                                                                — Ce mot vide me fait rire. Est-ce un bonheur ou un malheur ? Si c’est un bonheur, je m’en félicite ; si c’est un malheur, je le méprise, car je ne le sens pas.
                                                                                — Il n’est pas moins un malheur, et vous en serez convaincue quand vous aimerez.
                                                                                — Mais si quand j’aimerai je me trouve malheureuse, je connaîtrai alors que mon cœur vide était un bonheur.
                                                                                — C’est vrai, mais il me semble impossible que vous puissiez être malheureuse en amour.
                                                                                — Ce n’est que trop possible. Il s’agit d’un accord réciproque qui est bien difficile, et plus encore difficile qu’il soit durable.
                                                                                — J’en conviens ; mais Dieu nous a fait naître pour que nous en courions les risques.
                                                                                — Un homme peut en avoir besoin, et s’amuser à cela ; mais une fille a des lois différentes.

                                                                              5.  
                                                                                Croix de l’ordre de l’Éperon d’or.
                                                                                L’ordre qu’on appelle de l’Éperon d’or était [décrié] ; mais étant une décoration magnifique, et qui en imposait aux sots, dont le nombre est immense, je la portais même en déshabillé.
                                                                                • (fr) [Un chanoine] me demanda quel était l’ordre de chevalerie qu’indiquait la croix que je portais en sautoir au cordon rouge. J’ai dû lui répondre, modestement glorieux, que c’était une marque de la bienveillance dont notre très Saint-Père, le pape, m’honorait qui de son propre mouvement m’avait fait chevalier de St-Jean de Latran et protonotaire apostolique. […] L’ordre qu’on appelle de l’Éperon d’or était si décrié qu’on m’ennuyait beaucoup quand on me demandait des nouvelles de ma croix. On m’aurait plu sans doute, si j’eusse pu répondre en deux mots : “C’est la Toison” ; mais après avoir répondu la vérité, l’amour-propre exigeait que je lui ajoutasse un commentaire, qui dans le fond était une glose justificative ; c’était une corvée ; ma croix enfin me gênait, c’était une vraie croix ; mais étant une décoration magnifique, et qui en imposait aux sots, dont le nombre est immense, je la portais même en déshabillé.
                                                                                • L’ordre qu’on appelle de l’Éperon d’or : Aureatae Militiae Equites de Saint-Jean-de-Latran, récompensait les catholiques distingués dans les sciences, les lettres, ou les armes, décerné par le pape et certains prélats. décrié : il était devenu notoire que l’ordre était vendu pour un ducat par certains prélats ; Casanova dit cependant avoir reçu le sien début 1761 directement du pape Clément XIII. la Toison : le prestigieux ordre de la Toison d’or, lui assez connu pour se passer de glose.


                                                                                1. Il faut aimer [les femmes], et n’être pas curieux de leurs mystères[.]
                                                                                2. Pour ce qui regarde les femmes, [i]l faut les aimer, et n’être pas curieux de leurs mystères d’autant plus que le plus souvent ce n’est [que pour] exciter la curiosité.
                                                                                3. (fr) Pour ce qui regarde les femmes, le bon sens suffit pour que tout homme qui pense s’abstienne de demander ce que c’est qu’un médaillon masqué, ou une aigrette placée extraordinairement, ou un portrait en bracelet ou en bague. Il faut les aimer, et n’être pas curieux de leurs mystères d’autant plus que le plus souvent ce n’est qu’un colifichet, un marmouset qu’elles ne portent que pour se faire regarder, et exciter la curiosité.

                                                                                4. Le plus sûr à la fin, si on veut se faire aimer, c’est de n’interroger personne sur rien, pas même s’il a la monnaie d’un louis.
                                                                                  • (fr) On est parvenu au monde, si on veut être poli, à ne pouvoir plus demander à quelqu’un le nom de sa patrie, car s’il est normand ou calabrais il doit, s’il vous le dit, vous demander excuse, ou, s’il est du pays de Vaux, vous dire qu’il est suisse. Vous ne demanderez pas non plus à un seigneur quelles sont ses armoiries, car s’il ignore le jargon héraldique, vous l’embarrasserez. Il faut s’abstenir de faire compliment à un homme sur ses beaux cheveux, car si c’est une perruque, il pourrait croire que vous vous moquez, ni louer à un homme ou à une femme leurs belles dents, car elles pourraient être postiches. On m’a trouvé impoli en France, il y a cinquante ans, parce que je demandais à des comtesses et à des marquises leur nom de baptême. Elles ne le savaient pas. Et un petit maître qui par malheur s’appelait Jean satisfit à mon impertinente curiosité ; mais en m’offrant un coup d’épée. Le comble de l’impolitesse à Londres c’est de demander à quelqu’un de quelle religion il est, et en Allemagne aussi […]. Le plus sûr à la fin, si on veut se faire aimer, c’est de n’interroger personne sur rien, pas même s’il a la monnaie d’un louis.


                                                                                   
                                                                                  Roger délivrant Angélique, sujet tiré du Roland furieux (Orlando furioso), Ingres, 1819.

                                                                                  Si [le Roland Furieux] n’est fait que pour la langue italienne, il semble que la langue italienne ne soit faite que pour lui.
                                                                                  • (fr) Les livres passaient le nombre de cent, tous poètes, historiens, géographes, physiciens, et quelques romans traduits de l’espagnol ou du français, car, trente ou quarante poèmes exceptés, nous n’avons pas en italien un seul bon roman en prose. Nous avons en revanche le chef-d’œuvre de l’esprit humain dans le Roland Furieux qui n’est susceptible de traduction dans aucune langue. Si ce poème donc n’est fait que pour la langue italienne, il semble que la langue italienne ne soit faite que pour lui.
                                                                                  • le Roland Furieux : l’Orlando furioso de l’Arioste. Sur la langue italienne : cf. citation du t. I, vol. 1, Préface, p. 10.


                                                                                  À la moitié du voyage l’enfant pleura ; il voulait du lait ; la maman découvre vite un robinet couleur de rose qu’elle n’est pas fâchée que j’admire, et je lui approche le poupon, qui rit de ce qu’il va manger et boire en même temps. Je convoitais le respectable tableau, ma joie était visible. Le joli rejeton rassasié s’en détache, je vois la blanche liqueur qui poursuit à ruisseler. “Ah ! madame. C’est un meurtre ; permettez à mes lèvres de cueillir ce nectar qui me mettra au nombre des dieux, et ne craignez pas que je vous morde.” Dans ce temps-là j’avais des dents. Je me suis nourri à genoux regardant la comtesse mère et sa sœur qui riaient paraissant avoir pitié de moi ; […]. Insatiable de faire rire, j’ai demandé à Clémentine si elle avait le courage de m’accorder la même faveur. “— Pourquoi non, si j’avais du lait ? — Vous n’avez besoin que d’en avoir la source. Je penserai au reste.” Mais à ces mots elle rougit si fort que je fus presque fâché de les avoir prononcés.
                                                                                  • j’avais des dents : arrivé à la soixantaine, Casanova n’avait plus de dents.


                                                                                  Le devoir d’un amant est d’obliger l’objet qu’il aime à se rendre, et l’amour ne saurait jamais le trouver insolent.
                                                                                  • (fr) Je suis allé me coucher fort mécontent de moi-même. Je ne savais pas décider si j’avais fait trop, ou trop peu ; et soit l’un, soit l’autre, je me trouvais repenti. Clémentine me semblait faite pour être respectée autant qu’aimée, et je ne pouvais pas me figurer de pouvoir poursuivre à l’aimer sans la récompense que l’amour doit à l’amour. Si elle m’aimait, elle ne pouvait pas me la refuser ; mais c’était à moi à la solliciter, je devais même être pressant pour justifier sa défaite. Le devoir d’un amant est d’obliger l’objet qu’il aime à se rendre, et l’amour ne saurait jamais le trouver insolent. Clémentine donc ne pouvait m’opposer une résistance absolue que ne m’aimant pas ; je devais la mettre à l’épreuve ; d’autant plus que la trouvant invincible je me sentais sûr de guérir. Ce n’était pas douteux. Mais à peine décidé à employer ce moyen, j’y pensais, et je le trouvais abominable. L’idée de cesser d’aimer Clémentine m’empoisonnait. J’abhorrais cette guérison plus que la mort, car elle était digne d’être adorée. J’ai mal dormi.


                                                                                  Tome III

                                                                                  modifier
                                                                                   
                                                                                  Casanova (âgé de la quarantaine, époque du tome III), gravure par Eugène Gaujean d’après un buste retrouvé au château de Dux, détails inconnus.
                                                                                  [U]n Français qui a fait le premier pas ne recule jamais et ne se laisse pas facilement démonter.
                                                                                  • (fr) Un jeune officier tout pimpant, frisé à quatre épingles et sentant l’ambre, s’arrête devant notre chambre ouverte, et, payant d’effronterie, nous demande [à moi et mes belles] si nous lui permettions de joindre sa bonne humeur à la nôtre. Je lui réponds froidement qu’il nous faisait bien de l’honneur ; ce qui n’est dire ni oui ni non ; mais un Français qui a fait le premier pas ne recule jamais et ne se laisse pas facilement démonter.


                                                                                   
                                                                                  Ils se font beaux (Se repulen), série des Caprices (Los Caprichos), Goya, 1799.
                                                                                  L’esclavage fait des monstres.
                                                                                  • (fr) Nous vîmes, pesant nos raisons, que dans la réciprocité des sentiments amoureux de femme à homme, c’était à l’homme à lui accorder tous les avantages du sentiment, et à ménager toutes les idées qu’elle peut avoir, et qui ne peuvent que l’humilier à moins que l’homme n’ait l’esprit de les interpréter toutes favorablement pour elle. Une femme humiliée ne peut ni aimer, ni pardonner au cruel qui a dégradé son âme, y introduisant le sombre sentiment de l’humiliation. Il faut cependant dans ces vérités générales excepter l’âme d’une esclave femme ou homme. L’esclavage fait des monstres. Aussi je ne comprends pas comment des ilotes aient pu exister sur la terre sans avoir commis toutes sortes de scélératesses.
                                                                                  • des ilotes : les Ilotes ou Hilotes étaient les esclaves-serfs de Sparte. Casanova se souvient peut-être de l’esclave grecque du volume 1. Passage entièrement coupé par Laforgue.


                                                                                  Le plus poli de tous les Français est si empressé de flatter la jolie femme que souvent il ne se soucie pas que le compliment qu’il lui fait soit aux dépens d’un tiers.
                                                                                  • (fr) […] ; le même personnage qui m’avait reçu me demande, lui offrant son bras, si Madame était ma fille. Marcoline sourit et je répond qu’elle était ma cousine et que nous étions vénitiens. Le plus poli de tous les Français est si empressé de flatter la jolie femme que souvent il ne se soucie pas que le compliment qu’il lui fait soit aux dépens d’un tiers. Il ne pouvait pas en conscience supposer Marcoline ma fille, car malgré les vingt ans que j’avais plus qu’elle, je n’en montrais que dix, aussi a-t-elle ri.


                                                                                  [Marcoline à Casanova.] [L]e temps qu’on emploie à la jouissance n’est jamais perdu.
                                                                                  • (fr) En rentrant dans la chambre, les deux héroïnes me fêtèrent par des ris et par la belle démonstration de confiance que la nature leur enseigna qu’elles devaient me donner, en m’étalant toutes les deux d’accord et sans nulle jalousie les beautés dont elles m’avaient prodigué la jouissance ; moyen sûr dans le système de l’humanité de m’exciter à leur donner le bonjour de l’amour. Je m’en sentis tenté ; mais l’âge commençait où insensiblement je m’habituais à l’épargne. J’ai passé sur le lit un quart d’heure voluptueux à comparer toutes leurs richesses ; et souffrant en paix qu’elles m’appelassent avare, je leur ai dit de se lever. “— Nous devions partir, dis-je à Marcoline, à cinq heures du matin, et une heure va sonner bientôt. — Nous avons joui, me répondit-elle, et le temps qu’on emploie à la jouissance n’est jamais perdu. Les chevaux sont-ils là ? Nous prendrons du café, j’espère.”
                                                                                  • Sur le temps non perdu : cf. citation similaire du t. I, vol. 2, chap. IV, p. 310. On trouve parfois des citations basées sur la version réécrite par Laforgue : « Nous avons joui, me dit Marcoline, et le temps que l’on consacre à la jouissance est toujours le mieux employé. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. VI, chap. VIII, p. 263 en ligne).


                                                                                  Cent choses j’ai fait en ma vie toutes à regret, et toutes poussé par une occulte force, à laquelle je me plaisais à ne pas résister.
                                                                                  • (fr) Mais Marcoline pleurait en riant et riait en pleurant. Mon unique consolation était celle de savoir que j’avais fait sa fortune, comme à plusieurs autres qui avaient vécu avec moi. Il me paraissait de devoir la laisser aller pour qu’elle laissât la place libre aux futures que le ciel m’avait destinées. Nous soupâmes tristement, et malgré l’amour, la nuit que nous passâmes ne fut pas gaie. […] Mais quelle nuit douloureuse que celle que j’ai passée avec cette fille ! Elle ne pouvait pas comprendre, et elle me le répétait toujours, comment je pouvais être ainsi le bourreau de moi-même ; et elle avait raison, car je ne le comprenais pas non plus. Cent choses j’ai fait en ma vie toutes à regret, et toutes poussé par une occulte force, à laquelle je me plaisais à ne pas résister.


                                                                                  La dévotion chez toute femme fait toujours place à la pitié.
                                                                                  • (fr) Marcoline alla se coucher avec la signora Veneranda, qui non seulement nous tourna le dos lorsqu’elle me vit au chevet, ma tête penchée sur celle de Marcoline qui mêlait ses larmes aux miennes, mais qui, malgré sa dévotion, s’était tellement retirée sur le lit qu’il y aurait eu place pour moi aussi si j’avais osé m’y coucher. La dévotion chez toute femme fait toujours place à la pitié. J’ai passé la nuit dormant fort mal sur le mauvais siège qui était près du chevet de Marcoline.


                                                                                   
                                                                                  Au seuil de l’éternité, Van Gogh, 1890.
                                                                                  [L]a mort ne vient jamais quand le malheureux la désire.
                                                                                  • (fr) [À la pointe du jour, Casanova prend congé de tout le monde.] La dernière fut Marcoline que j’ai embrassée pour la dernière fois, et que je n’ai revue heureuse qu’onze ans après. Après m’être détaché de sa portière j’ai monté à cheval et je me suis tenu là à la contempler jusqu’au moment que le postillon toucha. Je suis parti alors ventre à terre espérant de faire expirer le cheval et de périr avec lui ; mais la mort ne vient jamais quand le malheureux la désire. J’ai fait dix-huit lieues en six heures, et d’abord que j’ai vu le malheureux lit, que trente heures auparavant m’avait donné l’asile de l’amour, je m’y suis couché, n’espérant de trouver en songe ce que je ne pouvais plus posséder en réalité. J’ai cependant profondément dormi jusqu’à huit heures, et après avoir mangé avec un appétit dévorant tout ce que Clairmont m’apporta je me suis rendormi encore, et je me suis trouvé le lendemain en état de pouvoir souffrir la vie.
                                                                                  • jusqu’au moment que le postillon toucha : jusqu’au moment où le conducteur de la voiture de poste fouetta ses chevaux pour démarrer.


                                                                                  On allègue un fait qu’on a deviné ; mais on ne parle pas de cent autres qu’on a prédits, et qui ne parurent pas.
                                                                                  • (fr) Mme d’Urfé me reçut avec un cri de joie disant d’abord au petit d’Aranda de me donner le billet cacheté qu’elle lui avait remis le matin. Je le décachette, et je lis après la date du même jour : “Mon Génie m’a dit ce matin à la pointe du jour que Galtinarde part de Fontainebleau et qu’il viendra aujourd’hui dîner avec moi.” C’est un fait. Cent choses dans ce goût me sont arrivées dans ma vie, bonnes pour faire tourner la cervelle à d’autres. Elles m’ont étonné, mais, Dieu soit loué, elles ne m’ont pas forcé à déraisonner. On allègue un fait qu’on a deviné ; mais on ne parle pas de cent autres qu’on a prédits, et qui ne parurent pas. J’ai eu la folie de parier, il n’y a pas six mois, qu’une chienne accouchera le lendemain de cinq chiens tous femelles, et j’ai gagné. Tout le monde fut étonné, moi excepté.
                                                                                  • Mon Génie : Madame d’Urfé entendait des voix qu’elle attribuait à un Génie, un esprit. Galtinarde : Casanova avait dit à Mme d’Urfé que son nom d’initié Rose-Croix était « Paralisée Galtinarde ». Sur ce que Casanova tient pour coïncidences : cf. citation du t. III, vol. 10, chap. XI, p. 556 et 557.


                                                                                  [P]our mettre la raison sur le chemin de la vérité il [faut] commencer par la tromper.
                                                                                  • (fr) [Mme du Rumain a perdu depuis trois mois sa voix de chant. Elle prie Casanova de demander un remède magique à l’oracle de son ange gardien.] J’étais sûr qu’un bon régime de vie lui remettrait les glottes dans leur état primitif ; mais un oracle n’est pas fait pour répéter ce que tout mauvais médecin sait dire. Dans ces réflexions, j’ai pris le parti de lui ordonner un culte au Soleil fait à une heure qui l’obligeât à observer un régime fait pour la guérir sans que j’eusse besoin de le lui ordonner. [L’oracle prescrit des rituels magiques comportant un culte à la Lune dans un bain de pied et un culte au Soleil levant après sept heures de sommeil, accompagnés de fumigations liturgiques.] L’attention de l’oracle à lui ordonner que la fenêtre fût fermée plut beaucoup à Madame, car il pouvait faire du vent qui l’aurait enrhumée. […] La veille de mon départ, j’ai soupé avec Mme du Rumain qui m’assura que sa voix commençait déjà à revenir ; une sage réflexion qu’elle fit me fit plaisir. Elle me dit que le régime que cette espèce de culte l’obligeait de faire pouvait y contribuer ; je lui ai dit de ne pas en douter. J’aimais à apprendre que pour mettre la raison sur le chemin de la vérité il fallait commencer par la tromper. Les ténèbres durent précéder la lumière.
                                                                                  • Sur la tromperie : cf. citation similaire du t. I, vol. 1, Préface, p. 8. On trouve encore souvent citée la version réécrite par Laforgue, « Je voyais que souvent, pour mettre la raison sur la voie de la vérité, il faut commencer par la tromper : les ténèbres ont nécessairement précédé la lumière. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. VI, chap. X, p. 337 en ligne).


