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|année d'origine=1955-1976}}
 
== ''{{w|L'Hommehomme sans qualités}}'' (''{{Lang|de|Der Mann ohne Eigenschaften}}''), 1930-1932 ==
 
=== Tome I, 1930 ===
 
==== I. Une manière d'introduction ====
 
{{citation|citation=Comme chez beaucoup d'hommes qui atteignent à une situation importante, c'était, à mille lieues de tout égoïsme, un amour profond pour ce que l'on pourrait appeler l'utilité publique et supra-personnelle, un respect tout honorable de cela sur quoi l'on fonde son avantage, non point parce qu'on le fonde, mais en même temps qu'on le fonde, en harmonie avec ce fait, c'est-à-dire, somme toute, pour des raisons tout à fait générales. La chose est d'importance : un chien de race, s'il cherche sa place sous la table à manger sans se laisser détourner par les coups de pieds, ce n'est point par bassesse de chien, mais par attachement et fidélité ; et dans la vie, ceux-là même qui calculent froidement n'ont pas la moitié du succès des esprits bien dosés, capables d'éprouver pour les êtres et les relations qui leur sont profitables, des sentiments vraiment profonds.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=3. Même un homme sans qualités peut avoir un père à qualités.
|page=39
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Comme les enfants sont fanfarons, qu'ils aiment jouer au gendarme et au voleur, et qu'ils sont toujours prêts à tenir pour la plus grande du monde la famille Y., de la rue du grand X., pour peu que le hasard en ait fait leur propre famille, rien n'est plus aisé que de les gagner au patriotisme. En Autriche, les choses étaient un peu moins simples : si les Autrichiens étaient bien sortis vainqueurs de toutes les guerres de leur histoire, la plupart d'entre elles ne les en avaient pas moins obligés à quelque cession. Ce sont des choses qui font penser. Dans sa dissertation sur l'amour du pays, Ulrich écrivit qu'un véritable patriote ne devrait pas se croire en droit de juger son pays meilleur que les autres ; et même, en un éclair qui lui parut particulièrement beau, bien que sa lueur l'eût plutôt ébloui qu'illuminé, il avait ajouté à cette phrase déjà suspecte une autre phrase : à savoir que Dieu lui-même préfère sans doute parler de sa création au potentiel (''hic dixerit quispiam'' : ici, l'on avancera peut-être que...), car Dieu crée le monde en pensant qu'il pourrait tout aussi bien être différent. Ulrich avait été très fier de cette phrase, mais peut-être ne s'était-il pas exprimé assez clairement, car elle provoqua un véritable scandale, et on faillit le chasser de l'école ; mais on ne résolut rien, incapable que l'on était de décider s'il fallait voir dans sa téméraire observation un outrage à la patrie ou un blasphème.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=5. Ulrich.
|page=43-44
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
{{citation|citation=Qu’est-ce donc qui s’est perdu ? Quelque chose d’impondérable. Un présage. Une illusion. Comme quand l’aimant lâche la limaille, et elle retombe en vrac. Comme quand un peloton de laine se défait. Comme quand un cortège se disperse. Comme quand un orchestre commence à jouer faux. Vous n’auriez pu déceler le moindre détail qui n’eût été possible autrefois, mais tous les rapports s’étaient légèrement gauchis. Des idéaux dont la valeur était naguère fort mince avaient pris de l’embonpoint. Des gens qu’on n’aurait pour rien au monde pris au sérieux récoltaient maintenant des lauriers. Les angles s’arrondissaient, ce qui avait été séparé se recollait, des hommes indépendants faisaient des concessions au succès, le goût qu'on s'était formé entrait dans une nouvelle période d'incertitude. Partout les limites précises s'étaient effacées, et une sorte de don de la mésalliance, d'ailleurs difficile à décrire, permettait partout l'ascension de conceptions et d'hommes nouveaux. Ces conceptions, ces hommes nouveaux n'étaient sans doute pas absolument mauvais ; il y avait seulement en eux un peu trop de mauvais dans le bon, un peu trop d'erreur dans la vérité, un peu trop de souplesse dans la définition. Il semblait vraiment qu'il y eût pour ce mélange des proportions privilégiées qui lui permettaient de réussir mieux qu'aucun autre ; une petite addition, juste ce qu'il fallait de succédané, qui seule permettait au génie de paraître génial, au talent d'être qualifié de « prometteur », tout comme une certaine dose de café de figues, ou de chicorée, est seule à pouvoir donner au café, de l'avis de bien des gens, la véritable « caféité » ; et, brusquement, toutes les positions importantes et privilégiées de l'esprit se trouvèrent tenues par ces gens-là, toutes les décisions prises dans leur sens. On ne peut en rejeter la faute sur quoi que ce soit. On ne peut davantage expliquer comment les choses en sont venues là. On ne peut s’élever ni contre des personnes, ni contre des idées, ni contre des phénomènes précis. Ce ne sont ni le talent, ni la bonne volonté, ni même les caractères qui manquent. C’est à la fois tout et rien ; on dirait que le sang, ou l’air, ont changé ; une mystérieuse maladie d’époque a détruit le germe de génie de l’époque précédente, mais tout reluit de nouveauté, de telle sorte que l’on ne sait plus en fin de compte si le monde a réellement empiré, ou si l’on a tout implement vieilli. Alors, un nouvel âge a décidément commencé.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=16 Une mystérieuse maladie d'époque
|page=94-95
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Et il pensa, non sans surprise : « Alors, quand nous soutenions telle ou telle affirmation, nous ne souciions pas tellement qu'elles fussent justes, mais bien qu'elles servissent à nous affirmer !» Tant le besoin de luire soi-même, chez les jeunes gens, est plus fort que celui de voir dans la lumière ; et le souvenir de ce sentiment qu'on avait de flotter sur des rayons, Ulrich l'éprouvait comme une perte douloureuse.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=16. Une mystérieuse maladie d'époque.
|page=93
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Un mathématicien n'a l'air de rien du tout, c'est-à-dire qu'il a l'air si généralement intelligent que cela n'a plus aucun sens précis ! À l'exception des membres de l'Église catholique romaine, plus personne aujourd'hui n'a l'aspect qu'il devrait avoir, parce que nous faisons de notre tête un usage aussi impersonnel que de nos mains ; mais le mathématicien c'est le comble de tout : un mathématicien sait presque aussi peu de choses sur lui même que les gens n'en sauront sur les prairies, les poules, les jeunes veaux, quand les pilules vitaminées auront remplacé pain et viande !}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=1982
|ISBN=2-02-006073-6
|chapitre=17 Influence d'un homme sans qualités sur un homme à qualités
|page=75
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
{{Loupe|L'homme sans qualités}}
 
