Pierre Legendre

historien du droit et psychanalyste français

Pierre Legendre est un juriste et psychanalyste français, né en 1930.

Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison modifier

En substituant au « pourquoi ? » le « comment ? », au métaphysique la technique et l’opérationnel, la civilisation de droit civil s’est engagé dans une impasse, l’impasse d’un monde livré aux formes scientifiques du despotisme, derrière l’écran de l’individu libéré par la technique. Autre est la science, autre l’idée de la science, et les prodiges technologiques n’y peuvent rien, de sorte que la nécessité est là, pressante, de s’interroger sur « l’être de la technique ». À force de confondre tous les plans, la démagogie scientiste fait croire à l’inexistence de la structure et finit par brouiller les cartes du jugement, envoyant ainsi à la casse les procédés juridiques nécessaires à la fabrique de l’homme. Cependant un seuil critique est atteint, que ne peuvent ni ne veulent voir les disciplines symptomatiques, qui gèrent la faillite des montages. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’évolution de la sociologie et de ses annexes : le sociologisme est devenu l’intégrisme de l’Occident gestionnaire, il étouffe la pensée. On ne saurait être à la fois le symptôme d’une question et prétendre l’éclairer.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 8


Où en sommes-nous, dans l’humanité dévastée mais parée de prestiges, quant au travail incessant de le nommer le Joueur et le Jeu ? Quelle est cette contrainte, qui pèse sur l’animal parlant d’avoir à l’institution de l’origine et de la cause ? Le Dieu occidental et la Science, son substitut sécularisé sont-ils encore exportables, pour fonder à vivre le sujet prétendu mondialisé ? Les sociétés de la tradition romano-canonique laïcisée n’éviteront pas d’affronter pour leur compte la condition universelle, c’est-à-dire l’impératif de faire face au pourquoi ? par la parole. Le chapitre du politique ne saurait se confondre avec l’économie sans frontière.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 19


Nous comprenons que le primat de la représentation sur la choséité des choses imposé par le langage oblige à considérer que le sujet n’est pas un et que, s’il en est ainsi, une donnée anthropologique aussi essentielle, qui commande l’accès au monde, doit porter à conséquences institutionnelle sur le monde.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 28


Ayant pris acte, à la suite de Freud, du mécanisme subjectif d’appropriation du monde, on conçoit que le gage de la réalité ne soit pas immanent au monde, ne se trouve pas dans la choséité de la chose, mais résulte d’une mise de la représentation, sur fond de négativité assumée. Le regard alors se déplace, car nous avons affaire au problème du jugement, de l’élaboration de la pensée. Selon cette perspective, l’épreuve de la réalité s’analyse en définitive comme épreuve de vérité.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 331


Pour résumer, je dirai ceci : l’accès de l’animal parlant au monde n’est pas concevable hors des discours institués, et c’est en agençant les montages de vérités que les sociétés frayent à l’homme le chemin de la vérité, parce qu’elle doit maîtriser la condition de parlant, en produisant le face-à-face avec le monde ; ainsi la garantie de la réalité se trouve-t-elle fondée, en étant à la parole par une procédure d’inscription, dans le Texte.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 332


Le scientisme ne fait que traduire une déperdition symbolique du discours fondateur et fait commerce de certitudes faciles, à savoir l’ajustement du mot et de la chose dans la conscience de l’homme, la transparence d’un monde démythifié par les sciences, l’avènement enfin de la naïve objectivité.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 334


Dans la culture du Sujet-Roi, de l’individu mini-État, chacun est à soi-même une secte, et la société une super-secte gérant l’absurde.
  • Leçons I, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 345


Leçons II L'Empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels modifier

Comme les sauvages réduits à merci par le système industriel rationaliste, nous avons à prendre possession imaginaire d’un monde qui devient réel dans un après coup.
  • Leçons II, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 218


Il faut s’interroger sur la haute capacité d’érudition de l’Occident industriel, sur la signification stratégique du savoir historisant qui permet de revenir sur le passé, c'est-à-dire de le refouler d’une manière moderne en l’épurant.
  • Leçons II, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 220


L’historisation du discours de colonisation, de conversion, etc., est une manœuvre d’après-coup et fonctionne pour nous affranchir généalogiquement de la culpabilité en la reportant sur les vrais auteurs, lesquels, comme par hasard, sont morts.
  • Leçons II, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 224


Leçons IV L'inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident modifier