                                                                                  Les sots sont faits pour avoir des chagrins.
                                                                                  • (fr) Ma sœur me demanda ce que j’avais fait de la fille dont je m’étais emparé. “— Je l’ai envoyée à Venise, riche de dix mille écus. — C’est beau, mais songez au chagrin que l’abbé dut avoir en vous voyant couché avec elle. — Les sots sont faits pour avoir des chagrins. Vous a-t-il dit qu’elle n’a jamais voulu qu’il lui donne un baiser, et qu’elle l’a battu ?”
                                                                                  • Ma sœur : la femme de son frère François/Francesco, peintre. l’abbé : son frère Gaetano, prêtre et vaurien.


                                                                                   
                                                                                  Dieu et mon droit (devise en français de l’Angleterre depuis 1413), ici au bas des armoiries du Royaume-Uni, version de 1837 à nos jours.
                                                                                  C’est une imagination commune à toutes les nations ; chacune se croit la première. Elles ont toutes raison.
                                                                                  • (fr) L’île qu’on appelle Angleterre est d’une couleur différente de celle qu’on voit sur la surface du continent. La mer est extraordinaire en qualité d’Océan, puisqu’elle est sujette au flux et au reflux ; l’eau de la Tamise a un autre goût, différent de celui de toutes les rivières du monde. Les bêtes à cornes, les poissons, et tout ce qu’on mange est différent en goût de ce que nous mangeons, les chevaux sont d’une espèce particulière jusque dans la forme, et les hommes ont un caractère à part commun à toute la nation, qui lui fait croire d’être supérieure aux autres. C’est une imagination commune à toutes les nations ; chacune se croit la première. Elles ont toutes raison.


                                                                                  [Martinelli à Casanova.] [A]ux citations il faut être exact.
                                                                                  • (fr) [U]n homme vient s’asseoir près de moi pour profiter de la lumière qui était sur ma table, et lire une feuille. Je la vois imprimée en langue italienne. L’homme avec un crayon à la main effaçait des lettres, et y mettait la correction à la ligne. C’est un auteur, me suis-je dit. J’observe qu’il efface une lettre au mot ancora et que mettant un hache à la ligne il prétend de faire imprimer anchora. Je ne peux pas me tenir. Je lui dis que depuis quatre siècles on écrivait le mot ancora sans hache. “— D’accord, mais je cite Bocace, et aux citations il faut être exact. — Vous avez raison, je vous demande excuse.”
                                                                                  • ancora : “encore” en italien. Bocace : une ancienne graphie pour Boccace.


                                                                                  [L]’économie gâte les plaisirs.
                                                                                  • (fr) Dans cette semaine j’ai aussi voulu connaître les Begno choisis, où un homme riche va se baigner, souper et coucher avec une fille de joie précieuse. C’est une partie magnifique qui coûte en tout six guinées ; l’économie peut la réduire à quatre ; mais l’économie gâte les plaisirs.
                                                                                  • Begno : graphie phonétique pour les bagnio, bains érotiques.


                                                                                  [L]e grand ouvrage du sage gouvernement est celui de tenir endormi [l’esprit de rébellion], car s’il se réveille c’est un torrent que nulle digue peut retenir.
                                                                                  • (fr) Après la cour je suis rentré dans ma chaise à porteurs […]. Un homme habillé pour aller à la cour n’oserait pas marcher à pied par les rues de Londres ; un portefaix, un fainéant, un polisson de la lie du peuple lui jetterait de la boue, lui rirait au nez, le heurterait pour l’exciter à lui dire quelque chose de désagréable pour avoir une raison de se battre à coups de poings. L’esprit démocratique est dans le peuple anglais, même beaucoup plus qu’actuellement dans le français ; mais la force de la constitution le tient soumis. L’esprit de rébellion enfin existe dans toute grande ville, et le grand ouvrage du sage gouvernement est celui de le tenir endormi, car s’il se réveille c’est un torrent que nulle digue peut retenir.
                                                                                  • démocratique : opposé à “aristocratique”, et ici au sens péjoratif des “gueux qui veulent faire la loi” (cf. citation sur « la maladie » du t. III, vol. 12, chap. IX, p. 1010, et le propos rapporté par le prince de Ligne au t. III, Annexes, p. 1164).


                                                                                  Au beau milieu de tant de plaisirs je m’ennuyais parce que je n’avais pas une bonne amie au lit et à table, et il y avait déjà cinq semaines que j’étais à Londres. [Mais aucune des filles qu’il a vues ne l’a entièrement persuadé.] Il me vint une pensée bizarre, et je l’ai suivie. Je suis allé parler à la vieille qui était à la garde de ma maison, et la servante que je payais me servant d’interprète, je lui ai dit que je voulais louer le second et le troisième étage de ma maison pour avoir compagnie, et que malgré que j’en fusse le maître je lui ferais présent d’une demi-guinée par semaine. Je lui ai donc dit de mettre l’écriteau à ma porte conçu dans ces mêmes termes, que je lui ai écrit sur-le-champ. “Second, ou troisième appartement garni à louer à bon marché à une jeune demoiselle seule et libre qui parle anglais et français, et qui ne recevra aucune visite ni le jour, ni dans la nuit.” La vieille anglaise qui avait rôti le balai se mit tant à rire quand ma servante lui expliqua l’écriteau en anglais que j’ai cru qu’elle mourait de la toux.
                                                                                  • Sur une suite funeste de cet écriteau : cf. citation de la Charpillon du t. III, vol. 9, chap. XI, p. 221.


                                                                                   
                                                                                  Vignette sur une lettre d’amour, anonyme, vers 1815.
                                                                                  [I]l n’y a pas de femme au monde qui puisse résister aux soins assidus, et à toutes les attentions d’un homme qui veut la rendre amoureuse.
                                                                                  • (fr) Je n’avais pas besoin de femme pour satisfaire à mon tempérament, mais d’aimer, et de reconnaître dans l’objet qui m’intéressait beaucoup de mérite tant à l’égard de la beauté, comme à celui des qualités d’âme ; et mon amour naissant gagnait en force, si je prévoyais que la conquête devait me coûter des soins. Je mettais la possibilité de la non-réussite dans la ligne des impossibles ; je savais qu’il n’y a pas de femme au monde qui puisse résister aux soins assidus, et à toutes les attentions d’un homme qui veut la rendre amoureuse.


                                                                                   
                                                                                  Portrait dit Le Mariage des Arnolfini, Les Époux Arnolfini, ou Arnolfini et sa femme (Giovanni Arnolfini en zijn vrouw), Jean de Bruges (Jan van Eyck), 1434.
                                                                                  1. [Le mariage] est le tombeau de l’amour.
                                                                                  2. [L]e mariage est un sacrement que j’abhorre [p]arce que c’est le tombeau de l’amour.
                                                                                  3. [J]e n’aime pas trop [le respect], car il exclut l’amitié.
                                                                                  4. (fr) [Pauline à Casanova.]
                                                                                    — Je ris de ce qu’elle lui dira qu’elle vous a trouvé à table avec votre femme.
                                                                                    — Elle ne le croira pas, car elle sait trop bien que le mariage est un sacrement que j’abhorre.
                                                                                    — Pourquoi ?
                                                                                    — Parce que c’est le tombeau de l’amour.
                                                                                    — Pas toujours.
                                                                                    […]
                                                                                    — Oserais-je vous demander quelle est votre patrie ?
                                                                                    — Je prévois que je n’aurai pas des secrets pour vous pour peu que vous en soyez curieux ; mais de grâce laissons passer quelques jours. Je n’ai commencé à vous connaître qu’aujourd’hui, et d’une façon qui vous rend bien respectable à mon esprit.
                                                                                    — Je me trouverai tout flatté si je peux gagner votre estime ; mais pour le respect, je ne l’aime pas trop, car il exclut l’amitié. J’aspire à la vôtre, et je vous avertis que je vous tendrai des pièges pour la conquérir.

                                                                                  5. Je suis jaloux du bonheur qu’il a de pouvoir obtenir [une nouvelle femme chaque jour].
                                                                                    • (fr) [La Binetti à Casanova.] — C’est un homme abominable, me dit-elle, qui veut une nouvelle femme chaque jour. Comment trouves-tu cela ? — Je suis jaloux du bonheur qu’il a de pouvoir l’obtenir. — Il l’a parce que les femmes sont sottes. Il m’a attrapée parce qu’il m’a surprise chez toi. Sans cela il ne m’aurait jamais eue. Tu ris ? — Je ris, parce qu’il t’a eue ; tu l’as eu aussi, ainsi c’est égal. — Ce n’est pas égal, tu ne sais pas ce que tu dis.
                                                                                    • un homme abominable : la Binetti parle du libertin lord Pembroke (Pimbrock/Pembrok/Pembrock dans les Mémoires).


                                                                                    Sophie toute riante se cacha sous la couverture quand elle me vit paraître ; mais d’abord que je me suis jeté sur le lit près d’elle, et que j’ai commencé à la chatouiller, elle mit dehors son minois, que j’ai couvert de baisers, et je me suis servi des droits de père pour voir entièrement comme elle était faite partout, et pour applaudir à tout ce qu’elle avait, qui était encore très vert. Elle était très petite, mais faite à ravir. Pauline me vit lui faire toutes ces caresses sans me supposer l’ombre de malice, mais elle se trompait. Si elle n’avait pas été là la charmante Sophie aurait dû éteindre d’une façon ou de l’autre le feu que ses petits charmes avaient allumé dans son papa.
                                                                                    • Sophie : Sophie Pompeati, peut-être sa fille naturelle (affirmé par les Mémoires, contesté par des historiens) avec Thérèse Pompeati (Teresa Pompeati, née Imer, dite la Cornelis/Cornelys) ; dans cette scène de 1763, elle avait neuf ou dix ans (née en février 1753 ou début 1754). Pauline : la compagne de Casanova à cette époque. Sur l’inceste : cf. citation du t. III, vol. 10, chap. I, p. 310.


                                                                                    [L]es seules choses qui méritent d’être appelées saletés sont celles qui dégoûtent.
                                                                                    • (fr) [Casanova et Pauline lisent l’Arioste.] Quand elle parvint à la stance qui dit : [ Elle jette ses beaux bras autour de mon cou, / Elle me serre doucement, elle me baise sur la bouche ; / Tu peux penser si alors l’amour envoie bien sa flèche / Et si elle m’atteint au beau milieu du cœur ] elle voulut une glose sur la phrase [baiser sur la bouche], et sur l’amour qui dans ce moment rendit raide la flèche de Ricciardetto. Lui faisant alors le commentaire de l’action, elle parut fâchée que par surprise je lui eusse fait toucher la flèche ; mais elle dut éclater de rire quand elle fut aux deux vers : [ Je le vois, je le sens et à peine me paraît-il vrai ; / Je me sens transformée en mâle de femme que je suis ] et aux deux autres de la stance suivante : [ Je lui parlai ainsi et je fis en sorte / Qu’elle trouve de sa main cette vérité exprimée ] Elle s’étonnait que Rome n’eût pas défendu ce poème, où il y avait tant de saletés, mais elle se rétracta quand je l’ai convaincue que les seules choses qui méritent d’être appelées saletés sont celles qui dégoûtent.
                                                                                    • [vers ici traduits] : Arioste, Roland furieux, chant XXV, str. 54 et 64-65 (en italien dans le texte).


                                                                                     
                                                                                    Fragment dit Fille riant, anonyme, copie romaine d’un original d’env. 150 av. J.-C.
                                                                                    C’est un grand malheur pour une femme jolie que le rire l’enlaidisse ; le rire qui souvent a la force d’embellir une laide.
                                                                                    • (fr) Je l’examine, et en comparaison de Pauline elle me semble rien. Plus blanche parce qu’elle était blonde, moins grande, et sans le moindre air de noblesse, elle ne m’intéresse pas. Quand elle riait, toute sa beauté disparaissait. C’est un grand malheur pour une femme jolie que le rire l’enlaidisse ; le rire qui souvent a la force d’embellir une laide.
                                                                                    • On trouve souvent citées à tort des variantes changeant l’ordre des mots, comme « C’est un grand malheur pour une jolie femme que le rire l’enlaidisse ; le rire qui a souvent la force d’embellir une laide. ».


                                                                                    On en veut souvent à un homme sage qui donne un bon conseil qu’on n’a pas le courage de suivre.
                                                                                    • (fr) [Casanova a été payé de faux billets.] J’ai trouvé Martinelli qui était venu me demander à dîner. Je l’ai informé de la chose sans lui dire que les coquins allaient être arrêtés. Le philosophe me dit qu’à ma place il brûlerait les faux billets. Il se vantait peut-être de cet héroïsme, mais le conseil était bon. Je ne l’ai pas suivi. Croyant m’égayer, il me dit qu’il avait fixé avec milord Spencer le jour de mon introduction au club des penseurs, et je lui ai répondu que l’envie d’y entrer m’était passée. On en veut souvent à un homme sage qui donne un bon conseil qu’on n’a pas le courage de suivre.


                                                                                    1. [La jeune et belle Charpillon à Casanova.] Vous rendant amoureux de moi, [je vous aurais puni] vous faisant après souffrir des peines infernales par mes traitements. Ah ! que j’aurais ri !
                                                                                    2. [Casanova à la jeune et belle Charpillon.] Vous vous croyez donc maîtresse de rendre amoureux qui vous voulez, formant d’avance le projet infâme de devenir le tyran de celui qui aurait rendu à vos charmes l’hommage qui leur est dû ? C’est le projet d’un monstre, et il est malheureux pour les hommes que vous n’en ayez pas l’air.
                                                                                    3. (fr) [Casanova à la jeune et belle Charpillon, qui vient de s’inviter à dîner chez lui.] Je lui donne mon adresse, l’assurant qu’elle me fera honneur et plaisir, et je reste surpris de la voir rire.
                                                                                      — Vous êtes donc l’Italien, me dit-elle, qui fit mettre il y a deux mois, sur la porte de cette maison, le singulier écriteau qui fit tant rire ?
                                                                                      — Le même.
                                                                                      […]
                                                                                      — Demandez à ma tante si je ne voulais pas aller me présenter pour vous demander une chambre. Mais ma mère me l’a empêché.
                                                                                      — Quel besoin avez-vous de chercher à vous loger à bon marché ?
                                                                                      — Aucun ; mais j’avais besoin de rire et envie de punir l’audacieux auteur d’un écriteau de cette espèce.
                                                                                      — Comment m’auriez-vous puni ?
                                                                                      — Vous rendant amoureux de moi, et vous faisant après souffrir des peines infernales par mes traitements. Ah ! que j’aurais ri !
                                                                                      — Vous vous croyez donc maîtresse de rendre amoureux qui vous voulez, formant d’avance le projet infâme de devenir le tyran de celui qui aurait rendu à vos charmes l’hommage qui leur est dû ? C’est le projet d’un monstre, et il est malheureux pour les hommes que vous n’en ayez pas l’air. Je profiterai de votre franchise me tenant sur mes gardes.
                                                                                      — En vain. À moins que vous ne vous absteniez de me voir.
                                                                                      • La Charpillon : à Londres, « la harpie » qui mit le cœur de Casanova « en charpie » (Machen, Lacassin). le singulier écriteau qui fit tant rire : Casanova avait proposé la location bon marché d’un appartement de sa maison mais exclusivement pour une jeune fille célibataire libre, cf. le contexte au t. III, vol. 9, chap. VIII, p. 161.


                                                                                       
                                                                                      Tout est vanité (All Is Vanity), Charles Allan Gilbert, 1892.
                                                                                      1. Ce fut dans ce fatal jour au commencement de septembre 1763 que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre. J’avais trente-huit ans.
                                                                                      2. [La Charpillon] avait prémédité le dessein de me rendre malheureux même avant d’avoir appris à me connaître ; et elle me l’a dit.
                                                                                      3. (fr) [La jeune et belle Charpillon vient d’expliquer à Casanova son projet de le rendre amoureux d’elle pour s’amuser à le tourmenter.] Comme elle a soutenu ce dialogue toujours riant, je l’ai pris comme il était naturel que je le prisse ; mais admirant dans elle une sorte d’esprit qui joint à ses charmes m’a d’abord convaincu qu’elle était effectivement maîtresse de se faire aimer de qui que ce soit. Ce fut le premier échantillon qu’elle m’en donna dans ce premier jour que j’eus le malheur de la connaître. Ce fut dans ce fatal jour au commencement de septembre 1763 que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre. J’avais trente-huit ans. […] La Charpillon [était] une beauté à laquelle il était difficile de trouver un défaut. […] Sa physionomie douce et ouverte indiquait une âme que la délicatesse des sentiments distinguait, et cet air de noblesse qui ordinairement dépend de la naissance. Dans ces deux seuls points la nature s’était plue à mentir sur sa figure. Elle aurait dû plutôt n’être vraie que là, et mentir dans tout le reste. Cette fille avait prémédité le dessein de me rendre malheureux même avant d’avoir appris à me connaître ; et elle me l’a dit.
                                                                                        • La Charpillon : à Londres, « la harpie » qui mit le cœur de Casanova « en charpie » (Machen, Lacassin).


                                                                                        1. L’homme devient facilement fou.
                                                                                        2. J’eus toujours dans mon âme un germe de superstition, dont certainement je ne me vante pas.
                                                                                        3. (fr) [Sans le savoir, son ami Egard a détourné Casanova du suicide.] Ma crainte était fondée. N’ayant pas pu me mener à la mort, elle me donna une nouvelle vie. Quel prodigieux changement ! Me sentant devenu tranquille, j’ai arrêté avec plaisir ma vue sur les rayons de lumière qui me rendaient honteux ; mais ce sentiment de honte m’assurait que j’étais guéri. Quel contentement ! Ayant été plongé dans l’erreur, je ne pouvais la reconnaître qu’après en être sorti. Dans les ténèbres on ne voit rien. J’étais si étonné de mon nouvel état, que ne voyant pas reparaître Egard, je commençais à croire que je ne le reverrais pas. Ce jeune homme, me disais-je, est mon Génie, qui prit sa ressemblance pour me rendre mon bon sens. Il est certain que je me serais affermi dans cette folle idée, si je ne l’avais pas vu reparaître une heure après m’avoir quitté. Le hasard aurait pu faire qu’Egard eût trouvé quelque fille qui l’aurait engagé à quitter Renelag-aus avec elle. Je serais retourné à Londres tout seul, mais sûr de n’avoir pas été délivré par Egard. M’en serais-je désabusé, quand je l’aurais revu quelques jours après ? Je n’en sais rien. L’homme devient facilement fou. J’eus toujours dans mon âme un germe de superstition, dont certainement je ne me vante pas.
                                                                                          • Renelag-aus : Ranelagh House. Sur la folie : cf. citation du t. II, vol. 6, chap. X, p. 406. Sur sa superstition : cf. citation similaire du t. III, vol. 12, chap. VIII, p. 984 (et 985). Sur sa superstition a contrario : cf. citation du t. III, vol. 10, chap. XI, p. 556 et 557.