{{citation|citation=Il m'a raconté une fois toute une histoire : que si l'on analyse la nature d'un millier d'individus, on les trouve composés de quelque deux douzaines de qualités, sensations, structures, types d'évolution, et ainsi de suite. Et que si l'on analyse notre corps, on ne trouve que de l'eau et quelques douzaines de petits amas de matière qui flottent dessus. L'eau monte en nous exactement comme dans les arbres ; les créatures animales, comme les nuages, sont formées d'eau. Je trouve cela charmant. Dès lors on ne sait plus très bien ce que l'on doit penser de soi. Ni ce que l'on doit faire.}}
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|jour=14
}}
 
==== II. Toujours la même histoire ====
 
{{citation|citation=Un homme jeune, lorsque son esprit est sensible (se dit Ulrich en pensant probablement à nouveau à son ami d'enfance Walter), ne cesse d'émettre des idées dans toutes les directions. Mais celles-là seules qui éveillent une résonnance dans son entourage lui renvoient leurs rayons et se condensent, alors que tous ses autres messages se perdent et se dispersent dans l'espace. Ulrich admit volontiers qu'un homme qui a de l'esprit possède toutes les sortes d'esprit, de sorte que l'esprit préexisterait aux qualités ; lui-même était un homme pétri de contradictions et il s'imaginait que toutes les qualités que l'humanité a jamais extériorisées reposent, assez près les unes des autres, dans l'esprit de chaque homme, à condition naturellement qu'il en ait un.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=29. Explication et interruption d'un état de conscience normal.
|page=170-171
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930
}}
 