La scientification, qui objective tout, nous conduit à penser que nous sommes désormais en dehors du micmac de l’humanité ordinaire, primitive ou simplement, pour reprendre le vocabulaire violemment imposé par les idéaux économistes, sous-développée. L’objectivation scientifique du social – du social tel que nous consentons à l’observer- rendrait le social ainsi comptabilisé indéfiniment manipulable, parce que l’obscurcissement mythologique étant levé, l’absolu étant lui-même relativisé, le volontarisme, sous ses habillages divers, libéral ou planificateur, deviendrait la cause de tout.
  • Leçons IV, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1983, p. 165


Leçons VI Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États modifier

L’exploitation sociale et politique de la normativité est une chose, la question vitale du lien d’un sujet à la normativité en est une autre. Aucune société humaine ne saurait se dispenser de mettre à l’équerre ses sujets. L’entreprise de normalisation s’est réalisée jusqu’ici à travers certaines données, qui peuvent être bousculées ou bouleversées de fond en comble. Mais, à moins de promouvoir la folie ou l’annulation subjective, une exigence ne peut être effacée : l’existence d’un cadre de légalité qui garantisse la conservation de l’espèce selon les contraintes indépassables de la différenciation humaine.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 11


Je ne vois pas que nous puissions faire autrement ici que revenir aux conditions, liées à la reproduction de notre espèce, dans lesquelles chaque homme, pour vivre, tout simplement vivre, entre dans l’univers par la représentation. Or, évoquer la représentation, c’est du même coup avoir affaire à l’horreur des commencements pour l’humain, à la logique subjective qui comporte, pour tout sujet, la nécessité de s’arracher à l’opacité, par le langage. En clair, cela revient à poser la loi de l’animal parlant : la nécessité de tout ramener aux mots pour qu’il y ait des choses. Méconnaître cette loi, vouloir ignorer son ressort et ses conséquences, c’est se condamner à ne rien comprendre à la logique de l’Interdit. (…) Si l’humain symbolise comme il respire, il n’entre dans la symbolisation que moyennant son passage sous les fourches caudines de l’institution du langage, dont il faut tâcher de comprendre que l’Interdit, en toute société et pour chaque sujet, constitue l’accompagnement, l’ombre portée en quelque sorte. Prenons donc la mesure de ce dont il s’agit : symboliser signifie rendre présent quelque chose d’absent, le représenter. Si la logique de l’Interdit est à ce point liée au phénomène du langage, à la représentation, par la parole, d’une absence, c’est qu’il est dans la nature du langage d’instituer. Le langage nous sépare des choses en les nommant, mais aussi notre séparation d’avec les choses institue les choses sous un nom pour le sujet qui parle, et de ce fait institue le sujet lui-même comme sujet du discours social des catégories, dont relèvent le nom des choses et la raison de ce qui entre elles les divise. S’arracher à l’opacité première par le langage, surmonter l’horreur des commencements, entrer dans l’échange symbolique : toute l’entreprise humaine fait jouer le principe institutionnel comme principe fondateur du discours et de la parole dans la société considérée. En ce sens, nous avons affaire à un (…) déterminisme symbolique (…). Réfléchissons sur les manifestations d’un tel déterminisme, rapportable à l’institution du langage et dont relèverait l’élaboration sociale de l’Interdit. Mes remarques viennent de faire apparaître le phénomène de l’institution de la communication humaine comme comportant plusieurs registres indépendants et en même temps soumis à un mode de relation, celui-là même où se révèle à nous l’idée d’institution. Ainsi distinguons nous : le registre du sujet de la parole, celui de l’univers nommé des objets –objet, ici, au sens de chose ou personne-dans-le-monde, par rapport à quoi tout sujet conquiert son identité-, celui enfin du discours des catégories.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 27


Dans la culture ultramoderne référée à la Science, nous serions bien avisés de prendre en compte cette topique du discours social, topique qui nous met devant les yeux ce que nous ne comprenons plus, par défaut de réflexion sur la logique institutionnelle : dès qu’elle est rapportée à la problématique des fondements du langage, la Science décroche, si j’ose dire, de la rationalité scientifique et nous la transportons vers ce lieu qui s’interpose entre l’homme et l’abîme ; en ce lieu, elle change de statut, pour humaniser le vide des origines, le symboliser : elle prend statut de métaphore, appelée à garantir la parole
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 29