                                                                                          1. Le plaisir de la vengeance est grand, et ceux qui se le procurent sont heureux quand ils le savourent ; mais ils ne l’étaient pas quand ils le désiraient.
                                                                                          2. L’homme heureux est l’ataraxe qui, ne sachant pas haïr, ne pense jamais à se venger.
                                                                                          3. (fr) [Casanova a été enjôlé et entôlé par la jeune Charpillon, dont il demeure cruellement amoureux. Il fait arrêter ses parentes commanditaires.] Le plaisir de la vengeance est grand, et ceux qui se le procurent sont heureux quand ils le savourent ; mais ils ne l’étaient pas quand ils le désiraient. L’homme heureux est l’ataraxe qui, ne sachant pas haïr, ne pense jamais à se venger. L’animosité avec laquelle j’ai fait arrêter ces trois femmes, et l’effroi avec lequel je suis sorti de leur maison d’abord que j’ai vu la fille, démontrent que je n’étais pas encore libre. Pour l’être tout à fait j’avais besoin de l’oublier.
                                                                                            • l’ataraxe : celui qui a atteint l’ataraxie, la paix de l’âme.


                                                                                            Vol. 10

                                                                                            modifier
                                                                                             
                                                                                            Détail du Baiser (Der Kuß), Gustav Klimt, 1908.

                                                                                            Le baiser n’est autre chose qu’une expression de l’envie de manger l’objet qu’on baise.
                                                                                            • (fr) Mister Stein arriva que nous étions aux huîtres. Il embrassa sa fille à reprises avec toute la tendresse anglaise ; elle est particulière à la nation. “Je sens que je te mangerais”, dit l’Anglais en baisant son enfant ; et il dit la vérité. Le baiser n’est autre chose qu’une expression de l’envie de manger l’objet qu’on baise.
                                                                                            • Sur le baiser : cf. citation similaire du t. I, vol. 2, chap. V, p. 336. La citation et les deux dernières phrases de l’extrait avaient été coupées par Laforgue.


                                                                                            [J]e n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait tendrement aimer sa charmante fille sans avoir du moins une fois couché avec elle.
                                                                                            • (fr) Ces Hanoveriennes, si j’avais été riche, m’auraient tenu dans leurs fers jusqu’à la fin de ma vie. Il me paraissait de les aimer non pas comme un amant, mais comme un père, et la réflexion que je couchais avec elles ne portait pas d’obstacle à mon sentiment, puisque je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait tendrement aimer sa charmante fille sans avoir du moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m’a toujours convaincu, et me convainc encore avec plus de force aujourd’hui que mon esprit et ma matière ne font qu’une seule substance. Gabrielle, me parlant des yeux, me disait qu’elle m’aimait, et j’étais sûr qu’elle ne me trompait pas. Peut-on comprendre qu’elle n’aurait pas eu ce sentiment si elle eût ce qu’on appelle de la vertu ? C’est aussi pour moi une idée incompréhensible.
                                                                                            • Hanoveriennes : des Hanovriennes, originaires de Hanovre. La phrase citée avait été supprimée chez Laforgue. Sur l’inceste : cf. citation du t. III, vol. 9, chap. VIII, p. 172-173.


                                                                                            Pour juger d’un homme, il faut examiner sa conduite quand il est sain et libre ; malade ou en prison il n’est plus le même.
                                                                                            • (fr) Au bout d’un mois je me suis trouvé sain et en état de partir, quoique devenu fort maigre. L’idée que j’ai laissée de ma personne dans la maison du docteur Pipers pour ce qui regarde mon caractère ne me ressemble pas. Il m’a pris pour le plus patient de tous les hommes, et sa sœur avec ses jolies camarades, pour le plus modeste. Toutes mes vertus venaient de ma maladie. Pour juger d’un homme, il faut examiner sa conduite quand il est sain et libre ; malade ou en prison il n’est plus le même.
                                                                                            • modeste : ici plutôt au sens de “pudique” (comme il l’a conservé en anglais).


                                                                                            Ce n’est qu’à un roi, qui s’avise de devenir orateur, qu’on peut permettre, dans la gravité d’une oraison funèbre, une pensée plaisante.
                                                                                            • (fr) [L]e fameux médecin athée la Metrie […] soupait très souvent avec la Rufin pendant sa vie, et je fus bien fâché de ne l’avoir pas connu. Il était savant, et d’une gaieté outrée. Il mourut en riant, malgré qu’il n’y ait point de mort plus pénible, à ce qu’on prétend, que celle qui vient à la suite d’une indigestion. Voltaire m’a dit qu’il ne croyait pas qu’il y eût jamais eu au monde athée plus déterminé, ni plus fondé, et j’en fus convaincu quand j’ai lu ses ouvrages. Ce fut le roi de Prusse même qui récita à l’Académie son oraison funèbre, où il dit que ce n’était pas étonnant que la Metrie n’eût admis que la matière, car tout l’esprit qui pouvait exister c’était lui qui le possédait. Ce n’est qu’à un roi, qui s’avise de devenir orateur, qu’on peut permettre, dans la gravité d’une oraison funèbre, une pensée plaisante. Le roi de Prusse cependant ne fut jamais athée ; […]


                                                                                            [U]n athée, qui, s’occupant de son système, pense à Dieu, vaut mieux qu’un théiste qui n’y pense jamais.
                                                                                            • (fr) Le roi de Prusse cependant ne fut jamais athée ; mais c’est égal, car la croyance d’un Dieu n’a jamais influé ni sur ses mœurs, ni sur ses actions. On prétend qu’un athée, qui, s’occupant de son système, pense à Dieu, vaut mieux qu’un théiste qui n’y pense jamais.


                                                                                            Une chose que j’ai vue [en Russie], et qui m’a frappé, fut la fonction de la bénédiction des eaux le jour de l’Épiphanie, faite sur la Néva couverte de cinq pieds de glace. On baptise les enfants par immersion, les plongeant dans la rivière par un trou fait dans la glace. Ce jour-là même, il est arrivé que le Pope qui immergeait laissa échapper de ses mains l’enfant qu’il plongeait : Drugoi, a-t-il dit. C’est-à-dire : donnez-m’en un autre ; mais ce que j’ai trouvé admirable fut la joie du père et de la mère de l’enfant noyé qui certainement ne pouvait être allé qu’en paradis étant mort dans cet heureux moment.
                                                                                            • la Néva : fleuve russe qui passe à Saint-Pétersbourg. Drugoi : “Un autre” (Другой, prononcé drougoï) ; scène de janvier 1765 : la même histoire a été rapportée dans des ouvrages de 1762 et de 1777, puis attribuée à 1802 (avec la variante Давай другой, Davai drugoi/Davoi drugoi, “Allez, un autre”) ; il n’est pas établi si leur source est une scène de 1765 réellement vue par Casanova ou si Casanova s’est inspiré d’une histoire réelle ou apocryphe, mais l’anecdote et Davoi drugoi sont devenus proverbiaux.


                                                                                             
                                                                                            Icône russe de saint Nicolas (Sviatoï Nikolaï), Aleksa Petrov, 1294.
                                                                                            Le Russe en général est le plus superstitieux de tous les chrétiens.
                                                                                            • (fr) [Sur les Russes.] J’ai remarqué la grande dévotion qu’ils ont tous à St Nicolas. Ils ne prient Dieu que par le canal de ce saint, dont l’image doit se trouver dans un coin de la chambre où le maître de la maison reçoit des visites. Celui qui entre fait la première révérence à l’image, la seconde au maître ; si l’image par hasard ne s’y trouve pas, le Russe, après l’avoir cherchée des yeux par toute la chambre, reste interdit, ne sait plus que dire, et perd la tête. Le Russe en général est le plus superstitieux de tous les chrétiens.
                                                                                            • grande dévotion … à St Nicolas : un vieux dicton russe dit « Si Dieu meurt, il nous reste encore saint Nicolas. »


                                                                                            [O]n fait compliment en Russie à tous ceux qui souffrent des hémorroïdes.
                                                                                            • (fr) On me croyait heureux, j’aimais à le paraître, et je ne l’étais pas. Depuis ma détention sous les plombs j’étais devenu sujet à des affections hémorroïdales internes qui m’incommodaient trois ou quatre fois par an, mais à Pétersbourg cela est devenu sérieux. [Casanova se confie à un médecin.] Il me dit, croyant de me consoler, que la fistule complète à l’anus était une maladie fort commune par toute la province où l’on buvait l’eau excellente de la Néva qui avait la faculté de purifier le corps en forçant les mauvaises humeurs à en sortir. Par cette raison on fait compliment en Russie à tous ceux qui souffrent des hémorroïdes. Cette fistule incomplète m’obligeant à vivre observant un régime, me fut peut-être salutaire.


                                                                                            [I]l faut tout voir quand on va quelque part, et qu’on veut dire qu’on y est allé.
                                                                                            • (fr) [Casanova est en Russie à Pétersbourg.] J’ai fait dans ces jours les voyages de Czarsko xelo, de Petrow, d’Orange-baum et de Cronstat ; il faut tout voir quand on va quelque part, et qu’on veut dire qu’on y est allé.
                                                                                            • de Czarsko xelo [sic], de Petrow, d’Orange-baum et de Cronstat : les villes de Tsarskoé-Sélo (devenue Detskoé-Sélo), Peterhof, Oranienbaum et Kronstadt étaient des sortes de dépendances de la capitale Saint-Pétersbourg ; ne pas y aller aurait été comme de visiter Paris sans aller au château de Versailles.


                                                                                            Un homme dans le besoin, et qui demande du secours à un riche, perd son estime s’il l’obtient, et gagne son mépris s’il le lui refuse.
                                                                                            • (fr) Mais malgré ma sage conduite et mon économie, trois mois après mon arrivée je me trouvais endetté, et je n’avais pas de ressources. Cinquante sequins par mois que je recevais de Venise ne me suffisaient pas. Voitures, logement, deux domestiques et le devoir d’être toujours bien mis me tenaient dans la détresse, et je ne voulais m’ouvrir à personne. J’avais raison. Un homme dans le besoin, et qui demande du secours à un riche, perd son estime s’il l’obtient, et gagne son mépris s’il le lui refuse.


                                                                                             
                                                                                            Détail du Rat de bibliothèque (Der Bücherwurm), Carl Spitzweg, vers 1850.

                                                                                            Un endroit quelconque peut être délicieux tant qu’on voudra qu’il ennuiera toujours un homme qui sera condamné à y vivre seul à moins que cet homme n’ait sous la main quelque ouvrage de littérature.
                                                                                            • (fr) De Leopol je suis allé demeurer huit jours à Pulavie, superbe palais sur la Vistule à dix-huit lieues de Varsovie, qui appartenait au prince palatin de Russie. Il l’avait fait bâtir lui-même. Campioni m’y laissa pour aller à Varsovie. Un endroit quelconque peut être délicieux tant qu’on voudra qu’il ennuiera toujours un homme qui sera condamné à y vivre seul à moins que cet homme n’ait sous la main quelque ouvrage de littérature.
                                                                                            • Sur un délicieux endroit obligatoire : cf. citation du t. III, vol. 11, chap. X, p. 818.


                                                                                            Apprenez que ce qui m’intéresse est le visage, et que le pucelage d’une fille laide est une corvée pour mon drôle de goût.
                                                                                            • (fr) À Pulavie une paysanne qui venait dans ma chambre me plut, et elle s’enfuit en criant un matin que j’ai tenté de faire quelque chose avec elle : le concierge accourut, me demandant froidement pourquoi je n’allais pas par les voies directes, si la paysanne me plaisait.
                                                                                              — Quelles sont ces voies directes ?
                                                                                              — Parler à son père, qui est ici, et lui demander à l’amiable s’il veut vous vendre son pucelage.
                                                                                              — Je ne parle pas polonais, finissez cette affaire vous-même.
                                                                                              — Avec plaisir. Lui donnerez-vous cinquante florins ?
                                                                                              — Vous badinez. Si elle est pucelle, et douce comme un mouton, je lui en donnerai cent.
                                                                                              La chose fut faite le même jour après souper. Après, elle s’est sauvée comme une voleuse. J’ai su que son père avait été obligé de la battre pour se faire obéir. Le lendemain on vint m’en offrir plusieurs sans même me les faire voir.
                                                                                              — Mais où est donc la fille ? disais-je au concierge.
                                                                                              — À quoi sert la voir au visage, quand on vous assure qu’elle est pucelle ?
                                                                                              — Apprenez que ce qui m’intéresse est le visage, et que le pucelage d’une fille laide est une corvée pour mon drôle de goût.
                                                                                            • Pulavie : petite ville de Pologne, à 70 km de Varsovie, sur la Vistule.


                                                                                             
                                                                                            Le Printemps, Pierre-Auguste Cot, 1873.

                                                                                            [M]a marotte était d’être aimé[.]
                                                                                            • (fr) Dans ce système j’allais encore mon train, sans vouloir penser que je commençais à n’être plus jeune, et que le suffrage à vue, que j’avais tant possédé, commençait à me manquer. J’étais certain que pour peu que cette fille eût d’esprit, elle ne pouvait s’être déterminée à venir avec moi que disposée à se résigner à toute ma volonté avec une complaisance sans bornes ; mais cela ne me satisfaisait pas ; ma marotte était d’être aimé, et après Zaïre je ne m’étais plus trouvé entre les bras de l’amour, car la comédienne Valville n’avait été qu’une inclination passagère, et l’aventurière Potoska à Leopol n’avait été qu’une chasse de vol, récompense due à mon argent. Nulle galanterie à Varsovie.
                                                                                            • Sur l’amour nécessaire au plaisir : cf. citations similaires du t. II, vol. 7, chap. X, p. 624-625, et vol. 8, chap. VIII, p. 861.


                                                                                            [L]’homme est fait pour donner, la femme pour recevoir.
                                                                                            • (fr) Une demi-heure après que je fus à l’auberge la malle vint, où la pauvre femme trouva toutes ses nippes qu’elle n’espérait plus de revoir ; elle ne trouvait pas assez de paroles pour me témoigner sa reconnaissance, et elle déplorait son état [la vérole] qui l’empêchait de me faire voir tout ce qu’elle sentait pour moi. Cela est dans la nature ; une femme remplie de sentiments croit de ne pouvoir pas faire davantage pour un homme qui lui a fait un bienfait, que de se donner à lui en corps et en âme. Je crois qu’un homme pense différemment ; la raison en est que l’homme est fait pour donner, la femme pour recevoir.


                                                                                            La plus grande faute qu’un homme, qui punit un coquin, puisse commettre, est celle de le laisser survivre à la punition[.]
                                                                                            • (fr) [Casanova, sans arme et un bras en écharpe, vient d’être victime du traquenard et de la lâche vengeance du voleur Pocchini.] La plus grande faute qu’un homme, qui punit un coquin, puisse commettre, est celle de le laisser survivre à la punition, car il doit se tenir pour sûr que le coquin puni ne peut penser qu’à se venger en coquin. Si j’avais eu la moindre arme, je me serais défendu, mais les assassins m’auraient mis en morceaux […], et la justice ne leur aurait rien fait, car ils auraient mis mon corps hors de la maison.


                                                                                            [Casanova à Sa Majesté Impériale et Royale d’Autriche.] Je suis l’insecte, Madame, qui ose vous supplier d’ordonner à M. le Stathalter Schrotenback de différer encore huit jours à m’écraser avec la pantoufle de V.M.I.R.A.
                                                                                            • (fr) [Sur fausse dénonciation du voleur Pocchini, Casanova a été sommé de quitter Vienne. Il écrit un placet à l’impératrice.] “Madame, Je suis sûr que si, quand V.M.I.R.A. marche, un insecte lui disait d’une voix plaintive qu’elle va l’écraser, elle détournerait un tant soit peu son pied pour ne pas priver de la vie cette pauvre créature. Je suis l’insecte, Madame, qui ose vous supplier d’ordonner à M. le Stathalter Schrotenback de différer encore huit jours à m’écraser avec la pantoufle de V.M.I.R.A. Il se peut qu’après ce peu de temps non seulement il ne m’écrasera plus, mais que vous retirerez de ses mains l’auguste pantoufle que vous ne lui avez confiée que pour écraser les coquins, et non pas un homme vénitien malgré sa fuite des plombs, et profondément soumis aux lois de V.M.I.R.A. Ce 21 janvier 1767. CASANOVA” [Le comte Vicedom rapporte avoir vu le placet arriver au chancelier.] “Le prince l’a lu avec son air froid, il a souri après, et il me l’a envoyé ; après moi il l’a fait lire à l’ambassadeur de Venise, qui d’un air sérieux demanda au prince s’il l’enverrait tel qu’il était à la souveraine. Il lui répondit que votre placet était fait pour être envoyé à Dieu, si on en connaissait le chemin ; et il l’envoya sur-le-champ à un de ses secrétaires pour qu’il le mît sous une enveloppe, et pour qu’il fût envoyé à l’impératrice sur-le-champ.”
                                                                                            • V.M.I.R.A. : Votre Majesté Impériale et Royale d’Autriche. Schrotenback : une ancienne graphie du comte Schrattenbach (ailleurs “Schrotemback”), le gouverneur.


                                                                                            1. C’est un fait hors de question qu’une âme noble ne croira jamais de pouvoir n’être pas libre.
                                                                                            2. [Q]ui est celui qui est libre dans cet enfer qu’on appelle monde ? Personne.
                                                                                            3. Le seul philosophe peut [être libre], mais par des sacrifices qui ne valent peut-être pas le fantôme liberté.
                                                                                            4. (fr) Dans ces mêmes jours une demoiselle de la maison Sales de Coire arriva à Vienne en poste, étant seule sans aucun domestique. Le bourreau impérial Schrotemback lui envoya ordre de partir deux jours après son arrivée, et elle lui a fait répondre qu’elle voulait rester à Vienne tant qu’elle en aurait envie. Le bourreau l’avait fait enfermer dans un couvent. Elle y était encore quand je suis parti. L’empereur qui, quoiqu’il se moquât de sa mère, n’osait cependant jamais trouver à redire à ses ordres, fut voir cette demoiselle au couvent et, sa mère l’ayant su, lui demanda comment il l’avait trouvée ; il lui répondit qu’il avait trouvé qu’elle avait beaucoup plus d’esprit que Schrotemback. C’est un fait hors de question qu’une âme noble ne croira jamais de pouvoir n’être pas libre. Et cependant qui est celui qui est libre dans cet enfer qu’on appelle monde ? Personne. Le seul philosophe peut l’être, mais par des sacrifices qui ne valent peut-être pas le fantôme liberté.
                                                                                              • ordre de partir deux jours après son arrivée : les lois contre le libertinage de l’impératrice de Vienne présupposaient qu’une femme sans chaperon débaucherait les hommes. Schrotemback : une ancienne graphie du comte Schrattenbach.