 
{{citation|citation=Ulrich se rappelait ce qu’eût été pour lui, dix ou quinze ans auparavant, une telle journée dans ces rues. Toutes choses étaient, une fois de plus, tellement belles ; et pourtant, il y avait très nettement, dans ce bouillonnant désir, le douloureux pressentiment d’une captivité ; le sentiment inquiétant que tout ce que l’on croit atteindre vous atteint ; le térébrant soupçon que les affirmations fausses, distraites, sans importance personnelle, auront toujours dans ce monde un écho plus puissant que les véritables, et les plus singulières. Cette beauté (se disait-on alors), parfait ! mais est-ce vraiment ma beauté ? Et la vérité que l’on m’enseigne, est-ce ma vérité ? Les buts, les voix, la réalité, toutes ces choses séduisantes qui vous attirent et vous guident, que l’on suit et sur quoi l’on se rue… est-ce donc la réalité réelle, ou n’en voit-on qu’un souffle insaisissable au-dessus de la réalité proposée ? Ce qui excite le plus la méfiance, ce sont les divisions et les formes toutes faites de la vie, l’histoire toujours la même, les choses déjà préfigurées par les générations précédentes, le langage tout fait non seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments. Ulrich s’était arrêté devant une église. Grands dieux ! si une matrone géante avait été assise là dans l’ombre, avec un gros ventre retombant en escaliers, le dos appuyé aux murs des maisons et tout là-haut, en mille plis, sur les boutons et les verrues, le coucher du soleil au visage… ne se serait-il pas exclamé tout autant ? Dieu ! que c’était beau ! On ne veut nullement se dérober au fait qu’on a été mis au monde avec le devoir d’admirer cela ; mais, comme on vient de le dire, il ne serait pas impossible non plus de trouver beaux, chez une respectable matrone, les formes amples, doucement retombantes, et le filigrane de ses plis ; il est seulement plus simple de dire qu’elle est vieille. Cette transition du moment où l’on trouve les choses du monde vieilles à celui où on les trouve belles est à peu de chose près celle qui nous conduit des conceptions du jeune homme à la morale plus élevée de l’adulte, laquelle demeure un ridicule B-A-Ba jusqu’au jour où brusquement, on l’a faite sienne.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=34. Un rayon brûlant et des murs refroidis.
|page=187
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Il se rappelait le mot de Voltaire, que les hommes ne se servent des paroles que pour masquer leurs pensées, et des pensées que pour justifier leurs irrégularités.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=52 Le sous-secrétaire Tuzzi constate une lacune dans l'organisation de son ministère
|page=293
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=- J'aimerais qu'on en restât là, dit Ulrich calmement. Notre conception du monde qui nous entoure, mais de nous-mêmes aussi bien, change chaque jour. Nous vivons dans une époque de transition. Peut-être se prolongera-t-elle, si nous n'affrontons pas plus courageusement que jusqu'ici nos tâches essentielles. Néanmoins, quand on a été relégué dans l'obscurité, on n'a pas le droit de chanter de peur comme les enfants. C'est chanter de peur, précisément, que feindre de savoir comment on doit se comporter ici-bas : rugis à faire trembler les assises du monde, ce n'est jamais que de la peur. D'ailleurs, j'en suis convaincu, nous galopons ! Nous sommes encore loin des buts, ils ne s'approchent pas, nous ne les voyons même pas, nous nous tromperons encore souvent de route, nous devrons changer de chevaux souvent encore ; mais un jour, après-demain ou dans deux mille ans, l'horizon commencera à couler et se ruera sur nous en mugissant !}}
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|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Tout ce dont nous avons besoin dans la vie, c'est de la conviction que nos affaires marchent mieux que celles du voisin. C'est-à-dire tes tableaux, mes mathématiques, pour tel et tel sa femme et ses enfants ; tout ce qui donne à un homme l'assurance que, sans être en aucune manière quelqu'un d'extraordinaire, dans cette manière de n'être d'aucune manière quelqu'un d'extraordinaire il trouverait malaisément son égal.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=54. Dans une conversation avec Walter et Clarisse, Ulrich se montre réactionnaire.
|page=300
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Les idéaux ont de curieuses qualités, entre autres celle de se transformer brusquement en absurdité lorsqu'on essaie de s'y conformer strictement. Voyez par exemple Tolstoï et Berta Suttner, deux écrivains dont les idées étaient à peu près également en vogue à l'époque : comment l'humanité, dans la non-violence, pensait Diotime, pourrait-elle se procurer ne fût-ce que des poulets ? Et que faire des soldats si, comme ces écrivains le réclament, on ne doit pas tuer ? Ils seront au chômage, les pauvres, et les criminels auront de beaux jours. Mais ces propositions existaient réellement, et l'on disait que l'on avait déjà recueilli des signatures. Diotome n'aurait jamais pu se représenter une vie privée de vérités éternelles, mais elle constatait maintenant à sa grande surprise que chaque vérité éternelle existe en double, en multiples exemplaires. C'est pourquoi l'homme raisonnable (et c'était dans ce cas le sous-secrétaire Tuzzi, qui se vit ainsi, en quelque manière, réhabilité) éprouve pour les vérités éternelles une méfiance profonde ; sans doute ne contesterait-il jamais qu'elles soient indispensables, mais il est convaincu que les êtres qui les prennent à la lettre sont des fous.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=57. Grande exaltation. Diotime fait d'étranges découvertes sur la nature des grandes idées.
|page=317
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Les tribunaux ressemblent à des caves où dort dans des bouteilles la sagesse de nos arrières-grands-pères ; on ouvre ces bouteilles, et l'on pleurerait presque à découvrir à quel point l'effort de précision de l'homme, lorsqu'il arrive au dernier degré de fermentation avant la perfection, est imbuvable. Il semble pourtant qu'il enivre ceux qui n'y sont pas endurcis. Il est bien connu que l'ange de la Médecine, lorsqu'il a assisté quelques temps au débat des hommes de loi, en oublie souvent sa propre mission. Il referme alors ses ailes avec un cliquetis, et l'on dirait, dans la salle du tribunal, l'ange de réserve de la Jurisprudence.}}
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|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Si donc quelqu'un s'avisait, poussé mettons par une mentalité végétarienne, de voussoyer une vache (parfaitement conscient du fait que l'on manque plus facilement d'égards à un être que l'on tutoie), on le traiterait aussitôt de sot ou même de fou ; non pas à cause de sa mentalité végétarienne ou zoophile, mais bien parce qu'il l'aurait directement transposée dans le réel. En un mot il existe entre l'esprit et la vie un compromis assez complexe au terme duquel l'esprit touche au plus 0.5 % de ses créances et y gagne le titre de créancier honoraire. }}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=72. La science sourit dans sa barbe, ou : Première rencontre circonstanciée avec le Mal.
|page=414
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=C'est ainsi que le commerçant, à qui la grandeur est aussi indispensable qu'une boussole, a dû recourir à ce tour de passe passe démocratique qui consiste à remplacer l'efficacité non mesurable de la grandeur par la grandeur mesurable de l'efficacité. N'est grand désormais que ce qui passe pour tel ; cele signifie qu'en fin de compte sera grand ce qu'une publicité bien entendue proclame tel, et il n'est pas donné à tout le monde d'avaler sans difficulté ce noyau des noyaux de notre temps. Arnheim avait dû faire de nombreuses tentatives avant d'y réussir.
}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=96. Le Grand-écrivain, vu de face.
|page=578-579
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Le train des jours est un train qui déroule ses rails devant soi à mesure qu'il arrive. Le fleuve du temps est un fleuve qui emporte avec soi ses rives. Celui qui voyage se meut entre des parois fixes, sur un sol fixe ; mais parois et sol, de manière imperceptible, sont étroitement associés aux mouvement des voyageurs.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=98. Sur un État qui périt faute de nom.
|page=595
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
 
