[...] un siècle avant le célèbre « salon au fond d'un lac » de
Rimbaud, c'est soudain en pleine époque des Lumières, le précipice au milieu du salon. Et c'est assez pour que ces livres échappent au temps qui les a vus naître.
- Il est ici question de l'émergence du roman noir (gothique).
A d'autres la commodité de penser que le roman noir ne serait que le refoulé du siècle des Lumières. Au contraire, lieu mental que s'est trouvé et choisi cette époque-là, il constitue sans doute la première tentative — et sûrement la seule tentative plurielle — pour éclaircir une nuit dont nous ne sommes pas encore sortis.
Peu à peu, forêts, orages, montagnes enserrent personnages et lecteurs dans un réseau d'angoisses d'abandon et de fusion. Jusqu'à ce qu'enfin désertée de toute trace d'humanité, la nature s'ouvre béante comme un dangereux appel de vide entraînant vers une série d'identifications archaïques.
Qu'on ne s'y trompe pas : un même mécanisme régit la lente montée vers le château et la descente involutive à l'ombre de ses murailles. Et voilà peut-être une des insupportables découvertes que le siècle s'efforce de ne pas faire. Non pas que l'asile soit une prison, que les choses ne soient jamais ce qu'elles semblent être. Ce qui équivaudrait à une expérience systématique du leurre dont l'intérêt serait bien mince au milieu d'une époque rompue à tous les arts de l'apparence. Mais tout acquiert une dimension autrement inquiétante quand il s'avère que le leurre porte sur la réalité elle-même, ou plutôt sur toutes les données psychiques, intellectuelles, sensibles qui fondent alors l'idée même de la réalité.
Tout d'abord, quand ils ont quittés les contrées habitées pour ne plus rencontrer que de rares paysans ou ermites hébétés, vivant déjà en-deçà du langage, n'est-ce pas la possibilité de communiquer qui s'est refermée derrière eux ? Puis le monde s'est progressivement clos : les tempêtes, les orages, les forêts ont été autant de murailles de feu, d'eau, de ténèbres conjuguant leurs pouvoirs pour les prendre au piège d'un mécanisme de plus en plus rapide. Une fois le seuil du château franchi rien ne change : la topographie intérieure est calquée sur celle de la forêt. L'enchevêtrement des souterrains égare comme l'enchevêtrement végétal, l'apparition du moindre flambeau déchire la nuit et inquiète avec la même fulgurance que les orages du dehors... Seulement, à l'intérieur, tout devient insupportablement concentré et ostentatoire.
[...] le fait que le roman noir devienne le lieu imaginaire où la prison est niée par l'idée d'un plaisir obscur et souverain, garanti par l'enfermement, prend une valeur révolutionnaire qui déjoue cependant une fois encore tout ancrage historique. Comme si là contre tout espoir, la sensibilité plurielle offrait à chacun de déterminer inconsciemment son espace, au plus loin de la cité et de son ordre, là où l'écume naît indifféremment de la décomposition ou de l'effervescence de la vie.
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 222
[...] cette confusion des lieux de peur et des lieux de plaisir dans l'imaginaire européen, qui donne à chacun l'occasion de se rendre fantasmatiquement maître de l'espace destiné à l'asservissement du nombre, préfigure paradoxalement la fête révolutionnaire alors conçue comme « l'éveil d'un sujet collectif qui naît à lui-même, et qui se perçoit en toutes ses parties, en chacun de ses participants ». Et quand la première fête révolutionnaire aurait été la prise de la Bastille, c'est-à-dire la prise de possession collective d'un lieu clos ou bien l'abolition d'un décor qui sépare, le roman noir propose la même fête, mais à l'intérieur d'un décor où la séparation ne se serait maintenue que pour exalter la souveraineté de tous ceux qui s'en rendent fantasmatiquement maîtres. Ainsi niant à la fois le caractère exclusif de la fête aristocratique et le caractère collectif de la fête révolutionnaire, l'architecture noire ouvre un espace de subversion où le nombre délimite négativement le champ d'affirmation de l'unique pour en faire une prison, de même que l'unique y vient nier la possibilité d'un plaisir partagé, excluant tout ce qui s'oppose à sa propre satisfaction. Car illustrant l'idée fort répandue en cette fin de siècle que « l'extrême liberté de quelques-uns attente à la liberté de tous », les demeures du roman noir exposent aussi que la liberté de tous porte atteinte à la liberté de chacun dont elles esquissent les perspectives illimitées.
- Annie Le Brun cite ici à deux reprises Jean Starobinski (in l'Invention de la liberté).
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 222
Il n'est pas de roman noir qui ne mette spectaculairement en scène l'absence ou l'imprécision du tourmenteur.
Absence ostentatoire qui fait en quelque sorte basculer la question du mal dans l'imaginaire. Dans la mesure où le scélérat du roman noir en acquiert une toute-puissance cosmique qui met paradoxalement le mal à la portée de tous. Il est ici, il est là, il est dans l'air comme une redoutable énergie avec laquelle il va falloir se mesurer. Du même coup, le voilà rendu à l'état de nature, le voilà rendu à son innocence première.
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 226
Je n'oublie pas que les premières manifestations du roman noir sont liées aux conquêtes de la Révolution anglaise de 1688 et déjà au rejet du catholicisme. Cependant, la réalité beaucoup plus violente de la Révolution française, surtout en ce qui concerne la question religieuse, permet de voir le véritable enjeu, celui de la souveraineté individuelle s'opposant à toute transcendance spirituelle ou temporelle.
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 232
Qu'une telle affirmation de la criminalité soit liée à la solitude monacale, n'est pas sans importance au moment où la représentation révolutionnaire ne retient que ce qui se passe sur la scène éclairée de l'histoire. L'« inconvenance majeure » du roman noir est précisément d'exposer par cet artifice la solitude terrible de l'individu affronté à sa propre violence intérieure, solitude que l'idéologie révolutionnaire nie en la rejetant dans l'ancien monde et en inaugurant, sous le prétexte de fonder la « nation », une complicité de fait qui se referme sur la criminalité de chacun.
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 238
[...] alors que
Sade s'emploie déjà à inventorier toutes les variantes de la soumission et de la domination pour n'en pas finir de rencontrer à chaque fois le néant au-delà de la jouissance, l'expérimentation noire ne vise qu'à discerner l'obscur engrenage qui broie lentement l'image de l'homme normal.
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Un
engrenage de néant, p. 249
[...] à mesure qu'on croit entrevoir la possibilité de reconstruire vraiment une nouvelle image de l'homme, même si l'on a besoin pour ce faire de se référer à quelque modèle antique, l'imagination plurielle entreprend à l'ombre des constructions les plus frénétiquement naturelles une dislocation mécanique de la personne humaine. On n'en est plus à vouloir masquer le néant de l'engrenage mais bien au contraire on apprend à voir sous la continuité des apparences un engrenage de néant.
- Cette citation vien justifier l'existence du roman noir à la fin du XVIIIè siècle.
Les châteaux de la subversion,
Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982
(ISBN 2-07-032341-2), partie III, Un
engrenage de néant, p. 256
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