S’assurer des fondements, garantir la parole contre son propre anéantissement, c’est pour une société humaine faire surgi ce vide symbolisé par la mise en scène d’un lieu où se joue la représentation de l’ultime question. Dans la culture ultramoderne référée à la Science, nous serions avisés de prendre en compte cette topique du discours social, topique qui nous met sous les yeux ce que nous ne comprenons plus, par défaut de réflexion sur la logique institutionnelle : dès lors qu’elle est rapportée à la problématique des fondements du langage, la Science décroche, si j’ose dire, de la rationalité scientifique et nous la transportons vers ce lieu qui s’interpose entre l’homme et l’abîme ; en ce lieu elle change de statut, pour humaniser le vide des origines, le symboliser : elle prend statut de métaphore, appelée à garantir la parole.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 29


Mettre en œuvre la référence, c’est d’abord mettre en scène –non pas démontrer sur le mode scientifique- le pouvoir de différencier, l’opposer à l’empire de l’indifférencié, théâtraliser la problématique de l’inceste en montrant la place de sujet dans un rapport de légalité à deux termes opposés.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 43


Nous sommes des êtres de langage et néanmoins la parole ne peut pas tout dire
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 44


(…) l’autorité ne procède pas d’un contenu, mais de la place de l’émission du message : cela est dit parce que cela doit être dit, qu’il faut entendre dit à la bonne place.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 47


Si les dires scientifiques, quant à la place du Tiers mythique, ils deviennent forme souveraine du dire et rite fondateur, leur autorité s’inscrit comme rapport au mythe, la légalité devient elle-même rite de la Science. Sur cette lancée, poursuivons : la Science devient rite du gouvernement, de par la logique structurale, statuts de légistes, c'est-à-dire en fait de juristes occultes. Un immense problème surgit : la mystification du Politique par les sciences.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 48


Ainsi la fonction sociale de l’autorité a-t-elle pour visée un désenlacement, d’infliger au sujet qu’il renonce au totalitarisme, à sa représentation d’être tout, c'est-à-dire en définitive de le limiter.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 52


Voilà pourquoi je m’inscris en faux contre le travail au bulldozer, à coup de bombes, de ces bombes que sont devenues les sciences sociales, humaines et gestionnaires. Tant de chercheurs se comportent aujourd'hui en soldatesque, qui se croient mandatés pour faire sauter la construction de l’Interdit et dynamiter les montages du sens, partout sur la planète, tant de discours informes sur le pouvoir et le sujet propagent la barbarie du non-sens comme nouvel horizon planétaire, qu’il est nécessaire de rappeler le fait esthétique comme fait structural, lié au déterminisme de notre espèce.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 55


L’amour n’est pas un coït ni la reproduction d’un bétail, mais chez l’animal parlant ébats de l’être avec son image. Le désir, malheurs et splendeurs, inclus, procède de là. La copulation est à ce point liée à l’institution de la parole que la mise à mort du sujet de discours fait encourir à l’humain de n’avoir pas accès à la vie du désir. En témoignent massivement les déchéances de la folie. Vouloir l’ignorer est l’une des menaces qui pèsent sur l’humanité de notre temps, où la Science, présentée non plus comme pensée mais comme gestion, serait appelée, d’après les nouvelles propagandes du pouvoir sans limite, à remplacer le Droit et l’idée même de gouvernement. La conception managériale du monde, dans le monde où nous vivons, entraîne vers ceci : la Science est-elle en passe de devenir, à l’insu des scientifiques eux-mêmes, la représentation ultramoderne de la force ? Contre les fantasmes d’une Science totale, nous gardent les contre-feux de l’Art.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 56-57


Un mythe cesse d’opérer c'est-à-dire de produire ses effets normatifs, s’il se sait être un mythe.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 68