{{citation|citation=Le principe d'identité est la loi de la pensée et de l'action lucide ; il se manifeste aussi bien dans la conclusion inattaquable d'un raisonnement que dans le cerveau d'un maître chanteur poussant sa victime devant lui pas à pas ; c'est une loi qu'impose la misère de notre vie, à laquelle nous succomberions si les relations n'y pouvaient prendre une forme univoque. La métaphore, au contraire, est le mode d'association des images qui règnent dans le rêve : c'est la souple logique de l'âme, à quoi correspond dans les intuitions de l'art et la religion la parenté de toutes choses. Les penchants et les aversions ordinaires aussi bien, l'assentiment et le refus, l'admiration, la subordination, la domination, l'imitation et leurs contraires, ces diverses relations de l'homme à l'homme et de l'homme à la nature, qui ne sont pas encore et qui ne seront peut-être jamais purement objectives, ne peuvent être saisies autrement que par la métaphore. Ce que l'on appelle l'humanité supérieure n'est sans doute qu'une tentative pour fondre ensemble, après les avoir prudemment séparées, ces deux grandes moitiés de la vie que sont la métaphore et la vérité.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0368-4
|chapitre=116. Les deux arbres de la vie. Ulrich réclame la création d'un Secrétariat général de l'Âme et de la Précision.
|page=787
|tome=1
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
=== Tome II, 1932, 1937-1938 ===
 
