Le voyage d'Anna Blume, 1987 (v.f. 1989)
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Ce qui me paraît surprenant, ce n'est pas que tout se désagrège, mais que tant de choses continuent à exister. Il faut longtemps pour qu'un monde disparaisse, bien plus longtemps qu'on ne suppose. Les vies continuent à être vécues et chacun d'entre nous reste le témoin de son propre petit drame.
Le voyage d'Anna Blume, Paul Auster (trad. Patrick Ferragut), éd. Le livre de poche, 1993, p. 37
Il est jeune, c'est tout. Trop littéraire, trop imbu de sa propre subtilité.
- Un auteur, en parlant de son premier roman
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 34
J'ai toujours été un bûcheur, un type qui s'angoisse et se débat à chaque phrase, et même les meilleurs jours je ne fais que me traîner, ramper à plat à plat ventre tel un homme perdu dans le désert. Le moindre mot est pour moi entouré d'arpents de silence et lorsque j'ai enfin réussi à le tracer sur la page, il a l'air de se trouver là comme un mirage, une particule de doute scintillant dans le sable. Le langage ne m'a jamais été accessible de la façon dont il l'était pour Sachs. Un mur me sépare de mes propres pensées, je me sens coincé dans un no man's land entre sentiment et articulation, […]. Pour [Sachs], les choses et les mots correspondaient, tandis que pour moi ils ne cessent de se séparer, de voler en éclats dans toutes les directions. Je passe presque tout mon temps à ramasser les fragments et à les recoller ensemble, mais Sachs n'a jamais eu à trébucher ainsi, à fouiller les tas d'ordure et les poubelles en se demandant s'il ne s'est pas trompé dans la juxtaposition des pièces.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 73
Certaines semaines, elle s'imposait ce qu'elle appelait « le régime chromatique », se limitant à des aliments d'une seule couleur par jour. Orange le lundi : carottes, melon, crevettes bouillies. Rouge le mardi : tomates, grandes, steak tartare. Blanc le mercredi : turbot, pommes de terre, fromage frais. Vert le jeudi : concombres, brocolis, épinards – et ainsi de suite, jusqu'au dernier repas du dimanche inclus.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 86
Leur conversation était devenue l'un de ces échanges fous et elliptiques qui s'épanouissent entre deux personnes en train de flirter dans une soirée, une série d'énigmes, de coq-à-l'âne et d'assauts de mots d'esprit. Le truc consiste à ne rien livrer de soi, de façon aussi élégante et aussi détournée que possible, à faire rire son interlocuteur, à se montrer subtil.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 151
J'ai d'abord compris que je tombais, et puis j'ai compris que j'étais mort. Je ne veux pas dire que je savais que j'allais mourir, je veux dire que j'étais déjà mort. J'étais un mort en train de tomber et même si techniquement je vivais encore, j'étais mort, aussi mort qu'un homme enterré dans sa tombe. Je ne sais pas comment exprimer ça autrement. Pendant que je tombais, je me trouvais déjà au-delà de l'instant où je toucherais le sol, au-delà de l'impact, au-delà de l'impact en mille morceaux. Je n'étais plus qu'un cadavre, et au moment où j'ai heurté la corde à linge et atterri sur ces serviettes et ces couvertures, je n'étais plus là.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 157
L'un dans l'autre, il existe quelque cent trente modèles réduits de la statue de la Liberté, érigés dans des lieux publics d'un bout à l'autre de l'Amérique. […] A la différence du drapeau, qui a tendance à diviser les gens autant qu'à les unir, la statue est un symbole qui ne suscite aucune controverse. Si de nombreux Américains sont fiers de leur drapeau, de nombreux autres en sont honteux, et pour chaque personne qui le considère comme un objet sacré il y en a une qui aimerait cracher dessus, ou le brûler, ou le traîner dans la boue. La statue de la Liberté n'est pas atteinte par de tels conflits. Depuis cent ans, transcendant la politique et les idéologies, elle se dresse au seuil de notre pays comme un emblème de ce qu'il y a de bon en nous.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 280
Négliger les enfants, c'est nous détruire nous-mêmes. Nous n'existons dans le présent que dans la mesure où nous mettons notre foi dans le futur.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 282
Contrairement aux proclamations caractéristiques du terrorisme, avec leur rhétorique pompeuse et leurs exigences belliqueuses, les déclarations du Fantôme de la Liberté ne demandaient pas l'impossible. Il voulait simplement que l'Amérique fît un examen de conscience et se corrigeât.
Leviathan, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Le livre de Poche, 1993, p. 282
Renifle encore, mon beau. C'est tout un régiment de haricots qui voyage avec nous et dont ton postérieur nous lâche la fanfare.
- Le narrateur, alors âgé d'une dizaine d'année, pète littéralement de trouille dans une voiture conduite à vive allure. C'est la conductrice qui parle ci-dessus.
M Vertigo, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 1994, p. 117
Je n'avais jamais entendu rire comme ça. On aurait dit l'une des dix plaies, ou du gin à deux cents degrés, ou quatre cents hyènes courant les rues de Dingueville.