(…) dogmatique est le discours occupant la place mythique de la vérité et, de ce fait, servant de fondement aux images identificatoires, pour la société en tant que telle et pour tout sujet ressortissant de cette représentation. Or, de nos jours, le discours dogmatique capable d’accueillir la croyance aux images et de fonder la représentation ne peut être mis en scène, si j’ose ainsi m’exprimer, que sous le chapeau de la Science et coiffé par la Démocratie gestionnaire, ou par tout autre signifiant socialement emblématique, c'est-à-dire politiquement plausible. Le Droit est donc refoulé dans la culture, essentiellement parce que la Science lui a ravi, au cours de l’histoire du système normatif européen, la place mythique, le Science ayant pris statut de fondement des lois, à l’instar du divin, avec lequel le Droit civil, nous le verrons plus loin, est directement lié. On observera que l’idée même de dogmaticité fait horreur aujourd'hui et à bon escient, car le présupposé d’après lequel l’objet-Science échappe au statut dogmatique du discours des images (le Droit lui-même cessant d’être pensé comme dogmatique) est nécessaire au montage social d’idéalisation normative de la Science, comme il est nécessaire que le Droit soit présenté, non comme manœuvre fondatrice du vivant (auquel cas la Science en tant qu’idéal religieux s’en trouverait détrônée) –du vivant parlant, c'est-à-dire du sujet-, mais comme anecdote sociale et simple technique de régulation gestionnaire. À voir la panique qui saisit juristes et psys à la perspective de parler dogmes, au sens que mes travaux donnent à ce terme, on ne s’étonne pas de cette nouvelle peur de penser : la crainte de trahir la Science paralyse la réflexion sur les montages institutionnels, dès lors qu’une telle réflexion touche au rite moderne d’entrée dans la légalité, c'est-à-dire au fin fond de ce qui nous porte hors de l’abîme indicible, nos représentations de l’Au nom de, l’inaugural que j’appelle aussi discours de la Référence, tout aussi divin aujourd'hui que l’ancien, en ce qu’il est lui aussi intouchable et sacré.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 68-69


Coextensive à l’apparition du langage est l’esquisse d’un sujet de la parole, c'est-à-dire d’un être capable de séparer les choses en les nommant, donc capable de classement et d’entrer au moyen du pas franchi de la chose au mot, dans la représentation d’un vide symbolisé, avec à la clé l’impératif de surmonter l’abîme indicible et l’anéantissement
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 69


À l’instar d’une religion, l’individualisme se propage institutionnellement et modèle le sujet par les grands moyens juridiques, à preuve les évolutions des systèmes juridiques euro-américains ; s’il n’était brutalement normatif, s’il n’usait de propagandes touchant au point le plus vif des identifications du sujet, il ne serait ni politiquement plausible, ni par conséquent juridiquement efficace.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 75


Je dirai : l’homme ne vit pas dans la gestion, mais dans le risque et la mise à l’épreuve. Je dirai encore : les constructions institutionnelles surgissent de là, d’une nécessité, pour l’espèce parlante, de faire face à l’abîme indicible du sujet, par la mise en œuvre de l’impératif de symbolisation généalogique. Sur cette base seulement, l’individualisme peut jeter le masque, se laisser comprendre comme figure tragique de la modernité, faire enfin l’objet de critiques pertinentes quant à ses effets normatifs pour au moins circonscrire l’effet dévastateur le plus aisément repérable, la désubjectivisation de masse qu’il induit sous couvert, au versant juridique des choses, d’une libération indéfinie de l’homme.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 75


Il y a là produire le semblable à partir du semblable, point commun entre les hommes, les animaux, les arbres, les plantes. (…) un caractère spécifie cette production dans l’humanité : le langage, qui impose à l’homme d’être justiciable d’un discours de la différenciation pour vivre. Dans le cas européen, la tradition désigne ce discours par la catégorie Droit. Nous voici, de nouveau, devant le plus élémentaire et le plus important du phénomène institutionnel, à savoir qu’il y a institution dans les sociétés humaines, parce qu’il y a langage.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 79


Si la loi humaine est la loi du langage et si le Droit en traduit socialement la quintessence, cela veut dire que la loi de la reproduction humaine consiste à diviser, classer, différencier. Au versant d’une réflexion sur la structure, cela veut dire qu’en stipulant tout sujet comme fils de, fille de, le Droit assume une fonction logique : donner forme sociale à la loi de la division, ouvrant ainsi à l’homme la possibilité de vivre selon la condition de l’espèce – la condition du parler, laquelle consiste pour chaque sujet à se différencier comme sujet et à différencier le monde avec des mots. (…) Je résumerai ce dont il s’agit : nous sommes enfants des images, des images fondatrices, et c’est en cela que nous sommes fils de, fille de.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 80