==== III. Vers le règne millénaire ou les criminels ====
 
{{citation|citation=« Tu as raison qu'importent en fin de compte les événements en tant que tels ! Ce qui compte, c'est le système de représentations à travers lequel on les observe, et le système personnel dans lequel on les insère.
- Comment dis-tu cela ? » demanda Agathe méfiante.
Ulrich s'excusa de parler si abstraitement, mais comme il cherchait une comparaison facilement accessible, sa jalousie fraternelle reparut et influença son choix. « Supposons qu'une femme qui ne nous est pas indifférente ait été violentée, expliqua-t-il. Dans un système héroïque, il faudrait s'attendre qu'elle se venge ou se suicide ; dans un système empirico-cynique, qu'elle fasse tomber cet outrage comme une poule qui s'ébroue. Et aujourd'hui, on verrait sans doute un composé des deux systèmes : cette incertitude intérieure est plus insupportable que tout. »}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=2. Confiance
|page=26
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
{{citation|citation=Quand on lui disait que quelque chose était vrai ou nécessaire, elle se guidait là-dessus et acceptait de bonne grâce tout ce que l'on exigeait d'elle, parce qu'agir ainsi lui semblait correspondre à la loi du moindre effort, et qu'elle eût jugé absurde d'entreprendre quoi que ce fût contre des institutions solides qui n'avaient aucun rapport avec sa vie et appartenaient visiblement à un monde bâti selon la volonté des parents et des maîtres. Mais elle ne croyait pas un mot de ce qu'elle apprenait. Comme en dépit de sa conduite apparemment docile, elle n'était nullement une élève modèle et que, partout où ses désirs contredisaient ses convictions, elle faisait tranquillement ce qu'elle voulait, elle jouissait de l'estime de ses camarades, même de cette sympathie admirative que conquièrent à l'école ceux qui savent se faciliter les choses. Il était même possible que son étrange maladie d'enfant fût un arrangement de cet ordre : à cette exception près, elle avait toujours été en bonne santé et nullement nerveuse. « Ainsi, tout bonnement un caractère paresseux et nul », observa-t-elle avec quelque incertitude. Elle se rappelait combien plus violemment qu'elle ses amies s'étaient révoltées contre la rigide discipline de l'internat, et de quels principes d'indignation elles avaient armé leurs attaques contre l'ordre établi ; néanmoins, dans la mesure où elle avait pu l'observer, c'étaient justement celles qui s'étaient rebellées le plus passionnément qui, plus tard, s'étaient le mieux accomodées de l'ensemble de leur vie ; ces jeunes filles avaient donné des femmes bien mariées qui n'élevaient pas leurs enfants autrement qu'elles ne l'avaient été.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=9. Agathe, quand elle ne peut causer avec Ulrich.
|page=78
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
 
{{citation|citation=Le monde spectaculaire et théâtral de l'amour ne l'enivrait pas. Ces indications de mise en scène élaborée principalement par les hommes et qui tendaient toutes à obtenir de la dure vie, de loin en loin, une heure de faiblesse (avec les différents sous-genres de la faiblesse : sombrer, mourir, être prise, succomber, perdre la tête et ainsi de suite), ces indications lui semblaient du cabotinage, parce qu'en aucune heure elle ne s'était sentie autrement que faible, dans un monde admirablement organisé par la force des hommes.
La philosophie qu'Agathe acquit ainsi était simplement celle de l'être féminin qui refuse de s'en laisser conter et observe involontairement ce que l'être masculin essaie de lui faire accroire. En fait, ce n'était pas une philosophie, mais une déception fièrement dissimulée, et toujours mêlée à l'attente réservée d'une délivrance inconnue, attente qui augmentait peut-être même dans la mesure où la révolte extérieure décroissait.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=9. Agathe, quand elle ne peut causer avec Ulrich.
|page=80
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1930}}
 
{{citation|citation=Cette fois, sa propre nature ne repoussait pas l'autre, mais quelque chose venait à sa rencontre, quelque chose qui avait été enfoui sous l'éboulis d'aversion et de méfiance qui s'accumule dans le cœur d'un homme d'un certain âge.}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=11. Conversations sacrées. Début.
|page=107
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
 