                                                                                               
                                                                                              La Colère (Ira), groupe des Sept Vices (Sette Vizi), Giotto, vers 1305.

                                                                                              La colère tue si l’homme ne parvient d’une façon ou de l’autre à s’en purger.
                                                                                              • (fr) [Suite à la vengeance du voleur Pocchini, Casanova est expulsé de Vienne sur ordre du “bourreau impérial” Schrotemback.] Je suis parti tout seul, sans domestique, […], six jours après l’ordre que j’ai reçu de cet homme qui m’a attrapé, mourant avant que je trouve une bonne occasion de le tuer. Je suis arrivé à Lintz le surlendemain de mon départ, où je ne me suis arrêté toute la nuit que pour lui écrire une lettre, la plus féroce que toutes celles que je peux avoir écrites dans toute ma vie à des gens dont le despotisme m’a opprimé […]. Je suis allé à la poste moi-même pour en avoir quittance pour qu’il ne puisse pas dire qu’il ne l’a point reçue. Cette lettre était nécessaire à ma santé. La colère tue si l’homme ne parvient d’une façon ou de l’autre à s’en purger.
                                                                                              • la plus féroce que : sic, italianisme. Sur la colère qui tue : cf. citation similaire sur la haine du t. I, vol. 1, Préface, p. 6.


                                                                                              [Les tricheurs] dans mon siècle sont devenus plus nombreux que les dupes, comme les médecins le sont plus que les malades.
                                                                                              • (fr) Ma bourse était devenue fort mince ; mais ma vie ordinaire me coûtant fort peu je n’avais rien à craindre. Connu, et voisin de Venise, j’étais sûr d’avoir cent ducats à ma disposition si par hasard ils me devenaient nécessaires. Je me suis donc donné au petit jeu de hasard, guerroyant contre les grecs qui dans mon siècle sont devenus plus nombreux que les dupes, comme les médecins le sont plus que les malades.
                                                                                              • les grecs : ici sans majuscule, les tricheurs, les filous au jeu (expression du XVIIIe dans toute l’Europe, suite au scandale du Grec Apoulos pris à tricher à Versailles).


                                                                                              1. [L]’âne n’a jamais pu être ami du cheval[.]
                                                                                              2. [L]a vérité [est] le seul Dieu que j’adore.
                                                                                              3. (fr) [Désargenté, Casanova a écrit au prince Charles de Courlande de lui envoyer de l’argent et y a joint “un procédé immanquable pour faire la pierre philosophale”. Le prince n’ayant pas brûlé la lettre comme recommandé, on la lui prit quand on le mit à la Bastille.] Vingt ans après, [quand on] démantela la Bastille [on] y trouva ma lettre, et on l’imprima avec plusieurs autres pièces curieuses qu’on a traduites après en allemand et en anglais. Les ignorants qui existent dans le pays où je vis actuellement, et qui comme de raison sont tous mes ennemis, car l’âne n’a jamais pu être ami du cheval, triomphèrent quand ils lurent ce chef d’accusation contre moi. Ils eurent la bêtise de me reprocher que j’étais auteur de cette lettre, et crurent de me confondre en me disant qu’on l’avait traduite en allemand à mon éternelle confusion. Les animaux Bohêmes qui me firent ce reproche restèrent étonnés, lorsque je leur ai répondu que ma lettre me faisait un honneur immortel et que, n’étant pas ânes, ils devraient l’admirer. Je ne sais pas, mon cher lecteur, si ma lettre a été altérée, mais puisqu’elle est devenue publique, permettez que je la registre dans ces Mémoires en l’honneur de la vérité, qui est le seul Dieu que j’adore. Je la copie de mon original que j’ai écrit à Augsbourg dans le mois de mai de l’année 1767 ; nous sommes aujourd’hui au premier de l’an 1798.
                                                                                                • la pierre philosophale : pierre alchimique qui change le plomb en or. Les animaux Bohêmes : Casanova était alors à Dux, en Bohême. On trouve parfois citée une variante incorrecte, « La vérité est le seul Dieu que j’aie jamais adoré. »[5]. Sur cette lettre : cf. extrait ci-dessous (t. III, vol. 10, chap. X, p. 522).


                                                                                                1. [L]’inconstance [est] naturelle à tous les princes[.]
                                                                                                2. Vous seriez riche si vous étiez né avare ; étant né généreux, vous serez toujours pauvre[.]
                                                                                                3. (fr) Monseigneur, V.A. brûlera cette lettre après l’avoir lue, ou elle la tiendra dans son portefeuille avec tout le zèle imaginable, mais il vaut mieux qu’elle la brûle en gardant copie sous le masque d’un chiffre, de sorte que volée ou perdue, le lecteur n’y puisse rien comprendre. L’attachement que vous m’avez inspiré n’est pas le seul ressort qui m’a fait agir ; je vous avoue que mon intérêt y a eu autant de part. Permettez-moi de vous dire qu’il ne me suffit pas d’être aimé de vous par rapport aux qualités que vous pouvez m’avoir découvert, quoique cette raison me flatte infiniment, car je dois craindre l’inconstance si naturelle à tous les princes ; je veux, Monseigneur, que vous ayez une raison de m’aimer beaucoup plus solide ; je veux que vous me soyez obligé par un don inestimable que je vais vous faire. Je vous donne le secret d’augmenter la matière, qui est la seule au monde, dont V.A. a besoin. L’or. Vous seriez riche si vous étiez né avare ; étant né généreux, vous serez toujours pauvre sans le secret que je vais vous communiquer, et dont je suis le seul possesseur.
                                                                                                  • V.A. : Votre Altesse. C’est le début de la fameuse lettre de Casanova au prince de Courlande publiée après la prise de la Bastille : cf. contexte ci-dessus (t. III, vol. 10, chap. X, p. 521).


                                                                                                  1. Dieu me préserve du repentir et des remords dont la source n’est que dans le préjugé.
                                                                                                  2. Les femmes furent toujours les maîtresses de monter comme de démonter mon esprit.
                                                                                                  3. (fr) Cette femme me parut plus belle qu’elle ne l’était sept ans auparavant ; je me figure un renouvellement des anciens plaisirs, et après avoir passé une nuit inquiétée par des illusions, je m’habille en homme de cour et je vais chez le bourgmestre de bonne heure pour saisir le moment de parler à son épouse. Je la trouve, elle était seule, je débute par un transport, elle s’oppose avec douceur, mais sa mine me glace. Elle me dit en peu de paroles que le temps, excellent médecin, avait guéri son cœur d’une maladie qui mêlait à la douceur trop d’amertume, et qu’ainsi elle ne voulait plus s’exposer à la renouveler.
                                                                                                    — Quoi ? Le confessionnal…
                                                                                                    — Le confessionnal ne doit plus nous servir qu’à y aller pour nous repentir de nos fautes passées.
                                                                                                    — Dieu me préserve du repentir et des remords dont la source n’est que dans le préjugé. Je partirai demain.
                                                                                                    — Je ne vous dit pas de partir.
                                                                                                    — Si je ne peux pas espérer, je ne dois pas rester. Puis-je espérer ?
                                                                                                    — Non, non absolument.
                                                                                                    À table cependant elle fut charmante ; mais j’étais si découragé qu’on me trouva maussade. Les femmes furent toujours les maîtresses de monter comme de démonter mon esprit.

                                                                                                  4.  
                                                                                                    Les Joueurs de cartes [V], dernière version (musée d’Orsay), Paul Cézanne, vers 1895.
                                                                                                    La passion du jeu est plus forte que celle de la galanterie[.]
                                                                                                    • (fr) La quantité de filles aventurières qui se trouve à Spa dans la saison des eaux est incroyable, elles y vont toutes croyant de faire fortune, et elles restent toutes attrapées. La circulation de l’argent y est étonnante, mais toute entre joueurs et marchands. Les traiteurs, les aubergistes, les marchands de vins, et les usuriers en absorbent une grande partie, et les filles ne se voient réduites qu’à des passades. La passion du jeu est plus forte que celle de la galanterie ; le joueur à Spa n’a pas le temps de s’arrêter à considérer le mérite d’une fille, ni le courage de lui faire des sacrifices.


                                                                                                    [L]es augures ne sont que des vanités qui ne peuvent devenir quelque chose de réel qu’à l’aide de la superstition[.]
                                                                                                    • (fr) [Casanova, amoureux de Charlotte, l’a prise sous sa protection quand son amant l’a abandonnée enceinte.] En sortant de la rue de Monmorenci notre fiacre fut obligé de s’arrêter un quart d’heure pour laisser passer le convoi de l’enterrement de quelque riche défunt. Charlotte se mit un mouchoir devant les yeux et, appuyant sa belle tête sur mon épaule, me dit que c’était une bêtise, mais que malgré cela cette rencontre, dans l’état où elle était, lui tenait lieu d’un très mauvais augure. “Ne gâte pas ton esprit, ma charmante Charlotte, avec la moindre appréhension ; les augures ne sont que des vanités qui ne peuvent devenir quelque chose de réel qu’à l’aide de la superstition ; une femme qui accouche n’est pas malade, et jamais femme n’est morte en couches que par une autre maladie. […]” […] Le treize d’octobre Charlotte fut assaillie d’une fièvre chaude qui ne l’a plus quittée. [Le dix-sept d’octobre, accouchement d’un enfant, baptisé le lendemain et confié aux Enfants-Trouvés.] La fièvre qui ne l’a plus quittée malgré les soins du médecin Petit l’a fait expirer à ma présence le 26 du même mois à cinq heures du matin.
                                                                                                    • rue de Monmorenci : sic, rue de Montmorency. aux Enfants-Trouvés : l’Hôpital des Enfants-Trouvés du Faubourg Saint-Antoine. Le treize d’octobre … le 26 du même mois : cet épisode a été confirmé en détail par Maynial via le registre des Enfants-Trouvés de l’Assistance Publique (cf. p. 555, n. 2) ; Casanova le raconte sans dissimuler les détails sinistres du 13 octobre et de la mort après 13 jours de fièvre, probablement pour réaffirmer a contrario qu’il n’y voit que coïncidences (cf. citation du t. III, vol. 9, chap. VI, p. 107-108) ; il ignorait cependant que l’enfant est mort 13 jours après son baptême, ce qui aurait pu agiter son « germe de superstition » (cf. citation du t. III, vol. 9, chap. XII, p. 262-263). Sur ce qui n’existe que pour ceux qui y croient : cf. citation similaire du t. I, vol. 1, chap. I, p. 18.


                                                                                                    1. Ce qui plaît à l’homme est partout ce qui est défendu.
                                                                                                    2. Un moyen de faire faire leur devoir à certains esprits serait celui de leur défendre de s’en acquitter[.]
                                                                                                    3. [L]a législation n’est nulle part philosophique.
                                                                                                    4. (fr) Un commis me demande une prise de tabac. Je la lui donne : c’était du râpé. “Seigneur, ce tabac est maudit en Espagne.” Et en disant ces paroles, il jette tout mon tabac dans la boue et me rend ma tabatière vide. On n’est nulle part si rigoureux sur l’article du tabac comme en Espagne où cependant la contrebande triomphe plus qu’ailleurs. Les espions de la ferme du tabac, singulièrement protégée par le Roi, sont partout attentifs à découvrir ceux qui en ont d’étranger dans leurs tabatières, et quand ils en trouvent, ils leur font payer fort cher leur hardiesse. […] Le tabac d’Espagne est excellent quand il est pur, mais il est rare. […] Les Espagnols d’ailleurs préfèrent le tabac râpé au leur, comme plusieurs d’entre nous préfèrent l’espagnol. Ce qui plaît à l’homme est partout ce qui est défendu. Un moyen de faire faire leur devoir à certains esprits serait celui de leur défendre de s’en acquitter ; mais la législation n’est nulle part philosophique.
                                                                                                      • du râpé : tabac à priser en poudre, non fabriqué en Espagne, et donc interdit par protectionnisme.


                                                                                                       
                                                                                                      La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix, 1830.
                                                                                                      Oh ! ma chère France, où tout dans ce temps-là allait bien malgré les lettres de cachet, les corvées et la misère des paysans, et le bon plaisir du Roi et des ministres, qu’es-tu devenue aujourd’hui ? Ton roi est le peuple. Le plus brutal, le plus fou, le plus indomptable, le plus coquin, le plus inconstant, le plus ignorant de tous les peuples. Mais tout retournera peut-être à sa place avant que je finisse d’écrire ces Mémoires ; en attendant, Dieu veuille me tenir loin de ce pays-là frappé par son anathème.
                                                                                                      • Laforgue avait réécrit cette digression ainsi : « Oh ! ma belle et chère France, où tout dans ce temps-là allait si bien, malgré les lettres de cachet, malgré les corvées, la misère du peuple et le bon plaisir du roi et des ministres ; chère France ! qu’es-tu devenue aujourd’hui ? Le peuple est ton souverain, le peuple, le plus brutal, le plus tyrannique de tous les souverains ! Tu n’as plus le bon plaisir du roi, c’est vrai, mais tu as les caprices populaires, et la république, vraie ruine publique, gouvernement affreux et qui ne saurait convenir aux peuples modernes, trop riches, trop savants et trop dépravés surtout pour un gouvernement qui suppose l’abnégation, la sobriété et toutes les vertus. Cela ne durera pas. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. VII, chap. XIII, p. 366-367 en ligne).


                                                                                                      Vol. 11

                                                                                                      modifier
                                                                                                      1. Le fils de l’avare est prodigue, le fils du prodigue est avare.
                                                                                                      2. Il me semble naturel que les esprits du père et du fils soient entre eux dans une continuelle contradiction.
                                                                                                      3. [L]’amour du père vers son fils est infiniment plus grand que celui du fils vers le père.
                                                                                                      4. (fr) Cette mort [du duc de Medina Celi] m’a frappé. Tout son bien allait à un fils qu’il avait, et qui, comme de raison, était très avare. Mais ce fils avare avait un fils à son tour très prodigue. C’est ce que j’ai observé toujours et partout. Le fils de l’avare est prodigue, le fils du prodigue est avare. Il me semble naturel que les esprits du père et du fils soient entre eux dans une continuelle contradiction. Un auteur, homme d’esprit, cherche la raison pourquoi ordinairement le père aime son petit-fils beaucoup plus que son fils : il croit l’avoir trouvée dans la nature. Il est naturel, dit-il, que l’homme aime l’ennemi de son ennemi. Cette raison me semble féroce, donnée ainsi pour générale, car, en commençant par moi, j’ai trouvé que le fils aime son père. J’accorde cependant que l’amour du père vers son fils est infiniment plus grand que celui du fils vers le père.
                                                                                                        • Casanova renchérit sur l’adage « À père avare, fils prodigue. » (William Parkes, The Curtaine-Drawer of the World, 1612). Laforgue avait tronqué ce passage, entièrement remplacé par : « Cette mort me frappa, et mon lecteur me pardonnera d’avoir cru que, probablement, elle fut un malheur pour moi. Tout son bien passait à un fils unique très avare, qui, comme c’est assez l’ordinaire, avait un fils qui annonçait les meilleurs dispositions à la prodigalité. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. VII, chap. XIV, p. 400 en ligne).


                                                                                                        [I]l y a des situations dans lesquelles il est absolument impossible à l’homme d’user de douceur.
                                                                                                        • (fr) [Détenu en Espagne suite à une fausse dénonciation, Casanova risque les galères.] Dans mes lettres, il n’y avait point d’art. Elles respiraient le venin qui circulait dans mon âme. […] J’écrivais [au] ministre de grâce et de justice, que je ne voulais pas de sa grâce, mais seulement de sa justice. “Servez, Monseigneur, Dieu et votre maître le roi en empêchant [qu’on] assassine un Vénitien, qui n’a rien fait contre les lois, et qui n’est venu en Espagne que croyant de venir dans un pays habité par des honnêtes gens, et non pas par des assassins autorisés à l’être impunément par les charges qu’on leur donne. […]” [Dans la plus forte de mes quatre lettres, je disais au comte d’Aranda] que si on finissait l’assassinat par me tuer, je croirai avant que d’expirer que c’est par son ordre, puisque j’avais dit en vain à l’officier qui m’a arrêté que j’étais venu à Madrid avec une lettre d’une princesse, qui me recommandait à lui. [Son ami Manucci vient se charger des lettres.] [C]e jeune homme sans expérience me dit que le style fait pour obtenir était celui de la douceur. Il ne savait pas qu’il y a des situations dans lesquelles il est absolument impossible à l’homme d’user de douceur. [Quand on le libère : ] “— La colère, Monsieur l’Alcade, m’a fait écrire la même chose à quatre ministres. [M]ais avouez que si je n’avais pas su écrire, vous m’auriez envoyé aux galères. — Hélas ! cela se peut.”
                                                                                                        • au comte d’Aranda : il était alors chef du gouvernement, presque aussi puissant que le roi d’Espagne. l’Alcade : le juge-maire de la circonscription.


                                                                                                         
                                                                                                        Don Quichotte, Honoré Daumier, vers 1868.
                                                                                                        La belle et héroïque action est la marotte du Castillan.
                                                                                                        • (fr) [Casanova, détenu pendant une enquête, reçoit la visite du savetier Don Diego.] [M]ais ce qui me surprit, et qui m’alla à l’âme, fut l’action que cet homme très pauvre me fit en partant et en m’embrassant. Il mit entre mes mains un rouleau, me disant qu’il y avait douze doblons da ochio, que je lui rendrais quand je le pourrais. […] Des caractères pareils à celui-ci ne sont pas rares en Espagne. La belle et héroïque action est la marotte du Castillan.
                                                                                                        • doblons da ochio : le doblón de a ocho, une monnaie d’or espagnole.


                                                                                                        1. Charles III [est] mort fou, comme presque tous les rois doivent mourir[.]
                                                                                                        2. [L]e chef d’œuvre [de l’Inquisition] était celui de tenir les chrétiens dans l’ignorance [et] de maintenir en force les abus[.]
                                                                                                        3. (fr) Charles III, qui est mort fou, comme presque tous les rois doivent mourir, avait fait des choses incroyables pour ceux qui le connaissaient, car il était faible [et] très déterminé à mourir cent fois plutôt que de souiller son âme avec le plus petit de tous les péchés mortels. Tout le monde voit qu’un homme pareil devait être entièrement l’esclave de son confesseur. […] Le même confesseur donc, qui aplanit tous les scrupules du roi qui s’opposaient à la grande opération de réduire à rien [l’ordre des Jésuites], fut aussi obligé de céder au Roi et de lui laisser faire, lorsque dans le même temps le comte d’Aranda lui fit voir qu’il devait mettre des bornes à la trop grande puissance de l’Inquisition, dont le chef d’œuvre était celui de tenir les chrétiens dans l’ignorance, de maintenir en force les abus, la superstition, et les pia mendacia [“pieux mensonges”] ; la politique du confesseur dut le laisser faire.
                                                                                                          • Charles III, qui est mort fou : Charles III d’Espagne (Carlos III) était mélancolique ou dépressif. réduire à rien [l’ordre des Jésuites] : texte « réduire à rien un ordre religieux » ; accusée de conspirations, la Compagnie de Jésus venait d’être expulsée d’Espagne en 1767 (puis abolie par le pape en 1773 sur demande notamment de l’Espagne ; rétablie en 1814). Sur l’Inquisition : cf. t. III, vol. 11, chap. IV, p. 677.