M Vertigo, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 1994, p. 124
Dans un film, c'est ici que les pages du calendrier commenceraient à se détacher du mur. On les verrait voleter devant une toile de fond de routes de campagne et d'herbes vagabondes, et les noms des villes se succéderaient à l'image tandis qu'on suivrait sur une carte de l'est de l'Oklahoma les déplacements de la Ford noire. La musique serait enjouée et pleine de vie, avec des tintements syncopées imitant le bruit des tiroirs-caisses. Les plans s'enchaîneraient, chacun fondu dans le précédent. Des mannes débordantes de pièces de monnaie, des bungalows de bord de route, des mains en train d'applaudir et des pieds qui trépignent, des bouches bées, des visages aux yeux exorbités tournés vers le ciel. (…) Ah ! le bon vieux tape-à-l'œil hollywoodien ! (…) Pas très subtil, peut-être, mais efficace !
M Vertigo, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 1994, p. 141
[S]on visage me parut pâle et défait – comme s'il avait passé la nuit à contempler l'obscurité en songeant à la fin du monde.
M Vertigo, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 1994, p. 182
J'aurais repris des forces encore plus rapidement, je crois, sans la mauvaise habitude que je contractai pendant ces vacances au milieu des dunes et des cornes de brume. Depuis qu'elles avaient recouvré la liberté de se mouvoir, mes mains commençaient à faire preuve d'une remarquable indépendance. Elles ne tenaient pas en place et fourmillaient d'impatience de vagabonder et d'explorer, et j'avais beau leur répéter de rester tranquilles, elles se baladaient où ça leur chantait. Je n'avais qu'à me glisser sous les draps, le soir, et elles s'obstinaient à s'envoler vers leur lieu favori, un royaume de forêt juste au sud de l'équateur. Là, elles rendaient visite à leur ami, le plus grand de tous les doigts, le tout-puissant qui règne sur l'univers par télépathie mentale. Quand il ordonne, aucun sujet ne peut résister. Mes mains étaient en son pouvoir (...)
M Vertigo, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 1994, p. 185
A un moment donné, pour des raisons que je ne saurais expliquer, je me laissai épouser. Ça ne dura pas plus de six mois, et cette expérience me paraît aujourd'hui si brumeuse que j'ai de la peine à me rappeler de quoi ma femme avait l'air. Sans un gros effort de mémoire, je ne me souviens même plus de son nom.
M Vertigo, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 1994, p. 300
La nuit de l'oracle, 2003 (v. f. 2004)
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Que le sang paraît rouge sur le blanc du lavabo de porcelaine, me disais-je. Quelle vivacité elle a, cette couleur et, esthétiquement, qu'elle est choquante. Les autres fluides issus de nous sont ternes en comparaison, de pâles giclées. Salive blanche, sperme laiteux, urine jaune, morve brun-vert. Nous excrétons des couleurs d'automne et d'hiver tandis que court, invisible, dans nos veines, cela même qui nous maintient en vie, l'écarlate d'un artiste fou – aussi rouge et brillant que de la peinture fraîche.
La nuit de l'oracle, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 2006, p. 48-49
Je m'étais résigné à vivre le restant de mes jours avec un cœur en pièces, et à présent elle me disait que je pouvais vivre avec elle – en un morceau, toute ma vie en un morceau avec elle.
La nuit de l'oracle, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 2006, p. 65
Nick aime l'idée de se balader dans les habits d'un mort. A présent qu'il a cessé d'exister, il lui paraît juste d'adopter la garde-robe d'un homme qui a, lui aussi, cessé d'exister – comme si cette double négation rendait plus complet, plus permanent l'effacement de son passé.
La nuit de l'oracle, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 2006, p. 100
Jill appartient au monde du milieu du XXIIè siècle. On possède alors la maîtrise des voyages dans le temps, mais on ne la met que rarement en pratique et des restrictions sévères en réglementent l'usage. Conscient des risques de rupture et de désastre qu'elle implique, l'État n'accorde à chacun qu'un seul voyage durant sa vie. Et ce n'est pas pour le plaisir de visiter d'autres moments de l'histoire, mais en tant que rite d'initiation à l'âge adulte. (…) Vous êtes envoyé dans le passé pour (...)observer vos ancêtres. (…) Le but de votre voyage est de vous enseigner l'humilité et la compassion, la tolérance envers le prochain. Parmi la centaine d'aïeux que vous rencontrerez en chemin, la gamme entière des possibilités humaines vous sera révélée, chacun des numéros de la loterie génétique aura son tour. Le voyageur comprendra qu'il est issu d'un immense chaudron de contradictions et qu'au nombre de ses antécédents se comptent des mendiants et des sots, des saints et des héros, des infirmes et des beautés, de belles âmes et des criminels violents, des altruistes et des voleurs. À se trouver confronté à autant de vies au cours d'un laps de temps aussi bref, on gagne une nouvelle compréhension de soi-même et de sa place dans le monde. On se voit comme un élément d'un ensemble plus grand que soi, et on se voit comme un individu distinct, un être sans précédent, avec son avenir personnel irremplaçable. On comprend, finalement, qu'on est seul responsable de son avenir.
- Début d'un scénario imaginé par le narrateur, écrivain.
La nuit de l'oracle, Paul Auster (trad. Christine Le Bœuf), éd. Actes Sud, 2006, p. 125-126