{{citation|citation=Ulrich et Agathe étaient tombés sur un chemin qui évoquait les préoccupations des possédés de Dieu, mas ils le suivaient sans être pieux, sans croire ni à Dieu ni à l'âme, même pas à un Au-delà ou à un Recommencement ; ils étaient tombés sur ce chemin en homme de ce monde, et ils le suivaient en tant que tels : tout l'intérêt de l'aventure état là. Ulrich, encore tout occupé de ses livres et des problèmes qu'ils lui posaient lorsqu'Agathe reprit la parole, n'en avait pas pour autant oublié un seul instant la conversation qui s'était arrêtée à l'hostilité de sa sœur pour la piété des nonnes et à son propre souhait de visions exactes. Il repartit aussitôt : « Il n'est aucun besoin d'être un saint pour faire une expérience analogue ! Simplement assis sur un arbre foudroyé ou sur un banc dans la montagne et contemplant un troupeau de vache au pâturage, on peut n'éprouver rien de moins que si l'on était transporté d'un coup dans une autre vie ! On s'oublie et en même temps on se retrouve : toi-même en as déjà parlé.
- Mais qu'est-ce donc qui se produit ?
 
- Pour te l'expliquer, il faut d'abord, ô ma sœur, que je te dise ce qu'il se passe d'ordinaire ! » dit Ulrich en essayant de freiner l'élan trop prompt de sa pensée par un ton de plaisanterie. « D'ordinaire, un troupeau n'est à nos yeux que de la viande de bœuf qui paît. Ou un sujet pittoresque sur un bel arrière-plan. Ou bien, on n'y fait presque pas attention. Les troupeaux de vache, sur les sentiers de montagne, font partie des dits sentiers, et l'on ne comprendrait ce que l'on éprouve à leur vue que s'il se trouvait à leur place une horloge régulatrice ou une maison de rapport. Généralement, on réfléchit s'il faut rester assis ou debout ; on se plaint des mouches qui bourdonnent autour du troupeau ; on s'assure qu'il n'y a pas un taureau au milieu ; on se demande où le sentier conduit ; innombrables petites intentions, petits soucis, petits calculs, petites perceptions qui forment comme le papier sur lequel se forme l'image du troupeau. On ne pense pas seulement au papier, seulement au troupeau dessus...
 
- Et soudain le papier se déchire !
 
- C'est cela. Ou plutôt : quelque tissu habituel en nous se déchire. Alors, plus rien de comestible ne broute ; plus rien de pictural ; plus rien ne nous barre le chemin. Tu ne peux même plus former les mots paître ou brouter, parce qu'il y faudrait une quantités de notions pratiques, utilitaires, que tu as perdues tout d'un coup. Ce qui reste à la surface pourrait être décrit plutôt comme un ondoiement d'émotions, montant et descendant, ou respirant et flamboyant, comme s'il remplissait tout le champ de la vision sans avoir de contours précis. Il va de soi que l'on trouve encore dans cet ondoiement d'innombrables perceptions isolées, couleurs, cornes, mouvements, odeurs, tout ce qui fait partie du réel ; mais, si on les note encore, on ne les reconnaît plus. Je dirais que ces détails sont débarrassés de l'égoïsme grâce auxquels ils attiraient notre attention, qu'ils sont liés les uns aux autres fraternellement et, au sens propre du mot, intimement. Naturellement, plus questions de surface ; on ne sait comment, toutes choses ont perdu leurs limites et sont passées en toi. »
Agathe reprit avec vivacité la description : « Tu n'as plus qu'à remplacer l'égoïsme des détails par l'égoïsme des hommes, s'écria-t-elle, pour trouver ce qu'il est difficile d'exprimer : aime ton prochain ne signifie pas aime le tel que tu es, mais définit une sorte d'état de rêve !
 
- Tous les principes de la morale, confirma Ulrich, définissent une sorte d'état de rêve qui, pour peu que l'on essaie de l'enfermer dans des règles, s'évapore aussitôt !
 
- Alors, somme toute, il n'y a plus ni Bien ni Mal, seulement la foi... ou le doute ! » s'écria Agathe, qui semblait comprendre parfaitement maintenant l'état premier, autonome et puissant, de la foi, et non moins parfaitement sa dégradation dans la morale, cette perte dont son frère lui avait parlée quand il disait que la foi ne pouvait être vieille d'une heure.
 