                                                                                                          1. [L]a religion, telle qu’elle est, s’oppose directement [au] bien de l’État[.]
                                                                                                          2. [Un roi sage] ne doit aller à confesse qu’une fois par an, et n’entendre la voix de son confesseur que dans les paroles qu’il prononce pour l’absoudre[.]
                                                                                                          3. [C]elui qui va à confesse doit savoir sa religion avant d’y aller.
                                                                                                          4. Louis XIV aurait été le plus grand roi de la Terre […] s’il n’eût pas eu la faiblesse de bavarder avec ses confesseurs.
                                                                                                          5. (fr) [P]our le malheur du pauvre genre humain il est décidé qu’un roi dévot ne fera jamais que ce que son confesseur lui laissera faire, et il est évident que son plus grand intérêt ne peut jamais être le bien de l’État, puisque la religion, telle qu’elle est, s’y oppose directement. Si on me dira qu’il se peut qu’un roi sage ne fasse entrer pour rien les affaires d’État dans sa confession, j’en conviendrai ; mais je ne parle pas d’un roi sage, car s’il l’est, étant chrétien, il ne doit aller à confesse qu’une fois par an, et n’entendre la voix de son confesseur que dans les paroles qu’il prononce pour l’absoudre ; si ce roi a besoin de lui parler pour qu’il lui résoude des doutes, il est sot ; doutes et scrupules sont la même chose ; celui qui va à confesse doit savoir sa religion avant d’y aller. Point de doutes, point de colloques avec le confesseur. Louis XIV aurait été le plus grand roi de la Terre, plus grand que Frédéric II, roi de Prusse, comme la France l’est de la Prusse, s’il n’eût pas eu la faiblesse de bavarder avec ses confesseurs.

                                                                                                          6.  
                                                                                                            Raphaël Mengs (Anton Raphael Mengs), autoportrait, 1773.
                                                                                                            1. [L]a première partie nécessaire à qualifier un grand peintre [est] l’invention.
                                                                                                            2. Tout comme tout grand poète doit être peintre, tout peintre doit être poète.
                                                                                                            3. (fr) [Mengs] était un homme ambitieux de gloire, grand travailleur, jaloux, et ennemi de tous les peintres ses contemporains, qui pouvaient prétendre à avoir un mérite égal au sien, et il avait tort, car quoique grand peintre pour ce qui regardait le coloris et le dessin, il ne possédait pas la première partie nécessaire à qualifier un grand peintre, l’invention. “Tout comme, lui dis-je un jour, tout grand poète doit être peintre, tout peintre doit être poète.” Et il prit ma sentence en mauvaise part, parce qu’il crut à tort que je ne l’avais prononcée que pour lui reprocher son défaut.

                                                                                                            4. Les prêtres en Espagne [sont] une canaille qu’il faut respecter plus qu’ailleurs.
                                                                                                              • (fr) [Casanova visite l’église cathédrale de Tolède.] Un chanoine, me montrant les vases où il y avait des reliques, me dit que dans un il y avait les trente monnaies que Judas avait reçu pour prix de la vente de Notre-Seigneur ; je l’ai prié de me les montrer, et me regardant d’un œil farouche, il me dit que le Roi même n’oserait lui déclarer cette curiosité. Les prêtres en Espagne [sont] une canaille qu’il faut respecter plus qu’ailleurs.
                                                                                                              • [sont] une canaille : le texte publié porte « Les prêtres en Espagne est une canaille [sic] ».


                                                                                                              Les objets faits pour intéresser [les Espagnols] doivent être frappants, et ils n’interprètent jamais rien que du côté favorable à la passion qui les domine.
                                                                                                              • (fr) Ce frère du Roi ne voyageait jamais sans une image de la Sainte Vierge que Mengs lui avait faite. C’était un tableau qui avait deux pieds de haut et trois et demi de large. La Sainte Vierge était assise sur l’herbe et avait ses pieds nus croisés à la moresque ; on voyait ses très saintes jambes jusqu’à la moitié du mollet. Tableau qui enflammait l’âme par le chemin des sens. L’infant en était amoureux, et il prenait pour sentiment de dévotion ce qui n’était que le plus criminel de tous les instincts voluptueux, car il était impossible qu’en contemplant cette image, il ne brulât d’envie d’avoir entre ses bras, chaude et vivante, la déesse qu’il voyait peinte sur cette toile. Mais l’infant ne s’en doutait pas. Il était enchanté de se trouver amoureux de la mère de son Dieu. Cet amour lui était le garant de son salut éternel. Tels sont les Espagnols. Les objets faits pour les intéresser doivent être frappants, et ils n’interprètent jamais rien que du côté favorable à la passion qui les domine.
                                                                                                              • Ce frère du Roi : d’après une note, Casanova pourrait confondre le frère du roi et le roi Charles III lui-même.


                                                                                                               
                                                                                                              La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, volet droit du diptyque de Melun, Jean Fouquet, vers 1455.
                                                                                                              J’ai vu à Madrid, avant que d’aller à Aranjuez, l’image d’une Sainte Vierge qui avait l’Enfant Jésus à la mamelle. Son sein découvert, supérieurement peint, brûlait l’imagination. Cette image était le tableau du maître-autel dans une chapelle située à la carrera de S. Jeronimo. La chapelle était toute la journée remplie d’hommes dévots qui allaient adorer la mère de Dieu, dont la figure n’était peut-être intéressante qu’à cause de sa belle gorge ; les aumônes qu’on faisait à ce sanctuaire étaient si abondantes que, depuis un siècle et demi que ce tableau était là, on avait fait une grande quantité de lampes et de flambeaux d’argent et d’or, et une grosse rente pour l’entretien de ces meubles qui se nourrissent d’huile et de cire. À la porte de cette chapelle il y avait toujours une quantité d’équipages et un soldat avec la baïonnette au bout du fusil pour entretenir le bon ordre et empêcher les disputes entre les cochers, qui arrivaient et partaient à tout moment, car il n’y avait pas de seigneur roulant en voiture qui passant par devant ce saint lieu n’ordonnât à son cocher d’arrêter pour descendre et aller, quand ce n’aurait été qu’un moment, faire hommage à la déesse et contempler beata ubera quae lactaverunt aeterni patris filium [“les bienheureuses mamelles qui ont allaité le Fils du Père Éternel”, d’après le Nouveau Testament, Luc].


                                                                                                              [J]e me demande si je voudrais renaître femme et, curiosité à part, je dis que non.
                                                                                                              • (fr) On voudrait savoir quel est celui des deux sexes qui ait plus de raison de s’intéresser à l’œuvre de chair par rapport au plaisir qu’il ressent à l’exercer. […] Ce que je peux affirmer est ceci : le plaisir que j’ai ressenti lorsque la femme que j’ai aimée m’a rendu heureux fut certainement grand, mais je sais que je n’en aurais pas voulu si pour me le procurer j’eusse dû m’exposer au risque de devenir enceint. La femme s’y expose après même qu’elle en a fait plusieurs fois l’expérience ; elle trouve donc que le plaisir vaut la peine. Après tout cet examen, je me demande si je voudrais renaître femme et, curiosité à part, je dis que non. J’ai assez d’autres plaisirs étant homme, que je ne pourrais pas avoir étant femme, qui me font préférer mon sexe à l’autre. Je conviens cependant que pour avoir le beau privilège de renaître, je me contenterais, et je signerais, principalement aujourd’hui, à renaître non seulement femme, mais brute de quelconque espèce ; bien entendu que je renaîtrais avec ma mémoire, car sans cela ce ne serait plus moi.


                                                                                                               
                                                                                                              Colline surmontée des ruines de l’ancienne Sagonte (Sagunto), province de Valence, en Espagne.
                                                                                                              J’aime [les ruines] quand elles sont anciennes plus que les plus beaux édifices modernes.
                                                                                                              • (fr) Allant de [Saragosse à Valence], j’ai vu sur une éminence l’ancienne ville de Sagonte. Eminet excelso consurgens colle Sagunthos [“Sur la haute colline s’érige, éminente, Sagonte”, Silius Italicus, Punica].
                                                                                                                — Je veux monter là-haut, dis-je à un prêtre qui était avec moi et au voiturier qui voulait arriver à Valence le soir, et qui préférait l’intérêt de ses mules à toutes les antiquités du globe.
                                                                                                                Que d’objections, que de remontrances de la part du prêtre et du voiturier !
                                                                                                                — Vous ne verrez que des ruines.
                                                                                                                — Je les aime quand elles sont anciennes plus que les plus beaux édifices modernes. Voilà un écu ; nous irons à Valence demain.
                                                                                                              • Sagonte : la cité de Sagonte, Sagunto en espagnol. Sagunthos : sic, l’original de Silius Italicus porte « Saguntos » (Punica, II, v. 446) ; cette erreur se trouvant aussi dans l’édition anglaise History of My Life, elle provient probablement de Casanova et non de l’éditeur.


                                                                                                               
                                                                                                              Sans titre, surnommé Saturne dévorant un de ses enfants (Saturno devorando a un hijo), série des Peintures noires (Pinturas negras), Goya, 1819-1823.
                                                                                                              [L]e temps est un monstre indomptable et féroce qui veut dévorer tout : [la mort vient aussi aux pierres et aux noms.]
                                                                                                              • (fr) J’ai vu les créneaux au haut des murs qui étaient en grande partie intacts ; c’était pourtant un monument de la seconde guerre punique. […] [Cette cité de Sagonte], dont on a détruit jusqu’au nom qu’on devait pourtant respecter, et qui est plus commode à la prononciation que Morvedro, qui, quoiqu’il vienne du latin (muri veteres) ne me plaît pas ; mais le temps est un monstre indomptable et féroce qui veut dévorer tout : mors etiam saxis nominibusque venit [“la mort vient aussi aux pierres et aux noms”, Ausone, Épigrammes, 35a].
                                                                                                              • Sagonte : la cité de Sagonte, Sagunto en espagnol. Morvedro : une graphie de Murviedro, ancien nom de Sagonte. muri veteres : les murs anciens. saxis nominibusque : il ne s’agit pas d’une erreur mais d’une variante attestée de mors etiam saxis marmoribusque venit (“La mort vient aussi aux pierres et aux marbres”, Ausone, Épigrammes, 35b), Casanova citant ici la variante appropriée. On trouve encore citée la version réécrite par Laforgue, qui injectait en français les deux variantes de la citation d’Ausone : « Mais le temps est un monstre indomptable et féroce, qui, après avoir dévoré les marbres et les métaux, détruit, annihile jusqu’à la mémoire. » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. VII, chap. XVII, p. 511 en ligne).


                                                                                                              [T]out ce que nous avons au monde de célèbre et de beau, en nous tenant aux descriptions et aux dessins des auteurs et des artistes, perd toujours quand on va le voir et l’examiner de près.
                                                                                                              • (fr) [En Espagne.] Je suis arrivé à Valence à neuf heures du matin, et je me suis trouvé très mal logé […] Dans les premiers trois jours que j’ai passés dans cette fameuse ville, patrie d’Alexandre VI, que le Père Petau appelle non adeo sanctus [“pas si sainte”], j’ai vu tout, toujours accompagné du docte abbé Marescalki. J’ai vu que tout ce que nous avons au monde de célèbre et de beau, en nous tenant aux descriptions et aux dessins des auteurs et des artistes, perd toujours quand on va le voir et l’examiner de près. […] cette Valence est une ville très désagréable à un étranger […]


                                                                                                              Tant qu’il y aura une Inquisition en Espagne, elle ne sera jamais heureuse.
                                                                                                              • (fr) On devait donner la première représentation le surlendemain. Ce n’était pas difficile, car on donnait les mêmes opéras qu’on avait donnés à la cour aux Sitios. Cela veut dire à Aranguez, à l’Escurial, à la Granca, car le comte d’Aranda n’a jamais osé donner la permission au théâtre de Madrid de faire voir au public un’ opera buffa italien. La nouveauté aurait été trop grande, l’Inquisition aurait trop ouvert ses yeux hagards. Les bals à los scannos del Peral l’avaient étonnée ; mais on a dû les supprimer deux ans après. Tant qu’il y aura une Inquisition en Espagne, elle ne sera jamais heureuse.
                                                                                                              • Aranguez : sic, Aranjuez. au comte d’Aranda : il était alors chef du gouvernement, presque aussi puissant que le roi d’Espagne. Sur l’Inquisition : cf. citation du t. III, vol. 11, chap. II, (618-)619.


                                                                                                              L’Espagnol est par caractère ambitieux, et ne fait rien que dans la vue d’être admiré et jugé supérieur à ses pareils.
                                                                                                              • (fr) L’Espagnol est par caractère ambitieux, et ne fait rien que dans la vue d’être admiré et jugé supérieur à ses pareils. Il veut que ceux qui l’examinent et le jugent le croient digne du trône, et lui supposent les vertus que l’homme ne saurait exercer que sans nul intérêt. Il a si peur de passer pour prodigue que le même Medina Celi, le même d’Arcos, qui dépensèrent des sommes immenses, ne firent jamais des dépenses qu’on aurait pu traiter de folles, et refusèrent toujours cent pistoles à celui qui les leur a demandées, ne sentant pas une raison suffisante pour les lui donner.
                                                                                                              • le même Medina Celi, le même d’Arcos : ducs richissimes connus pour certains cadeaux fastueux à des jeunes femmes.


                                                                                                               
                                                                                                              Vertumne (Rodolfo II in veste di Vertunno), Arcimboldo, 1591.
                                                                                                              Celui d’employer le faste est le seul moyen qu’ont les laids pour faire la guerre à la beauté.
                                                                                                              • (fr) Ma chambre n’étant séparée de celle de Son Éminence que par une très légère cloison, je l’ai entendue en soupant donner une forte réprimande à quelqu’un qui devait être son principal domestique et avoir la direction du voyage. [Le cardinal reproche à son domestique de ne pas dépenser encore plus.] “[A]yant un peu d’esprit, vous pourriez ordonner d’avance par des exprès des repas dans des lieux où après je ne m’arrêterais pas et qu’on payerait tout de même, et faire préparer à manger pour douze quand nous ne serions que six […]” C’est le caractère du grand seigneur espagnol ; mais le cardinal dans le fond avait raison. Je l’ai vu partir le lendemain. Quelle figure ! Non seulement il était petit, mal bâti, basané, mais sa physionomie était si laide et si basse que j’ai reconnu le véritable besoin qu’il avait de se faire respecter par la profusion et distinguer par des décorations, car sans cela on l’aurait pris pour garçon d’écurie. Tout homme qui a un dehors révoltant doit, s’il le peut et s’il a de l’esprit, faire tout pour détourner de l’examen de son individu les yeux qui le voient. Les ornements extérieurs sont un excellent remède contre ce mauvais présent de la nature. Celui d’employer le faste est le seul moyen qu’ont les laids pour faire la guerre à la beauté.


                                                                                                              [Cagliostro] était un de ces génies fainéants, qui préfèrent la vie vagabonde à la laborieuse.
                                                                                                              • (fr) [Casanova rencontre Joseph Balsamo, qui sera « devenu dans dix ans d’ici Cagliostro ».] Après ce discours il me fait voir des éventails faits par lui, dont on ne pouvait rien voir de plus beau. C’était à la plume, et il paraissaient gravés. Pour me convaincre il me montra un Reimbrand copié par lui, plus beau, s’il était possible, de l’original. Malgré cela, cet homme qui certainement excellait dans son talent me jure qu’il ne lui suffisait pas pour vivre ; mais je ne lui crois pas. C’était un de ces génies fainéants, qui préfèrent la vie vagabonde à la laborieuse.
                                                                                                              • Cagliostro : l’aventurier Joseph Balsamo (Giuseppe Balsamo), dit comte de Cagliostro. un Reimbrand : un Rembrandt. plus beau … de l’original : italianisme pour “plus beau … que l’original”.


                                                                                                               
                                                                                                              Vue de face du château de Dux (Duchcov), Bohême du nord, maintenant en Tchéquie.

                                                                                                              1. J’écris dans l’espoir que mon histoire ne verra pas le jour[.]
                                                                                                              2. [É]crire mes Mémoires fut le seul remède que j’ai cru pouvoir employer pour ne pas devenir fou ou mourir de chagrin[.]
                                                                                                              3. En m’occupant à écrire dix à douze heures par jour, j’ai empêché le noir chagrin de me tuer ou de me faire perdre la raison.
                                                                                                              4. (fr) J’écris dans l’espoir que mon histoire ne verra pas le jour ; je me flatte que dans ma dernière maladie, devenu enfin sage, je ferai brûler à ma présence tous mes cahiers. Si cela n’arrive pas, le lecteur me pardonnera, quand il saura que celui d’écrire mes Mémoires fut le seul remède que j’ai cru pouvoir employer pour ne pas devenir fou ou mourir de chagrin à cause des désagréments que les coquins qui se trouvaient dans le château du comte de Waldstein à Dux m’ont fait essuyer. En m’occupant à écrire dix à douze heures par jour, j’ai empêché le noir chagrin de me tuer ou de me faire perdre la raison.
                                                                                                                • les coquins qui se trouvaient dans le château : pendant les deux ans d’absence du comte de 1791 à 1793, le régisseur et une partie des domestiques ont martyrisé l’atrabilaire Casanova jusqu’à ce qu’il s’exile temporairement en 1792 ; le comte chassa les deux meneurs à son retour. Sur ses velléités d’autodafé : cf. citation similaire du t. I, Préface, p. (3) 9.