Les idéaux contemporains du sujet-Roi fondateur de lui-même tendent à caricaturer le phénomène de légalité, rejeté du côté d’un ordre social présumé persécuteur, voire annulateur du sujet de la parole ; les catégories de la différenciation généalogique et notamment l’articulation du père (essentielle au fonctionnement du déterminisme symbolique) sont alors rabattues vers d’incertaines exégèses d’école, esquives commodes de la problématique œdipienne, dont on voit mal, dans ces conditions, ce qu’elle traduit, quant à la loi de l’espèce à laquelle il faut tout de même bien rattacher le sujet. On se tire de ce guêpier par des acrobaties adaptables au goût du jour, doctrines d’apothéose du sujet du désir, célébrations théoriciennes autour de l’absence de sens, ritournelles sur la jouissance, etc. –discours de suffisance ayant en commun le mépris du Droit et des arts de la loi, et qui sont l’équivalent d’une religion de l’ultra-narcissisme dont se repaît l’homme libéré d’aujourd'hui. Au fond de cette équivoque : l’incompréhension du langage comme institution.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 83


Un problème essentiel de notre temps est de liquider la méprise qui conduit à abolir les montages dogmatiques au nom de la science, inversement à surinvestir la science en lui transférant la fonction dogmatique
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 88


A l’instar du duel individu/société, les rapports binaires sont lus d’après le code des oppositions binaires, sans que le code lui-même s’inscrive sous statut de métaphore fondatrice de tous les rapports en cause ou possibles. Autrement dit, l’univers juridique est un univers plat, dont est banni le Tiers mythique qui le fonde, rendant du même coup présente la marque fictionnelle d’un tel univers
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 89


La Science positive entrant en contradiction avec la fiction, c'est-à-dire avec l’essence des montages dogmatiques, la dimension tierce s’effondre en tant que dimension nécessaire à l’institution de la vie ; de la sorte perdons-nous de vue la logique de l’ordre institutionnel comme univers à trois dimensions
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 90


(…) la forme ultramoderne de l’Interdit nous est proposée comme abolition de l’Interdit, si j’ose dire, son interdiction. (…) Ce paradoxe met en scène le sujet-Roi, l’individu sur-libéré. Mais il faut bien voir que, si la liberté a pris statut d’objet social idéal, aux traductions symboliques indéfiniment multipliées par le développement industriel, cette nouvelle condition de l’homme s’accompagne d’effets normatif en chaîne, d’abord dans l’ordre de la filiation, c'est-à-dire là où se joue l’arrimage du sujet à la loi de l’espèce. Le sujet n’est Roi qu’en apparence, car la doctrine nouvelle des images lui notifie le principe de légalité sous la forme du self-service normatif, la liberté devient diktat de la liberté. Les idéaux de sur-liberté sont, en termes d’identification aux images, l’injonction, à l’adresse du sujet, de s’identifier à sa propre image, autrement dit de prendre en charge le discours des fondements : l’individu doit s’instituer lui-même. Il y a là, en germes, les impasses de l’autofondation, avec à la clé la déconstruction des nouvelles générations, ce que j’appelle la désubjectivisation de masse, nouveau nom de la tyrannie.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 96


Je le rappelle : les images ont une fonction, elles sont le terreau qui nourrit la Raison. Il s’agit donc de classement, de principe des catégories mis en œuvre, en un mot, d’élaborer l’identité : faire jouer les images identificatoires à l’échelle institutionnelle. De nos jours comme pour les cultures antiques, c’est par la propagation d’un discours de ces images fondatrices que se déploie la version de l’Interdit quel qu’en soit le contenu, aujourd'hui la version de l’anti-Tabou. En définitive, si c’est à coups de propagandes d’anti-Référence que se défont les Références classiques du Droit de la filiation, il ne s’ensuit pas que ces propagandes échappent pour autant à la logique de la Référence, telle que j’en décris les éléments et le fonctionnement. Dans ces conditions, malgré les dénis, la dogmatique de la sur-liberté demeure assujettie à la logique de la conservation de l’espèce. Cela nous ouvre la possibilité de comprendre que le rapport de dettes entre les générations est en voie de bouleversement, au préjudice des sujets à venir, appelés à payer ce que par avance nous leur infligeons, le surcoût généalogique de l’autofondation. Autrement dit, la débâcle du discours de l’identité ne sera pas payée par nous, mais par ceux qui nous suivent.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 97