« Oui, à l'instant où on échappe à la vie inessentielle, toutes choses inaugurent de nouvelles relations mutuelles, ajouta Ulrich. On pourrait presque dire qu'il n'est plus entre elles aucune relation. Car cette relation nouvelle est absolument inconnue, nous n'en avons pas la moindre expérience, et toutes les autres sont abolies ; mais celle-ci est si évidente, en dépit de son obscurité, qu'il est impossible de la nier. Elle est intense, mais insaisissable. Évoquons-la encore autrement : d'ordinaire, quand on regarde quelque chose, le regard est comme un bâtonnet ou un fil tendu à chaque extrémité duquel s'appuient d'un côté l'œil et de l'autre l'objet regardé, et on ne sait quelle grande trame de ce genre appuie chaque seconde ; alors qu'il y a plutôt, dans cette nouvelle relation, quelque chose de douloureusement doux qui tient séparés les rayons du regard.
 
- On ne possède plus rien au monde, on ne tient plus à rien, on n'est plus tenu par rien, dit Agathe. Tout est pareil à un grand arbre dont aucune feuille ne bouge. Dans cet état, on ne peut rien faire de vil.
 
- On dit que rien ne peut se produire, dans cet état, qui ne soit en accord avec lui, reprit Ulrich. Un désir d'abandon à cet état est l'unique motif, l'unique forme, l'amoureuse détermination de tout acte et de toute pensée qui se produisent en son sein. Il est quelque chose d'infiniment tranquille et d'infiniment vaste, et tout ce qui se passe en lui accroît sa signification régulièrement, tranquillement grandissante. S'il ne l'accroît pas, c'est le mal, mais le mal ne peut se produire, parce qu'à l'instant même le silence et la clarté se déchirent et l'état merveilleux se dissout. »}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=12. Conversations sacrées. Suite variée.
|page=120-122
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
 
{{citation|citation=Toute chose jusqu'à l'extravagance et au mauvais goût, dès qu'on la prend au sérieux et la traite sur un pied d'égalité, déploie son architecture originale, le parfum envivrant de son amour-propre, sa volonté de jouer et de ravir. Ulrich s'en rendait compte en s'occupant de la toilette de sa sœur. }}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=28. Trop de gaieté.
|page=335
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
{{citation|citation=« Et lui, comme homme, comment le trouvez-vous ? demanda-t-il.<br/>
— Affligeant, murmura Diotime. Un agnelet qui aurait engraissé trop vite.
— La beauté de l'homme n’est qu'un signe sexuel secondaire, fit Ulrich. L'excitation d'ordre primaire naît de ses promesses de succès. Dans dix ans, Feuermaul sera une vedette internationale : les relations de la Drangsal y pourvoiront, elle l'épousera. Si la gloire lui est fidèle, ce sera un mariage heureux. »}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=36. Un grand événement se prépare. Où l'on retrouve des connaissances.
|page=415
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
{{citation|citation=Mon Dieu ! fit Ulrich en haussant les épaules, probablement l'histoire des Pères et des Fils. Quand le père est pauvre, les fils aiment l'argent ; quand le papa a de l'argent, les fils aiment l'humanité. Votre Altesse n'a-t-elle jamais entendu parler du problème du fils dans le monde actuel ?}}
{{Réf Livre|titre=L'Homme sans qualités
|auteur=Robert Musil
|éditeur=du Seuil
|collection=Points
|année=2004
|ISBN=978-2-7578-0369-1
|chapitre=37. Une comparaison.
|page=434
|tome=2
|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1932}}
 
==== IV. Chapitres posthumes, ébauches, études, variantes ====
 
{{citation|citation=« Le Moi ne saisit jamais ses impressions isolément, mais toujours dans un contexte, dans un accord réel ou imaginé, un rapport de ressemblance ou de dissemblance. Ainsi, tout ce qui porte un nom s'étaie mutuellement, forme des perspectives, des enfilades solidaires, traversées de tensions communes, à l'intérieur de vastes ensembles illimités. C'est aussi pourquoi » dit-il brusquement sur un autre ton « si, sous un quelconque prétexte, ces rapports se défont et qu'aucune des classifications internes ne peut s'appliquer, on se retrouve brusquement devant la création indescriptible, inhumaine, la création informe et condamnée. »}}
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|traducteur=[[Philippe Jaccottet]]
|année d'origine=1937-1938}}
 
 
[[Fichier:Robert Musil Signature.jpg|vignette|gauche|Signature]]