                                                                                                                Voilà les beaux moments de ma vie. Ces rencontres heureuses imprévues, inattendues, tout à fait fortuites, dues au pur hasard, et d’autant plus chères.
                                                                                                                • (fr) L’hôte, bien aise d’avoir entendu ce dialogue, me dit qu’ayant l’intention de passer à Lugan trois ou quatre mois je pourrais faire la politesse de me présenter au Capitaine ou grand baillif qui était comme le gouverneur, et qui avait toute l’autorité. C’était, me dit-il, un gentilhomme suisse très honnête et fort aimable ayant une jeune femme pleine d’esprit et belle comme le jour. “Oh ! pour cela je vous assure que j’irai demain matin.” Le lendemain vers midi j’y vais, on m’annonce, j’entre, et je vois M. de [R.] avec sa charmante femme et un petit garçon de cinq à six ans. Nous restons là immobiles à nous regarder. Voilà les beaux moments de ma vie. Ces rencontres heureuses imprévues, inattendues, tout à fait fortuites, dues au pur hasard, et d’autant plus chères. M. de R. fut le premier à rompre le silence, et à m’embrasser tendrement. Nous nous fîmes tous les deux bien vite toutes les excuses que nous nous croyons en devoir de nous faire en qualité de vieilles connaissances, car sans cela nous avions fait tous les deux notre devoir, moi n’ayant pas su son nom, et lui ayant cru que d’autres Italiens pouvaient s’appeler comme moi.
                                                                                                                • Lugan : Lugano, en Suisse. M. de [R.] : Casanova ayant ici écrit puis rayé « M. de Rol » (le baron de Roll), l’éditeur a publié « M. de = » ; le couple est une vieille connaissance de Casanova, au sens biblique pour l’épouse.


                                                                                                                 
                                                                                                                Carpe diem, inscription sur un cadran solaire mural.
                                                                                                                1. Carpe diem est ma devise.
                                                                                                                2. Le bien préférable à tous les biens est celui dont on jouit ; celui qu’on désire se borne souvent au seul plaisir de désirer.
                                                                                                                3. (fr) [Casanova a assuré la marquise Chigi qu’il n’aura pas le malheur de laisser à Sienne un morceau de son cœur.]
                                                                                                                  — Est-ce possible que vous soyez dans le nombre des désespérés ?
                                                                                                                  — Oui, heureusement ; car je dois à ce désespoir toute ma tranquilité.
                                                                                                                  — Mais quel malheur, si vous vous trompez !
                                                                                                                  — Pas si grand, madame, que vous vous le figurez. Apollon m’assure d’un faux-fuyant admirable, il me fournit une échappatoire immanquable. Il ne me laisse que la liberté de jouir du moment ; mais comme c’est une grâce que ce dieu me fait, j’en profite avec toutes mes forces. Carpe diem est ma devise.
                                                                                                                  — Elle est du voluptueux Horace ; mais je ne l’approuve qu’en tant qu’elle est commode. Le plaisir qui va à la suite des désirs, et quelquefois même des soupirs, est préférable, car il est infiniment plus vif.
                                                                                                                  — C’est vrai, mais on ne peut pas y compter dessus. Cela désole le philosophe calculateur. Dieu vous préserve, madame, de connaître par expérience cette cruelle vérité. Le bien préférable à tous les biens est celui dont on jouit ; celui qu’on désire se borne souvent au seul plaisir de désirer. C’est une fiction de l’âme, dont j’ai trop connu en ma vie toute la vanité. Je vous félicite cependant si vous n’avez pas encore appris qu’Horace a raison.
                                                                                                                  • Carpe diem : littéralement “Cueille le jour”, donc “Met à profit le jour présent” (Horace, Odes).


                                                                                                                  Plus j’avançais en âge, plus ce qui m’attachait aux femmes était l’esprit.
                                                                                                                  • (fr) Plus j’avançais en âge, plus ce qui m’attachait aux femmes était l’esprit. Il devenait le véhicule dont mes sens émoussés avait besoin pour se mettre en mouvement. Chez les hommes d’un tempérament opposé au mien, ce qui arrive est tout le contraire. Un homme sensuel qui vieillit ne veut plus que de la matière, des femmes doctes dans les exercices de Vénus, et point des discours de philosophie.
                                                                                                                  • l’esprit : esprit avait un sens couvrant “intelligence” et “humour”.


                                                                                                                  1. [L]’obstination de l’Académie Française à ne point vouloir adopter des mots étrangers ne démontre autre chose, sinon que l’orgueil va avec la pauvreté.
                                                                                                                  2. [Trouver] du plaisir à voler le pauvre : c’est le caractère du riche.
                                                                                                                  3. (fr) [La langue florentine doit à son académie sa pureté et sa richesse], d’où vient que nous traitons les matières beaucoup plus éloquemment que les Français, ayant à notre choix une quantité de synonymes ; tandis que difficilement on en trouverait une douzaine dans la langue de Voltaire, qui riait de ceux entre ses compatriotes qui disaient qu’il n’était pas vrai que la langue française fût pauvre puisqu’elle avait tous les mots qui lui étaient nécessaires. Celui qui n’a que ce qui lui est nécessaire est pauvre ; et l’obstination de l’Académie Française à ne point vouloir adopter des mots étrangers ne démontre autre chose, sinon que l’orgueil va avec la pauvreté. Nous poursuivons à prendre des langues étrangères tous les mots qui nous plaisent ; nous aimons à devenir toujours plus riches ; nous trouvons même du plaisir à voler le pauvre : c’est le caractère du riche.
                                                                                                                    • Sur la langue française : cf. citation du t. I, vol. 1, Préface, p. 10.


                                                                                                                     
                                                                                                                    Deux cygnes amoureux (Two swans in love) formant le signe d’un cœur, R. Neil Marshman, 2005.
                                                                                                                    [L]’amour [est] toujours innocent quand il est de bonne foi et [désintéressé].
                                                                                                                    • (fr) Nous [Casanova et Beti] partîmes d’abord après dîner malgré la chaleur, et nous arrivâmes à Acquapendente au commencement de la nuit que nous passâmes dans les délices de l’amour, toujours innocent quand il est de bonne foi et dénué d’intérêt.
                                                                                                                    • dénué d’intérêt : désintéressé.


                                                                                                                    [L]’expérience n’a jamais eu la force de dissiper la superstition.
                                                                                                                    • (fr) [Un ancien familier de Casanova s’est pendu.] Je vois par terre un papier écrit, je le ramasse et je lis mon nom à la tête de huit à dix autres […]. Après nous avoir donné le beau titre de ses bienfaiteurs, il nous rend compte que la vie lui étant devenue à charge, il avait cru de devoir s’en délivrer et de mériter notre approbation. Pour nous récompenser du bien que nous lui avions fait il nous donnait cinq numéros. J’ai remis ce papier à l’hôte qui le reçut comme un trésor. La mort de ce misérable fou fit du bien à la loterie de Naples. Tous les amateurs de la loterie jouèrent sur les cinq numéros, dont il n’en est pas sorti un seul ; mais l’expérience n’a jamais eu la force de dissiper la superstition. Cinq numéros écrits par un homme qui s’est pendu un quart d’heure après devaient absolument être les mêmes qui sortiraient au premier tirage.


                                                                                                                    1. [I]l s’est marié […]. Ce malheur arrive souvent aux hommes qui surent s’en garder dans toute leur vie[.]
                                                                                                                    2. [S]e marier est toujours une sottise[.]
                                                                                                                    3. Celle de se marier est toujours une sottise, mais lorsqu’un homme la fait, étant acheminé à la vieillesse, elle est mortelle.
                                                                                                                    4. (fr) M. Hamilton était un homme de génie ; on m’a dit qu’il s’est marié actuellement avec une fille qui eut le talent de le rendre amoureux. Ce malheur arrive souvent aux hommes qui surent s’en garder dans toute leur vie ; l’âge affaiblit les cœurs également que l’esprit. Celle de se marier est toujours une sottise, mais lorsqu’un homme la fait, étant acheminé à la vieillesse, elle est mortelle. La femme qu’il épouse ne peut avoir pour lui que des complaisances qu’il paye de sa propre vie qu’à coup sûr il abrège ; et si par hasard cette femme est amoureuse de lui, il se trouve à une condition encore plus mauvaise. Il doit mourir en deux ou trois ans.
                                                                                                                      • On trouve encore souvent citées la version réécrite par Laforgue, « Se marier est toujours une sottise, mais lorsqu’un homme la fait à l’époque où ses forces physiques diminuent, elle devient mortelle, […] » (Mémoires de J. Casanova de Seingalt, Casanova [arr. Laforgue], éd. Garnier, [1880], t. VIII, chap. IV, p. 131 en ligne), ou des versions diversement tronquées, comme « Se marier est une sottise, mais lorsqu’un homme le fait à l’époque où ses forces diminuent, elle devient mortelle. »


                                                                                                                       
                                                                                                                      Sorrente (Sorento/Sorrento), sur la baie de Naples, en Italie.

                                                                                                                      [P]our que le plus délicieux endroit du monde déplaise, il suffit qu’on soit condamné à y habiter.
                                                                                                                      • (fr) Le duc [de Serra Capriola] était relégué [à Sorento] avec [son épouse] depuis deux mois pour avoir paru à la promenade publique avec un équipage et des livrées trop magnifiques ; le ministre Tanucci avait fait sentir au Roi qu’il fallait punir ce seigneur qui, violant les lois somptuaires, avait donné un fort mauvais exemple ; et le Roi, qui n’avait pas encore appris à s’opposer à la volonté de Tanucci, avait exilé ce couple en lui donnant la plus délicieuse prison de tout son royaume ; mais pour que le plus délicieux endroit du monde déplaise, il suffit qu’on soit condamné à y habiter. Le duc et sa belle femme s’y ennuyaient à la mort.
                                                                                                                      • Sorento : sic, la ville de Sorrente, Sorrento en italien. Sur un délicieux endroit obligatoire : cf. citation du t. III, vol. 10, chap. VIII, p. 478.


                                                                                                                       
                                                                                                                      Les Princes prisonniers (The Princes in the Tower), John Everett Millais, 1878.
                                                                                                                      Entre la beauté et la laideur, il n’y a souvent qu’un point presque imperceptible.
                                                                                                                      • (fr) [À Naples], je n’ai pu me refuser à l’insistance que [le marquis de la] Petina me fit dans une lettre très bien écrite d’aller le voir dans les prisons de la Vicarie où il était. Je l’ai trouvé avec un jeune homme qui ayant sa même physionomie, j’ai d’abord reconnu pour son frère ; mais malgré la ressemblance frappante l’aîné était laid et le cadet était joli. Entre la beauté et la laideur, il n’y a souvent qu’un point presque imperceptible.
                                                                                                                      • Rapprocher de la réponse du peintre “Natier” (Jean-Marc Nattier) à Casanova, « combien est imperceptible la différence qui passe entre la beauté et la laideur » (t. II, vol. 6, chap. IX, p. 394)


                                                                                                                      [L]a gaieté est la ressource de la misère et du désespoir[.]
                                                                                                                      • (fr) Au bas de l’escalier un officier de cette prison [de Naples] me dit qu’un prisonnier désirait de me parler. […] Je monte avec cet homme au second étage, et je vois dix-huit à vingt malheureux assis par terre, qui chantaient en chœur des chansons licencieuses. Dans les prisons et aux galères la gaieté est la ressource de la misère et du désespoir ; la nature se procure ce soulagement par l’instinct qui la force à se conserver.
                                                                                                                      • Sur la gaieté dans la misère : cf. citation du t. II, vol. 8, chap. II, p. 722-723.


                                                                                                                      [T]out ce qui est vaste est plus fait pour éblouir que pour charmer l’âme.
                                                                                                                      • (fr) [N]ous allâmes au jardin […] Les allées couvertes de ce joli paradis étaient plafonnées de vignes et de grosses grappes de raisin aussi épaisses que les feuilles qui les séparaient, et des arbres fruitiers formaient à droite et à gauche le péristyle qui les soutenaient. J’ai dit à ma chère Lucrèce qui jouissait de mon plaisir, que je ne m’étonnais pas que ce jardin me causât plus de sensations que les vignes de Tivoli et de Frascati, puisque tout ce qui est vaste est plus fait pour éblouir que pour charmer l’âme.


                                                                                                                      Vol. 12

                                                                                                                      modifier
                                                                                                                      Les jésuites furent toujours les plus polis de tous les religieux réguliers de notre religion, et même, si j’ose le dire, les seuls polis[.]
                                                                                                                      • (fr) Un des bibliothécaires me présenta pour la première fois à tous les subalternes, et depuis ce jour-là, non, seulement je me suis vu maître d’aller à la bibliothèque tous les jours et à toutes les heures, mais de porter chez moi tous les livres dont je pouvais avoir besoin, ne faisant autre chose qu’écrire le titre du livre que je prenais sur une feuille que je laissais sur la table où j’écrivais. On me portait des bougies lorsqu’on imaginait que je ne voyais pas bien clair, et on poussa la politesse jusqu’à me donner la clef d’une petite porte par où je pouvais aller en bibliothèque à toutes les heures, très souvent sans être vu. Les jésuites furent toujours les plus polis de tous les religieux réguliers de notre religion, et même, si j’ose le dire, les seuls polis ; mais dans la crise où ils se trouvaient dans ce temps-là leur politesse était poussée si loin qu’ils me parurent rampants. Le roi d’Espagne voulait l’Ordre supprimé, et ils savaient que le pape le lui avait promis ; […]


                                                                                                                       
                                                                                                                      Machiavel (Niccolò Machiavelli), détail d’un portrait posthume par Santi di Tito, seconde moitié du XVIe s.
                                                                                                                      [L]a véritable politique ne consiste qu’en prévoyance et précaution, [et] il n’y a rien au monde qu’en cas de doute la précaution ne doive sacrifier à la prévoyance.
                                                                                                                      • (fr) L’empoisonnement du pape Ganganelli fut le dernier essai que les jésuites, même après leur trépas, donnèrent au monde de leur pouvoir. La faute impardonnable qu’ils commirent fut celle de ne l’avoir pas fait mourir auparavant, car la véritable politique ne consiste qu’en prévoyance et précaution, et le plus misérable de tous les politiques est celui qui ignore qu’il n’y a rien au monde qu’en cas de doute la précaution ne doive sacrifier à la prévoyance.
                                                                                                                      • du pape Ganganelli : Clément XIV, né Ganganelli, mort en 1774 peut-être empoisonné. les jésuites, même après leur trépas : la Compagnie de Jésus fut abolie par le pape en 1773, Casanova ne pouvant savoir qu’elle serait rétablie en 1814.


                                                                                                                      1. L’amour ne permet pas à une fille, vertueuse tant qu’il vous plaira, de pousser [la vertu] si loin [qu’elle n’accorde jamais] la légère faveur d’un baiser.
                                                                                                                      2. L’exercice de la vertu ne coûte rien à une fille qui n’aime pas[.]
                                                                                                                      3. (fr) [Casanova à son protégé Menicuccio, au sujet de sa sœur Armelline.]
                                                                                                                        — [J]e veux tâcher de guérir de ma malheureuse passion. Votre sœur ne m’aime pas, et je n’en suis que trop convaincu. Je ne suis plus jeune, et je ne me sens pas disposé à devenir le martyr de la vertu. L’amour ne permet pas à une fille, vertueuse tant qu’il vous plaira, de la pousser si loin. Elle ne m’a jamais accordé la légère faveur d’un baiser.
                                                                                                                        — Je ne l’aurais pas cru, par exemple.
                                                                                                                        — Croyez-le. Je dois finir. Votre sœur est trop jeune, et elle ne sait pas à quoi elle s’expose en agissant ainsi vis-à-vis d’un homme amoureux, et de mon âge. Dites-lui tout cela sans vous mêler de lui donner des conseils.
                                                                                                                        — Vous ne sauriez croire combien tout cela m’afflige. Il se peut que la présence d’Émilie la gêne.
                                                                                                                        — Non, car je l’ai souvent pressée tête à tête. Je dois enfin me guérir, et si elle ne m’aime pas, je ne veux pas la conquérir ni par la séduction, ni par la reconnaissance. L’exercice de la vertu ne coûte rien à une fille qui n’aime pas ; elle peut se sentir ingrate, mais elle se plaît à sacrifier la reconnaissance au préjugé.

                                                                                                                      4. [D’après Horace.] Le vrai moyen de faire pleurer est de pleurer ; mais il faut avoir la douleur peinte sur une physionomie qui ait la force d’émouvoir sans faire des grimaces[.]
                                                                                                                        • (fr) Ce fut dans la nuit du jeudi saint que j’ai composé l’ode [sur la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ] que j’ai récitée le lendemain à l’assemblée des Inféconds, où j’ai vu le cardinal de Bernis et le cardinal J.-Baptiste Rezzonico qui me pria de lui donner copie de mon ode, que j’ai récitée par cœur, versant un torrent de larmes. Tous les académiciens pleuraient. Le vrai moyen de faire pleurer est de pleurer ; mais il faut avoir la douleur peinte sur une physionomie qui ait la force d’émouvoir sans faire des grimaces ; je l’avais, et les vers me donnaient et me donnent encore le caractère de la matière qu’ils traitent. Le cardinal de Bernis, qui connaissait ma façon de penser, me dit quatre jours après, qu’il ne m’avait jamais cru si grand comédien. Je lui ai juré que, dans ce moment-là, je me suis trouvé vrai, et, après y avoir un peu pensé, il convint que cela pouvait être.
                                                                                                                        • Texte inédit du « chapitre IV et V »[6]. Casanova paraphrase Horace, repris par Malipiero et Voltaire[1]. Sur les pleurs : cf. citation similaire du t. I, vol. 2, chap. IV, p. 313.


                                                                                                                         
                                                                                                                        Brûlés sur le bûcher, anonyme, vers 1384.
                                                                                                                        [I]l est impossible qu’une espèce de tyrannie n’accompagne [l’imagination] d’avoir des droits sur [la] liberté morale[.]
                                                                                                                        • (fr) Aujourd’hui, dans la 73e année de mon âge, je n’ai besoin que de vivre en paix, et loin de toute personne qui puisse s’imaginer d’avoir des droits sur ma liberté morale, car il est impossible qu’une espèce de tyrannie n’accompagne cette imagination.
                                                                                                                        • Texte inédit du « chapitre IV et V »[6]. dans la 73e année de mon âge : plus de 72 et moins de 73 ans, donc durant l’année avant sa mort.


                                                                                                                        [L]e bon sens est étranger à toute la théologie[.]
                                                                                                                        • (fr) Dans ce temps-là, le Père Stratico […] vint à Rome pour se faire approuver Maestro. C’est le doctorat des moines dominicains. J’ai eu le plaisir de me trouver présent à l’examen qu’il dut subir pour être approuvé théologien ubiquiste […] et mon lecteur sait, je pense, ce que c’est que la science théologique. Étant fort curieux de ce doctorat bouffon, dont Stratico même riait en secret, je suis allé le voir […] Ah ! que j’ai souffert ! […] Je trouvais qu’ils avaient tous tort, car ils étaient tous absurdes ; mais je les félicitais de ce qu’il ne m’était pas permis de parler. Sans être théologien, je me flattais que je les aurais écrasés tous avec le bon sens ; mais je me trompais : le bon sens est étranger à toute la théologie, et principalement à la spéculative ; et Stratico me le prouva théologiquement le même jour dans une maison où il me mena souper avec lui.
                                                                                                                        • Texte inédit du « chapitre IV et V »[6]. je me flattais que je les aurais écrasés tous avec le bon sens : cf. pour cela son grand texte inédit Le Philosophe et le Théologien (in t. I, Annexes, p. 1108-1256).