Non seulement l’automobile, mais surtout la moto, ne sont pas de simples moyens de transport, elles sont des objets mythologiques, c'est-à-dire objets ayant fonction de relais, investis d’amour (jusqu’à la caricature et le fanatisme), parce que destinés en bien des cas à jouer une partie de rivalité avec quelque chose de plus vertigineux mettant en cause la représentation de l’altérité pure (…). Aujourd'hui, nous avons la plus grande difficulté à concevoir la ritualisation des choses, parce que nous avons quelques honte –une honte surimposée par la civilisation scientifique- à reconnaître la déraison première de toute vie humaine, c'est-à-dire une incertitude foncière sur les fondements du principe de Raison auquel reste accrochée la reproduction de la vie dans l’espèce. Ou alors il faut biaiser, mystifier l’humanité ordinaire par des moyens reconnus acceptables parce qu’ils transitent par le marché : je vous renvoie à l’entreprise des poupées-patouf vendues comme enfants adoptifs.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 203-204


Que l'invention du montage puisse être l'objet d'entreprises perverses ou folles, dont témoigne la violence religieuse et politique dans l'humanité, cela ne change rien au fond de l'affaire : l'organisation de tout système normatif passe par la fabrique d'une métaphore de base, dont relève l'effet normatif qu'en occident nous appelons le Droit. Or cette fabrique ne peut être qu'un lieu de discours, aujourd'hui multiples et entrecroisés, qui énoncent ce à quoi il est licite de croire. La Science et la Démocratie n'échappent pas à ce mécanisme social de la représentation. Dans cette perspective je dirai : tout discours qui contribue à la représentation de la causalité contribue à fabriquer la métaphore de base ; à ce titre, il prend statut dogmatique, comme producteur symbolique - producteur du lien à la Référence. D'emblée se trouve posée, mais d'un point de vue bien différent de celui qui retenait Max Weber, le problème de la non-séparation contemporaine de la Science et du Politique.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 355


Les sciences sociales, humaines et gestionnaires, les sciences biologiques et médicales (si entreprenantes dans le domaine des filiations) sont de nos jours un discours normatif, un juridisme qui s’ignore et dont les effets sur le plan symbolique, étant massifs, doivent être soumis à la critique. En enfermant l’interprète, particulièrement le juge, dans le carcan scientiste, nous touchons aux fondements institutionnels de la parole ; dans ces conditions, le Droit participe en toute innocence à la désinstitution des nouvelles générations.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 359


Il est contradictoire, contraire à l’esprit scientifique, que les sciences s’érigent en instance dogmaticienne de fait
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 412


Une erreur capitale des théoriciens du Management universel est de miser sur la croyance hédoniste, sur le gouvernement au nom du principe de plaisir, comme ressort de l’espèce humaine, car l’animal parlant est mû par le désir de reconnaissance –reconnaissance d’un désir du sujet, fût-ce au prix de sa propre mort.
  • Leçons VI, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1992, p. 421


Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l'État et du Droit modifier

Le langage nous est mesuré. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si le langage n’était que la réplique des choses, si les humains étaient collés aux choses et à la réalité, il n’y aurait pas lieu à institutions, parce qu’il n’y aurait aucun écart entre nous et les choses. L’emprise de la représentation signifie le débordement des choses, leur subversion permanente et de principe, le règne de ce qui fonde à parler, l’empire des échanges en somme (…).
  • Leçons VII, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1998, p. 157


L’enjeu de représentation c’est cela : ce qui fonde la parole et que celle-ci ne saurait dire, si ce n’est par son accompagnement mythologique, lequel est un incessant travail social de montages, de trucs de discours qui cassent ce que nous nommons réalité.
  • Leçons VII, Pierre Legendre, éd. Fayard, 1998, p. 157


De la Société comme Texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique modifier

Ainsi convient-il en priorité de remonter vers le constat suivant : le monde n’est pas donné à l’homme, si ce n’est par le langage qui sépare des choses et le divise lui-même. Et cette déchoséification généralisée, une sorte de dématérialisation de la matérialité du monde, lui impose le joug d’un univers de la représentation, su et insu, bien plus difficile d’accès à nos investigations que celui où se meuvent, pour survivre elles aussi, les autres espèces perfectionnées.
  • De la Société comme Texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique, Pierre Legendre, éd. Fayard, 2001, p. 17


