« Michel Houellebecq » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Petro (discussion | contributions)
Balises : Modification par mobile Modification par le web mobile
Ligne 55 :
|année d'origine=1994
|page=146-147
|ISBN=2-290-34952-6}}
 
 
{{citation
|citation=Tisserand parut d'abord s'intéresser à une brunette d'une vingtaine d'années, vraisemblablement une secrétaire. J'étais assez tenté d'approuver son choix. D'une part la fille n'était pas d'une beauté exceptionnelle, et serait sans doute peu courtisée; ses seins, certes de bonne taille, étaient déjà un peu tombants, et ses fesses paraissaient molles; dans quelques années, on le sentait, tout cela s'affaisserait complètement. D'autre part son habillement, d'une grande audace, soulignait sans ambiguïté son intention de trouver un partenaire sexuel: en taffetas léger, sa robe virevoltait à chaque mouvement, découvrant un porte-jarretelles et un string minuscule en dentelle noire, qui laissait le fessier entièrement nu. Enfin son visage sérieux, même un peu obstiné, semblait indiquer un caractère prudent; voilà une fille qui devait certainement avoir des préservatifs dans son sac.
 
Pendant quelques minutes Tisserand dansa non loin d'elle, lançant vivement les bras en avant pour indiquer l'enthousiasme que lui communiquait la musique. À deux ou trois reprises il tapa même dans ses mains; mais la fille ne semblait nullement le remarquer. À la faveur d'un léger blanc musical, il prit donc l'initiative de lui adresser la parole. Elle se retourna, lui jeta un regard méprisant et traversa la piste de part en part pour s'éloigner de lui. C'était sans appel.
 
Tout se passait comme prévu. Je partis commander un deuxième bourbon au bar.
 
À mon retour, je sentis que quelque chose venait de basculer. Une fille était assise à la table voisine de la mienne, seule. Elle était beaucoup plus jeune que Véronique, elle pouvait avoir dix-sept ans; n'empêche qu'elle lui ressemblait horriblement. Sa robe très simple, plutôt ample, en tissu beige, ne soulignait pas vraiment les formes de son corps; celles-ci n'en avaient nullement besoin. Les hanches larges, les fesses fermes et lisses; la souplesse de la taille qui conduit les mains jusqu'à deux seins ronds, amples et doux; les mains qui se posent avec confiance sur la taille, épousant la noble rotondité des hanches. Je connaissais tout cela; il me suffisait de fermer les yeux pour m'en souvenir. Jusqu'au visage, plein et candide, exprimant la calme séduction de la femme naturelle, sûre de sa beauté. La calme sérénité de la jeune pouliche, encore enjouée, prompte à essayer ses membres dans un galop rapide. La calme tranquillité d'Ève, amoureuse de sa propre nudité, se connaissant comme évidemment, éternellement désirable. Je me suis rendu compte que deux années de séparation n'avaient rien effacé; j'ai vidé mon bourbon d'un trait. C'est ce moment que Tisserand a choisi pour revenir; il transpirait légèrement. Il m'a adressé la parole; je crois qu'il souhaitait savoir si j'avais l'intention de tenter quelque chose avec la fille. Je n'ai rien répondu; je commençais à avoir envie de vomir, et je bandais; ça n'allait plus du tout. J'ai dit: " Excuse-moi un instant… " et j'ai traversé la discothèque en direction des toilettes. Une fois enfermé j'ai mis deux doigts dans ma gorge, mais la quantité de vomissures s'est avérée faible et décevante. Puis je me suis masturbé, avec un meilleur succès: au début je pensais un peu à Véronique, bien sûr, mais je me suis concentré sur les vagins en général, et ça s'est calmé. L'éjaculation survint au bout de deux minutes; elle m'apporta confiance et certitude.
 
En revenant, je vis que Tisserand avait engagé la conversation avec la pseudo-Véronique; elle le regardait avec calme et sans dégoût. Cette jeune fille était une merveille, j'en avais la certitude intime; mais ce n'était pas grave, j'étais masturbé. Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d'amour; elle aurait souhaité en être encore capable, je lui rends ce témoignage; mais cela n'était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l'amour ne peut s'épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l'époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d'amants; un tel mode de vie appauvrit l'être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L'amour comme innocence et comme capacité d'illusion, comme aptitude à résumer l'ensemble de l'autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l'adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d'ordre sentimental et romanesque; progressivement, et en fait assez vite, on devient aussi capable d'amour qu'un vieux torchon. Et on mène ensuite, évidemment, une vie de torchon; en vieillissant on devient moins séduisant, et de ce fait amer. On jalouse les jeunes, et de ce fait on les hait. Cette haine, condamnée à rester inavouable, s'envenime et devient de plus en plus ardente; puis elle s'amortit }}
{{Réf Livre
|titre=Extension du domaine de la lutte
|auteur=Michel Houellebecq
|éditeur=J'ai lu
|collection=Nouvelle génération
|année=2005
|année d'origine=1994
|ISBN=2-290-34952-6}}