                                                                                                                         
                                                                                                                        Le Cardinal de Bernis, détail d’une gravure par Domenico Cunego d’après un portrait par Antoine Callet.

                                                                                                                        1. Telle est la fatalité de tous les hommes [qui ont été] ministres [:] ils ne vivent que pour espérer qu’ils seront encore rappelés.
                                                                                                                        2. [L]es monarques qui ont abdiqué le trône sont plus nombreux que les ministres qui ont volontairement renoncé au ministère.
                                                                                                                        3. Cette observation m’a fait plus souvent désirer d’être ministre que d’être roi ; il faut croire que le ministère ait des charmes inconcevables[.]
                                                                                                                        4. (fr) [Le cardinal de Bernis] espérait toujours que Louis XV le rappellerait à Versailles. Telle est la fatalité de tous les hommes, qui après s’être vus ministres dans une grande cour, se trouvent réduits à devoir vivre ailleurs, ou sans aucun caractère, ou avec une commission qui les rend dépendants des ministres leurs successeurs. Il n’y a point de richesse, point de philosophie en nature, point d’image de paix, de tranquillité, ou d’autre bonheur qui puissent les consoler ; ils languissent, ils soupirent, et ils ne vivent que pour espérer qu’ils seront encore rappelés. Aussi, en comparaison, nous trouvons dans l’histoire que les monarques qui ont abdiqué le trône sont plus nombreux que les ministres qui ont volontairement renoncé au ministère. Cette observation m’a fait plus souvent désirer d’être ministre que d’être roi ; il faut croire que le ministère ait des charmes inconcevables ; et j’en suis curieux, car je ne saurais pas me les figurer bien nettement.
                                                                                                                          • Texte inédit du « chapitre IV et V»[6]. Sur la disgrâce de de Bernis : cf. citation du t. II, vol. 5, chap. X, p. 181.


                                                                                                                           
                                                                                                                          Le Dernier enjeu de la dame (The Lady’s Last Stake), William Hogarth, vers 1759.
                                                                                                                          1. Vice n’est pas un synonyme de crime, car on peut être vicieux sans être criminel.
                                                                                                                          2. [J]e fus souvent vertueux dans l’actualité du vice[.]
                                                                                                                          3. [T]out vice doit être opposé à la vertu, mais il ne nuit pas à l’harmonie universelle.
                                                                                                                          4. Mes vices n’ont jamais été qu’à ma charge, excepté les cas dans lesquels j’ai séduit[.]
                                                                                                                          5. [L]a séduction ne me fut jamais caractéristique, car je n’ai jamais séduit que sans le savoir, étant séduit moi-même.
                                                                                                                          6. Le séducteur de profession, qui en fait le projet, est un homme abominable[.]
                                                                                                                          7. Le séducteur de profession [est] un vrai criminel[.]
                                                                                                                          8. (fr) Vice n’est pas un synonyme de crime, car on peut être vicieux sans être criminel. Tel je fus dans toute ma vie, et j’ose même dire que je fus souvent vertueux dans l’actualité du vice ; car il est vrai que tout vice doit être opposé à la vertu, mais il ne nuit pas à l’harmonie universelle. Mes vices n’ont jamais été qu’à ma charge, excepté les cas dans lesquels j’ai séduit ; mais la séduction ne me fut jamais caractéristique, car je n’ai jamais séduit que sans le savoir, étant séduit moi-même. Le séducteur de profession, qui en fait le projet, est un homme abominable, ennemi foncièrement de l’objet sur lequel il a jeté le dévolu. C’est un vrai criminel qui, s’il a les qualités requises à séduire, s’en rend indigne en abusant pour faire une malheureuse.
                                                                                                                            • Texte inédit du « chapitre IV et V »[6]. On trouve parfois citée une variante incorrecte de la cinquième citation, « La séduction n’a jamais été l’élément déterminant de ma nature, parce que j’ai toujours séduit sans savoir que je le faisais et en étant moi aussi séduit. » (réécriture commerciale utilisée pour la promotion de la soirée Thema « Casanova, un aventurier de l’Europe des Lumières » du dimanche 4 février 2001 sur Arte, une chaîne de télévision franco-allemande).


                                                                                                                            Une liaison de deux hommes qui aiment les Lettres, exclut souvent tous les plaisirs dont ils ne peuvent jouir qu’en dérobant leur temps à la littérature.
                                                                                                                            • (fr) Je suis allé dans la boutique d’un libraire où j’ai acheté des livres dont j’avais besoin, et où un homme à l’air noble me voyant curieux de littérature grecque me parla et m’intéressa. […] Étant allé le voir le lendemain, il me fit la même politesse le surlendemain ; nous nous montrâmes nos études, nous communiquant nos connaissances nous devînmes amis, et nous le fûmes constamment jusqu’à mon départ de Florence sans avoir jamais eu besoin ni de manger ni de boire ensemble, ni même d’aller nous promener. Une liaison de deux hommes qui aiment les Lettres, exclut souvent tous les plaisirs dont ils ne peuvent jouir qu’en dérobant leur temps à la littérature.


                                                                                                                            Il est facile de tromper un Anglais ; mais très difficile que, se reconnaissant pour trompé, il en convienne.
                                                                                                                            • (fr) Dans le commencement on laissa gagner au lord quelque centaines de sequins après souper où il se soûlait, en s’étonnant le lendemain de se trouver autant favorisé de la fortune et de l’amour […]. Mais il finit de s’émerveiller lorsqu’à la fin on lui fit faire la grande lessive. Zen lui gagna douze mille livres sterling, et Zanovich fut celui qui les prêta au jeune lord à trois ou quatre cents à la fois parce que milord avait promis à son gouverneur de ne pas jouer sur sa parole. Zanovich, heureux, gagnait à Zen tout ce que milord perdait, et de cette façon on planta l’Anglais lorsque Zanovich lui compta la somme qu’il lui avait prêtée. […] [Ce fut trois mois après à Bologne] que j’ai su de lui-même comment on lui avait tendu le piège, mais il ne m’a jamais dit qu’on l’avait triché. Il m’assura que c’était lui-même qui avait voulu quitter. Il est facile de tromper un Anglais ; mais très difficile que, se reconnaissant pour trompé, il en convienne.


                                                                                                                            [A]vec [les gens de lettres] il n’est difficile de faire connaissance nulle part.
                                                                                                                            • (fr) Il n’y a pas une autre ville en Italie où l’on puisse vivre avec plus de liberté qu’à Bologne, […] Mon projet était de me donner à l’étude, et de passer mon temps avec quelques gens de lettres avec lesquels il n’est difficile de faire connaissance nulle part. […] ; et à Bologne tout le monde sent la littérature. C’est une université […]



                                                                                                                            [M]algré [que cela puisse l’amener à faire le contraire] je ne m’abstiendrai jamais de donner un bon conseil à tout misérable que je verrai sur le bord du précipice.
                                                                                                                            • (fr) [Le comte Medini] erra par toute l’Europe une douzaine d’années jusqu’à ce qu’enfin il est allé mourir dans les prisons de Londres, l’année 1788. Je lui avais toujours dit qu’il devait éviter l’Angleterre, car il devait être sûr qu’en y allant il y mourrait en prison. S’il y est allé pour donner un démenti au prophète, il a mal fait, car l’alternative était la cruelle de vérifier la prophétie. […] Le comte Tosio m’a dit, il y a huit ans, que Medini en prison à Londres lui avait dit qu’il ne serait jamais allé en Angleterre si je ne lui avais fait la cruelle prophétie. Cela peut être, mais malgré cela je ne m’abstiendrai jamais de donner un bon conseil à tout misérable que je verrai sur le bord du précipice. Avec cette même maxime, j’ai dit à Cagliostro à Venise, il y a vingt ans, lorsque l’ignorant fripon se faisait appeler comte Pellegrini, qu’il devait se garder de mettre les pieds à Rome. S’il m’avait cru il ne serait pas mort dans le fort S. Leo. Il m’est arrivé aussi qu’un sage me dise, il y a trente ans, que je devais me garder de l’Espagne ; et malgré cela j’y suis allé. Il s’en a fallu très peu que je n’y aie péri.
                                                                                                                            • Sur les prédictions engendrant l’événement : cf. citation du t. II, vol. 7, chap. VIII, p. 591. Sur les conseils en vain : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. VII, p. 978.


                                                                                                                            Celui qui attaque par des écrits comico-satiriques quelqu’un qui a de l’orgueil est presque toujours sûr de triompher, car les rieurs s’arrangent d’abord de son côté.
                                                                                                                            • (fr) [Le marquis Albergati a gratuitement insulté Casanova.] J’ai un peu ri le lendemain quand, rentrant chez moi pour dîner, mon hôtesse me remit une carte où j’ai lu : Le Général Marquis Albergati. […] Dans la coutume de la cour polonaise un chambellan avait le titre d’adjudant-général. Le marquis donc se disait général. Il avait raison, il était général, mais général quoi ? Ce mot adjectif mis sans le substantif n’était employé que pour tromper les lecteurs, car l’adjectif isolé devait paraître substantif à tous les non informés. Enchanté de pouvoir me venger relevant un ridicule de mon homme, j’ai écrit un dialogue en style plaisant, et je l’ai fait imprimer le lendemain. En ayant fait présent au libraire, il vendit tous les exemplaires en trois ou quatre jours pour un bayoque la pièce. Celui qui attaque par des écrits comico-satiriques quelqu’un qui a de l’orgueil est presque toujours sûr de triompher, car les rieurs s’arrangent d’abord de son côté. Je demandais dans mon dialogue si un maréchal de camp pouvait s’appeler maréchal tout court, et un lieutenant-colonel, colonel. Je demandais si un homme qui préférait à des titres de noblesse constatés par la naissance des titres d’honneur achetés argent comptant pouvait passer pour sage. Le marquis crut de devoir mépriser mon dialogue, et la chose fut finie ; mais toute la ville depuis ce temps-là ne l’appela jamais que M. le Général.


                                                                                                                            L’ambition est beaucoup plus puissante que l’avarice.
                                                                                                                            • (fr) [L]e fameux castrato Farinello […] qu’on appelait le chevalier D. Carlo Broschi avait pour ainsi dire régné en Espagne. […] Broschi pouvait avoir, quand je l’ai vu à Bologne, 70 ans. Il était fort riche, et il se portait très bien, et malgré cela il était malheureux parce que n’ayant rien à faire il s’ennuyait, et il pleurait toutes les fois qu’il se souvenait de l’Espagne. L’ambition est beaucoup plus puissante que l’avarice.
                                                                                                                            • Farinello : mieux connu comme Farinelli. régné en Espagne : son influence sur le couple royal lui donna une influence politique inouïe 13 ans durant ; le roi suivant le chassa pour en finir avec le « farinellisme ».


                                                                                                                             
                                                                                                                            Farinelli (Carlo Broschi), parartolomeo Nazari, 1734.
                                                                                                                            Un châtré amoureux d’une femme qui le déteste devient un tigre.
                                                                                                                            • (fr) Le pauvre vieux Farinello devint amoureux de l’épouse de son neveu, et qui pis est jaloux, et encore qui pis est, odieux à sa nièce qui ne pouvait pas concevoir comment un vieux animal de son espèce pouvait se flatter d’être préféré par elle à son mari qui était un homme comme tous les autres, et auquel seul elle devait sa tendresse par toutes les raisons divines et humains. Farinello, irrité contre la jeune femme, qui ne voulait avoir pour lui des complaisances qui n’étaient enfin que des misères, car elles ne pouvaient avoir aucune conséquence sérieuse, avait envoyé son neveu voyager, et il tenait sa nièce chez lui comme en prison, lui ayant pris les diamants qu’il lui avait donnés, et ne sortant jamais pour ne la perdre jamais de vue. Un châtré amoureux d’une femme qui le déteste devient un tigre.


                                                                                                                            [L]’homme sûr de n’être pas cru doit dire la vérité. C’est un mensonge d’une espèce qui doit être approuvée par la plus rigoureuse de toutes les morales.
                                                                                                                            • (fr) [Casanova a aidé le jeune abbé Bolini à échapper à un mariage en l’envoyant à Venise.] Le lendemain, comme je m’y attendais, j’ai vu chez moi toute en pleurs la pauvre délaissée. […] Elle se jeta à genoux devant moi à la fin de l’apologie pour intercéder que je le fisse revenir, me promettant qu’elle ne lui parlerait plus de mariage, et pour la calmer je lui ai dit que je tâcherais de le persuader à faire cela. Je lui ai dit qu’il était allé demeurer à Venise, et, comme de raison, elle ne m’a pas cru. Il y a des cas que l’homme sûr de n’être pas cru doit dire la vérité. C’est un mensonge d’une espèce qui doit être approuvée par la plus rigoureuse de toutes les morales.


                                                                                                                            1. [L]’homme est un animal qui ne peut être endoctriné que par la cruelle expérience.
                                                                                                                            2. [L]e monde existera toujours dans le désordre et dans l’ignorance, car les doctes n’en forment que tout au plus la centième partie.
                                                                                                                            3. (fr) J’avais beau faire, les femmes ne voulaient plus devenir amoureuses de moi ; il me fallait me résoudre à y renoncer, ou à me laisser mettre en contribution, et la nature me força à prendre ce dernier parti, que l’amour de la vie me fait enfin rejeter aujourd’hui. La triste victoire que j’ai remportée m’oblige au bout de ma carrière à pardonner tout à mes successeurs, et à rire de tous ceux qui me demandent des conseils, puisque j’en vois d’avance la plus grande partie point du tout disposée à les suivre. Cette prévoyance fait que je les leur donne avec plus de plaisir que je ne ressentirais si j’étais sûr qu’on les suivrait, car l’homme est un animal qui ne peut être endoctriné que par la cruelle expérience. Cette loi fait que le monde existera toujours dans le désordre et dans l’ignorance, car les doctes n’en forment que tout au plus la centième partie.
                                                                                                                              • les femmes ne voulaient plus devenir amoureuses de moi : mi-1772 à Bologne, Casanova a 47 ans. Sur les conseils en vain : cf. citation du t. III, vol. 12, chap. VI, p. (959-)960.


                                                                                                                              [D’après Chilon.] Tous les trop sont mauvais.
                                                                                                                              • (fr) Le défaut unique de ce brave seigneur était ce que les moines regardaient comme la plus belle de toutes ses qualités. Il était trop chrétien. Ce trop de religion ne pouvait que le faire aller au-delà des limites où nequit consistere rectum [“ne peut se trouver la raison”, Horace, Sermons]. Mais y a-t-il moins de mal à aller au-delà, ou à se tenir en deçà ? C’est une question sur laquelle je ne prononcerai jamais sentence. Horace a dit : Nulla est mihi religio [“Je n’ai aucun scrupule”], et il commença une ode où il condamne la philosophie qui l’éloigne de l’adoration des dieux. Tous les trop sont mauvais.
                                                                                                                              • Tous les trop sont mauvais : fait écho à un antique précepte, le « Mêden agan » attribué à Chilon chez les Grecs, devenu le « Ne quid nimis » ou « Nequid nimis » de Térence puis Horace chez les Romains, devenu le « Rien de trop » de La Fontaine, et que Casanova doit connaître (ne serait-ce que via son cher Horace).


                                                                                                                              [O]n s’obstine avec raison à ne pas vouloir pardonner [les] fautes d’orthographe.
                                                                                                                              • (fr) Je n’ai examiné le recueil de tous les poètes latins du marquis Mosca Barzi que dans le loisir que j’ai eu à Ancône. […] J’aurais voulu y trouver des notes, et souvent des gloses. Outre cela l’impression ne se distinguait ni par les beaux caractères, ni par la richesse des marges, ni par le beau papier, et on y voyait trop souvent des fautes d’orthographe qu’on s’obstine avec raison à ne pas vouloir pardonner. Aussi cet ouvrage n’a-t-il pas fait fortune ; […]


                                                                                                                              [E]n matière théologique les seuls qui ont raison sont ceux auxquels Rome la fait, et elle ne la fait jamais qu’à ceux dont les sentences sont analogues aux abus qu’elle a fait devenir usages.
                                                                                                                              • (fr) Ce qui me fit connaître de quelle espèce était la littérature, l’esprit et le jugement du marquis, fut la lecture de son traité sur l’aumône [qui avait été mis à l’Index], et encore plus son apologie. J’ai vu que tout ce qu’il avait dit devait avoir déplu à Rome, et qu’avec un jugement exquis il aurait dû le prévoir. Le marquis Mosca avait raison, mais en matière théologique les seuls qui ont raison sont ceux auxquels Rome la fait, et elle ne la fait jamais qu’à ceux dont les sentences sont analogues aux abus qu’elle a fait devenir usages. […] Il niait absolument qu’on put escompter moyennant l’aumône la peine fixée aux péchés ; et il n’admettait absolument autre aumône méritoire que celle qu’on faisait suivant à la lettre le précepte de l’évangile : Ta droite ne doit pas savoir ce que ta gauche fait. Il prétendait enfin que celui qui faisait l’aumône péchait s’il ne la faisait dans le plus grand secret, parce qu’il était impossible sans cela que la vanité ne s’en mêlât.
                                                                                                                              • Sur les abus entérinés : cf. citation du t. I, vol. 1, chap. III, p. 53.


                                                                                                                               
                                                                                                                              L’ombre de Virgile mène Dante par la porte de l’Enfer (illustration pour La Divine Comédie, Enfer, chant III, v. 1-21), William Blake, 1925-1927.

                                                                                                                              1. [U]ne bonne dose de superstition me fut toujours caractéristique, et il m’est évident aujourd’hui qu’elle influa sur toutes les vicissitudes de ma bizarre vie.
                                                                                                                              2. [J]e me suis plus souvent trouvé dans le cas de me féliciter d’avoir bafoué ma raison, que dans celui de l’avoir suivie. Mais tout cela ne m’a ni humilié, ni empêché de raisonner partout et toujours avec toute ma force.
                                                                                                                              3. (fr) Voulant aller à Trieste, j’aurais dû saisir l’occasion de traverser le golfe, [j’y aurais été] au bout de douze heures. J’aurais dû y aller, car outre que je n’avais rien à faire dans Ancône, j’allongeais le voyage de cent milles ; mais j’avais dit que j’allais à Ancône, et par cette seule raison je croyais de devoir y aller ; une bonne dose de superstition me fut toujours caractéristique, et il m’est évident aujourd’hui qu’elle influa sur toutes les vicissitudes de ma bizarre vie. Entendant parfaitement ce que c’était ce que Socrate appelait son démon, qui ne le poussait que rarement à quelque démarche décisive et l’empêchait de s’y déterminer fort souvent, j’ai facilement cru d’avoir le même Génie, puisqu’il lui plaisait de l’appeler Génie Démon. Sûr que ce Génie ne pouvait être que bon et ami de mon meilleur bien-être, je me rapportais à lui toutes les fois que je me trouvais sans une raison suffisante pour ne pas douter dans mon choix. Je faisais ce qu’il voulait sans lui en demander raison quand une voix secrète me disait de m’abstenir d’une démarche à laquelle je me sentais incliné. […] Dans ce système, je me suis plus souvent trouvé dans le cas de me féliciter d’avoir bafoué ma raison, que dans celui de l’avoir suivie. Mais tout cela ne m’a ni humilié, ni empêché de raisonner partout et toujours avec toute ma force.
                                                                                                                                • Sur sa superstition : cf. citation similaire du t. III, vol. 9, chap. XII, p. 262-263.