En quoi une société pourrait-elle assumer la fonction d’un Miroir, c'est-à-dire s’auto-investir d’une fonction spéculaire, qui en somme équivaut à introduire la théâtralité – hiérarchie d’une scène et manœuvre de la fiction – comme condition d’organisation religieuse, politique, économique, des groupes humains ? L’examen des montages dogmatiques nous ouvre ces arcanes, à condition de ne pas oublier au départ que le jeu des images et, dans son prolongement obligé, l’activité de la pensée sont des effets inséparables de la vie du langage. Pour s’avancer dans notre direction, faisons le point là-dessus. Il faut rappeler comment opère le langage, médiation entre l’homme et la matérialité du monde. Il n’y a pas les mots d’un côté, les choses de l’autre. Le terme « choses » se rapporte à des objets à la fois extérieurs et reconstruits dans la représentation. Autrement dit, le rapport du mot et de la chose est intérieur au langage, de sorte qu’un objet extérieur n’existe que parce que sa condition d’existence matérielle se double dans sa construction dans la représentation. Cela étant, le nouage que nous appelons signification ne peut être réduit au rapport exclusif des mots avec d’autres mots, car l’opération langagière suppose le point de contact avec la choséité, elle contient l’articulation entre celle-ci et sa construction dans la représentation. Ainsi, le langage est matrice, relation, synthèse, mais aussi tension, entre la matérialité du monde et le royaume, su et insu, de l’image. Ces remarques sont capitales, tant au plan subjectif que social. Elles touchent à l’actuel quiproquo positiviste qui de proche en proche confond vérité scientifique et vérité dogmatique. Une vérité scientifique est scientifique, parce que conforme aux lois de la science considérée. Mais, dès lors que la société la reconstruit comme valeur, elle prend statut de vérité dogmatique. Le discours scientifique obéit aussi à la logique des montages institutionnels du discours
  • De la Société comme Texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique, Pierre Legendre, éd. Fayard, 2001, p. 18-19


Ainsi, à parti du concept de théâtre, qui renvoie non seulement au regard fasciné, mais côté scène au pouvoir de montrer par la fiction – ici, pouvoir sur l’ordre social du sens – se dessine le jeu de la transcendance sociale, qui dématérialise la matérialité à un niveau qui, surplombant celui du sujet particulier, ouvre les voies de l’appropriation humaine du monde à la société considérée. Du même pas, nous comprenons que, si la transcendance de la scène sociale relève du hors-temps de la logique, la théâtralité concrète se déploie historiquement ; les contenus en sont donc variables, car appelés à devenir caducs dans le renouvellement indéfini du sens.
  • De la Société comme Texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique, Pierre Legendre, éd. Fayard, 2001, p. 26-27


La fabrique de l'homme occidental modifier

Il faut des mots, des images et un corps, pour que s’élève la voix humaine. Il faut cela, plus une quatrième dimension : il faut la raison de vivre. (…) La raison de vivre nous vient du langage. Une maxime des juristes dit ceci : « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles. » Il faut comprendre que nous portons le joug, et que l’espèce humaine, à cause de la parole, rencontre l’effroi et l’énigme du pouvoir.
  • La fabrique de l'homme occidental, Pierre Legendre, éd. Mille et une nuits, 1996, p. 11-17


Entretiens modifier

(…) Maintenant, le pouvoir revendique sa propre disparition. On voit un ancien président de la République [Valéry Giscard d’Estaing] écrire qu’il a souffert d’être séparé de ses concitoyens. C’est-à-dire qu’il ne supportait pas sa fonction. Ce même président avait pris la manie de s’adresser, à la télévision, à ceux qu’il gouvernait au singulier... : "Madame, Mademoiselle, Monsieur" ; pour moi, c’est le comble. […] Il laisse entendre qu’il est mon président, à moi qui l’écoute. Il n’est pas mon président, il n’est le président de personne en particulier, il est le président de la République française, de la nation française. En détruisant la mise à distance symbolique du pouvoir, il commettait une faute grave contre le véritable fondement de la démocratie, qui repose sur la représentation, sur une mise en scène. La mise en scène est une mise à distance, et une mise en miroir qui permet la respiration, qui permet aux individus et aux groupes de se trouver, de se constituer en se séparant de leur propre image. Alors que la prétendue convivialité, déthéâtralisée, déritualisée, casse l’humain, détruit les individus en les laissant seuls face au néant. Démerde-toi, drogue-toi, suicide-toi, c’est ton affaire, il y aura des garagistes qui répareront si c’est réparable, et des flics si besoin est.
  • « Entretien. "L'humanité a besoin de l'ombre pour échapper à la folie" », Pierre Legendre, Le Monde, 22 avril 1997, p. 14


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