                                                                                                                                1. [C]e qui [prie] Dieu [doit] être le cœur et non pas la bouche[.]
                                                                                                                                2. [L]es Juifs ne prieraient certainement pas Dieu pour les chrétiens s’ils étaient souverains dans le pays où ils vivraient[.]
                                                                                                                                3. (fr) [Le voiturier de Casanova demande si un Juif peut les accompagner.] Je lui réponds d’un ton aigre que je ne voulais personne, et encore moins un Juif. [Puis], malgré la répugnance raisonnée qui m’avait fait dire que je ne le voulais pas[, je change d’avis]. […] Le lendemain dans la voiture, ce Juif, qui avait assez bonne mine, me demanda pourquoi je n’aimais pas les Juifs.
                                                                                                                                  — Parce que, lui dis-je, vous êtes par devoir de religion nos ennemis. Vous vous croyez en devoir de nous tromper. Vous ne nous regardez pas comme vos frères. Vous poussez l’usure à l’excès quand ayant besoin d’argent nous en empruntons de vous. Vous nous haïssez enfin.
                                                                                                                                  — Monsieur, me répondit-il, vous vous trompez. Venez ce soir avec moi à notre école, et vous nous entendrez tous en chœur prier Dieu pour tous les chrétiens en commençant par notre maître le pape.
                                                                                                                                  Je n’ai pu alors retenir un grand éclat de rire parce que c’était vrai, mais je lui dis que ce qui priait Dieu devait être le cœur et non pas la bouche, et je l’ai menacé de le jeter hors de la calèche s’il ne convenait que les Juifs ne prieraient certainement pas Dieu pour les chrétiens s’ils étaient souverains dans le pays où ils vivraient, et il fut alors surpris de m’entendre lui citer en langue hébraïque des passages de l’Ancien Testament où il leur était ordonné de saisir toutes les occasions de faire tout le mal possible à tous les non-Juifs qu’ils maudissaient toujours dans leurs prières. Ce pauvre homme n’ouvrit plus la bouche.

                                                                                                                                4.  
                                                                                                                                  Vue arrière du château de Dux (Duchcov), Bohême du nord, maintenant en Tchéquie.

                                                                                                                                  1. Je connaissais malgré moi, et je me sentais forcé à me l’avouer, que j’avais perdu tout mon temps, ce qui voulait dire que j’avais perdu ma vie[.]
                                                                                                                                  2. [S]ans la faveur de l’aveugle déesse [de la Fortune], personne au monde ne peut être heureux.
                                                                                                                                  3. J’écris pour ne pas m’ennuyer[.]
                                                                                                                                  4. (fr) C’était [à Ancône] que j’avais commencé à jouir grandement de la vie, et je m’étonnais qu’il y avait de cela presque trente ans, temps immense, et que malgré cela je me trouvais encore plus jeune que vieux. […] [T]ant je trouvais que j’étais parfaitement heureux alors, tant je devais convenir d’être devenu malheureux, car toute la belle perspective d’un plus heureux avenir ne se présentait plus à mon imagination. Je connaissais malgré moi, et je me sentais forcé à me l’avouer, que j’avais perdu tout mon temps, ce qui voulait dire que j’avais perdu ma vie ; les vingt ans que j’avais encore devant moi, et sur lesquels il me semblait de pouvoir compter, me paraissaient tristes. Ayant quarante-sept ans je savais que j’étais dans l’âge méprisé par la fortune, et c’était tout dire pour m’attrister, puisque sans la faveur de l’aveugle déesse, personne au monde ne peut être heureux. […] Si telles étaient mes réflexions il y a vingt-six ans, on peut se figurer quelles doivent être celles qui m’obsèdent aujourd’hui quand je me trouve seul. Elles me tueraient si je ne m’ingéniais à tuer le temps cruel qui les enfante dans mon âme, heureusement ou malheureusement encore jeune. J’écris pour ne pas m’ennuyer, et je me réjouis, et je me félicite de ce que je m’en complais ; si je déraisonne, je ne m’en soucie pas, il me suffit d’être convaincu que je m’amuse : [ “J’aimerais mieux passer pour un écrivain insensé et sans art / Tant que mes défauts me plaisent ou m’échappent / Que d’être sage et de me chagriner.” (Horace, Épîtres) ]
                                                                                                                                    • Ayant quarante-sept ans … il y a vingt-six ans : Casanova a donc environ 73 ans (1798) quand il remanie cette page, et se trouve ainsi dans les derniers mois avant sa mort, après avoir pour l’essentiel passé les treize dernières années de sa vie enterré à Dux à s’occuper de ses textes puis de ses Mémoires « treize heures par jour, qui me passent comme treize minutes. » (lettre de Casanova à Opiz/Opitz, 10 janvier 1791, cf. t. III, p. 923, n. 1, et t. I, p. XVI, n. 6). Sur l’adversité de l’âge : cf. citation du t. I, vol. 1, chap. VI, p. 116.


                                                                                                                                    1. [T]out souverain requis de protection n’hésite pas un seul moment à l’accorder ; c’est le premier pas pour devenir le tuteur, et de tuteur le père, puis le maître de son cher protégé[.]
                                                                                                                                    2. Venise aujourd’hui n’existe plus que par sa honte éternelle.
                                                                                                                                    3. (fr) La République romaine ne devint maîtresse de tout le monde alors connu qu’en commençant par protéger tous les royaumes qu’elle s’est appropriés. Ce n’est que par cette raison que tout souverain requis de protection n’hésite pas un seul moment à l’accorder ; c’est le premier pas pour devenir le tuteur, et de tuteur le père, puis le maître de son cher protégé, quand ce ne serait que pour avoir soin de son héritage. Ce fut par ce moyen-là que ma maîtresse la République de Venise devint maîtresse du royaume de Chypre, que le Grand Turc après lui enleva pour devenir le maître du bon vin qu’on y fait, malgré que l’Alcoran devait le lui faire haïr. Venise aujourd’hui n’existe plus que par sa honte éternelle.
                                                                                                                                      • le Grand Turc : le sultan ottoman Selim II, dit « Selim l’Ivrogne », avait conquis Chypre après en avoir découvert le vin. Alcoran : ancien nom français du Coran. Venise aujourd’hui n’existe plus : Bonaparte venait juste d’abolir en 1797 l’État de la République de Venise, qui devint une simple région d’Autriche puis d’Italie.


                                                                                                                                       
                                                                                                                                      Les Poires, Honoré Daumier, 1834, d’après le croquis de Charles Philipon, 1831.

                                                                                                                                      1. Tout roi détrôné doit avoir été sot, et tout roi sot doit être détrôné[.]
                                                                                                                                      2. [I]l n’y a point de nation au monde ayant un roi qui ne l’ait que par force.
                                                                                                                                      3. [U]n roi sot doit avoir un premier ministre homme d’esprit, et le rendre très puissant.
                                                                                                                                      4. [L]a France sera perdue à cause de la sottise de la nation féroce, folle, ignorante, étourdie par son propre esprit, et toujours fanatique.
                                                                                                                                      5. La maladie [de la démocratie] qui règne en France actuellement serait susceptible de guérison dans tout autre pays, mais en France elle doit la conduire au tombeau[.]
                                                                                                                                      6. (fr) [La] sottise, très souvent fille de la bonté et de l’indolence, commença à perdre la France à l’avènement au trône du trop malheureux Louis XVI. Tout roi détrôné doit avoir été sot, et tout roi sot doit être détrôné, car il n’y a point de nation au monde ayant un roi qui ne l’ait que par force. Par cette raison, un roi sot doit avoir un premier ministre homme d’esprit, et le rendre très puissant. Le roi de France périt à cause de sa sottise, et la France sera perdue à cause de la sottise de la nation féroce, folle, ignorante, étourdie par son propre esprit, et toujours fanatique. La maladie qui règne en France actuellement serait susceptible de guérison dans tout autre pays, mais en France elle doit la conduire au tombeau, et je n’ai pas assez d’esprit pour deviner ce qu’elle deviendra.
                                                                                                                                        • La maladie qui règne en France actuellement : la démocratie, péjorative pour Casanova (cf. citation du t. III, vol. 9, chap. VII, p. 140, et le propos rapporté par le prince de Ligne au t. III, Annexes, p. 1164), et encore ne s’agissait-il alors que du suffrage censitaire indirect (quand Casanova rédige cette digression, la France n’est plus sous la Terreur mais le terne Directoire).


                                                                                                                                        Il n’est [pas] vrai que la vertu rende l’homme heureux, car il y a des vertus dont l’exercice doit faire souffrir, et toute souffrance exclut le bonheur.
                                                                                                                                        • (fr) [Le comte François Charles Coronini] se moquait de ceux qui disaient qu’il n’y avait pas au monde un homme heureux, tandis qu’il l’était, et qu’il était sûr de l’être puisqu’il le sentait. Il avait raison ; mais il mort d’une apostème dans la tête à l’âge de trente-cinq ans. Les douleurs qui l’ont tué l’auront désabusé. Il n’est d’ailleurs pas vrai ni qu’il y ait au monde un homme qui se sente heureux dans toutes les heures, ni un autre qui se sente toujours malheureux. Le plus ou le moins de bonheur ou de malheur ne peut être jugé par aucun, car il est relatif, et il dépend du caractère, du tempérament et des circonstances. Il n’est pas non plus vrai que la vertu rende l’homme heureux, car il y a des vertus dont l’exercice doit faire souffrir, et toute souffrance exclut le bonheur.


                                                                                                                                         
                                                                                                                                        Portrait d’une négresse, Marie-Guillemine Benoist, 1800.
                                                                                                                                        1. Une négresse […] me dit quelque chose qu’on n’oublie pas facilement. “Je ne comprends pas, me dit-elle un jour, comment vous pouvez être tant amoureux de ma maîtresse tandis qu’elle est blanche comme le diable.”
                                                                                                                                        2. Les nègres sont d’une autre espèce, ce n’est pas douteux[.]
                                                                                                                                        3. (fr) Une négresse qui servait la plus jolie de mes actrices, pour laquelle j’avais les plus grandes attentions, me dit quelque chose qu’on n’oublie pas facilement. “Je ne comprends pas, me dit-elle un jour, comment vous pouvez être tant amoureux de ma maîtresse tandis qu’elle est blanche comme le diable.” Je lui ai demandé si elle n’avait jamais aimé un blanc, et elle me répondit que oui, mais que c’était parce qu’elle n’avait jamais trouvé un nègre, auquel elle aurait certainement donné la préférence. Quelques mois après, cette Africaine, cédant à mes instances, m’accorda ses faveurs ; à cette occasion, j’ai connu la fausseté de la sentence qui dit que sublata lucerna nullum discrimen inter feminas [“quand la lampe est éteinte, plus de différences entre les femmes”]. Sublata lucerna on doit s’apercevoir si la belle est noire ou blanche. Les nègres sont d’une autre espèce, ce n’est pas douteux ; ce qu’ils ont de particulier est que la femme, si elle est instruite, elle est maîtresse de ne pas concevoir, et même de concevoir à son gré mâle ou femelle. Si mon lecteur ne le croit pas, il a raison, car selon notre nature la chose est incroyable ; mais il resterait persuadé comme moi si je lui en communiquais la théorie. [Fin de la digression.]
                                                                                                                                          • sublata lucerna : d’après Érasme, Adages, « Lucerna sublata, nihil discriminis inter mulieres », traduit par “Quand la lampe est éteinte, toutes les femmes sont égales”. négresse … nègre : le terme n’avait à l’époque rien de péjoratif. sont d’une autre espèce : en contexte, « espèce » donnerait ici plutôt le sens « sont d’une autre sorte, sont différents » (plutôt qu’une notion d’espèce animale séparée) ; son propos reste cependant ambigu (à noter que Casanova avait le teint foncé, “olivâtre” ou “teint africain” ; cf. t. I, vol. 4, chap. V, p. 762, n. 1, etc.).


                                                                                                                                           
                                                                                                                                          Danse macabre (Totentanz), anonyme du Codex Palatinus Germanicus, 1455-1458.

                                                                                                                                          [L]’idée de la mort ne peut égayer qu’un esprit fou.
                                                                                                                                          • (fr) Ce qui fit mes délices dans ces six semaines fut le comte François Charles Coronini dont je crois aussi d’avoir parlé. Il mourut aussi trois ou quatre ans après d’un abcès dans la tête. Un mois avant de mourir, il m’envoya son testament en vers italiens de huit syllabes que je conserve comme un échantillon de son esprit philosophique et de la gaieté de son âme. Tout y est comique et orné de la plus fine plaisanterie. S’il avait su qu’il devait mourir quatre semaines après il n’aurait pas pu le faire, car l’idée de la mort ne peut égayer qu’un esprit fou.
                                                                                                                                          • Sur la mort : cf. citations du t. I, vol. 1, Préface, p. 9.


                                                                                                                                          [Casanova attend début 1774 à Trieste la grâce des Inquisiteurs de Venise, qui lui permettra de rentrer dans sa patrie quelques mois plus tard.] À l’âge que j’avais de quarante-neuf ans il me paraissait de ne devoir plus rien espérer de la fortune, amie exclusive de la jeunesse, et ennemie déclarée de l’âge mûr. Il me semblait qu’à Venise je ne pouvais que vivre heureux sans avoir besoin des faveurs de l’aveugle déesse. […] Le premier objet qui m’intéressa à Trieste fut la seconde actrice de la troupe de comédiens qui y jouait. Je fus surpris d’y voir cette Irène, fille du soi-disant comte Rinaldi, dont mon lecteur doit se souvenir. Je l’avais aimée à Milan, je l’avais négligée à Gênes à cause de son père, et je lui avais été utile à Avignon où je l’avais tirée d’embarras avec l’approbation de Marcoline. Onze ans s’étaient écoulés sans que j’eusse jamais su ce qu’elle était devenue. […] Au commencement du carême elle partit avec toute la troupe, et trois ans après je l’ai vue à Padoue où j’ai fait avec sa fille une connaissance beaucoup plus tendre. [Fin du manuscrit inachevé.]
                                                                                                                                          • Ici finit cette histoire, telle qu’elle nous est venue de Dux ; et, après la disparition de Casanova, plus rien n’est dit dans le livre des jours anciens.


                                                                                                                                          1. 1,0 et 1,1 « Pour faire pleurer il faut pleurer » : ailleurs dans les Mémoires, Casanova montre Voltaire professant cette moitié du principe de Malipiero en 1760 (t. II, vol. 6, chap. IX, p. 391, et surtout chap. X, p. 408). Tous le tirent sans doute du fameux Si vis me flere d’Horace (que Casanova ne mentionne étrangement pas à Voltaire, dans le même temps qu’il rappelle savoir Horace par cœur) : « Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi » (Horace, Épître aux Pisons alias Art poétique, v. 102-103), « Si vous voulez que je pleure, pleurez d’abord vous-même » (trad. en prose de De Guerle, éd. Panckoucke, 1832).
                                                                                                                                          2. 2,0 2,1 et 2,2 Sur le nom « de la Meure » inventé par Laforgue : cf. Histoire de ma vie, Laffont/Bouquins, t. II, p. 36, n. 2.
                                                                                                                                          3. « omne pulchrum difficile » : le texte de l’édition Laffont/Bouquins porte « omne pulcrum difficile », mais l’absence de « sic » ou de commentaire dans sa note de bas de page (alors que les erreurs et citations incorrectes de Casanova sont systématiquement annotées) fait penser à une coquille dans cette édition et non pas dans le manuscrit original, d’autant qu’aucune autre édition (tant française qu’anglaise) ne porte « pulcrum » ; « pulchrum » a donc été ici rétabli sans crochets dans la citation.
                                                                                                                                          4. 4,00 4,01 4,02 4,03 4,04 4,05 4,06 4,07 4,08 4,09 4,10 4,11 et 4,12 Texte Casanova/Laforgue : Le manuscrit des chapitres I à IV du volume 8 semble s’être perdu vers 1830, Jean Laforgue ne les ayant pas rendus avec le reste du manuscrit à l’éditeur Brockhaus après avoir rédigé son adaptation des Mémoires ; les citations de ces quatre chapitres sont donc extraites de l’adaptation réécrite et censurée de l’édition Laforgue, qui a été intégrée à l’édition Brockhaus-Plon pour ces chapitres. (Cf. Histoire de ma vie, Laffont/Bouquins, t. I, p. XXIV, et t. II, p. 695, n. 1.)
                                                                                                                                          5. Sur l’apocryphe « La vérité est le seul Dieu que j’aie jamais adoré. » : provient de l’article « Casanova at Dux », également l’introduction de 1902 à la traduction Machen, The memoirs of Jacques Casanova de Seingalt, où Arthur Symons avait incorrectement tiré « Truth is the only God I have ever adored » (Book 1 (Venetian Years), “Casanova at Dux” by Arthur Symons en ligne, IV) du texte réel « […] in homage to truth, the only god I adore. » (Book 6 (Spanish Passions), « Chapter I » en ligne), et a probablement passé en citation française via sa traduction (« Casanova à Dux », Paris, Le Mercure de France, octobre 1903)
                                                                                                                                          6. 6,0 6,1 6,2 6,3 et 6,4 Le « chapitre IV et V » : il manquait deux chapitres au manuscrit original (les chapitres IV et V du volume 12), qui ont ainsi très longtemps manqué dans toutes les éditions et traductions. Casanova avait extrait ces deux chapitres du manuscrit pour les réécrire et peut-être les fusionner ; à sa mort, ils demeuraient sous la forme d’un document de travail titré « Extrait du chapitre IV et V [sic] » noyé parmi ses archives. Ils n’y ont été retrouvés qu’en 1884 par Arthur Symons, et publiés en revue qu’en 1906. L’édition Brockhaus-Plon de 1960 les rétablit entre les chapitres III et V, sous leur titre de travail. (Cf. Histoire de ma vie, Laffont/Bouquins, t. III, p. 923, n. 1.)



                                                                                                                                          Vous pouvez également consulter les articles suivants sur les autres projets Wikimédia :