L'Œuvre au noir
roman de Marguerite Yourcenar
L'Œuvre au noir est un roman historique et philosophique de Marguerite Yourcenar, paru le 8 mai 1968. Il remporte le prix Femina l'année de sa parution.
Citations
modifier« Vous voilà déguisé en sot », dit Henri-Maximilien, observant curieusement l’habit du pèlerin.
« Oui, fit Zénon. Mais j’étais las du foin des livres. J’aime mieux épeler un texte qui bouge : mille chiffres romains et arabes ; des caractères courant tantôt de gauche à droite, comme ceux de nos scribes, tantôt de droite à gauche, comme ceux des manuscrits d’Orient. Des ratures qui sont la peste ou la guerre. Des rubriques tracées au sang rouge. Et partout des signes et, çà et là, des taches plus étranges encore que des signes… Quel habit plus commode pour faire route inaperçu ?… Mes pieds rôdent sur le monde comme des insectes dans l’épaisseur d’un psautier. »
« Oui, fit Zénon. Mais j’étais las du foin des livres. J’aime mieux épeler un texte qui bouge : mille chiffres romains et arabes ; des caractères courant tantôt de gauche à droite, comme ceux de nos scribes, tantôt de droite à gauche, comme ceux des manuscrits d’Orient. Des ratures qui sont la peste ou la guerre. Des rubriques tracées au sang rouge. Et partout des signes et, çà et là, des taches plus étranges encore que des signes… Quel habit plus commode pour faire route inaperçu ?… Mes pieds rôdent sur le monde comme des insectes dans l’épaisseur d’un psautier. »
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques (1982), Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 563
J’ai vingt ans, calcula Zénon. À tout mettre au mieux, j’ai devant moi cinquante ans d’étude avant que ce crâne se change en tête de mort. Prenez vos fumées et vos héros dans Plutarque, frère Henri. Il s’agit pour moi d’être plus qu’un homme.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques (1982), Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564
Ils se turent. La route plate, bordée de peupliers, étirait devant eux un fragment du libre univers. L’aventurier de la puissance et l’aventurier du savoir marchaient côte à côte.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques (1982), Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564
Zénon : Par-delà ce village, d'autres villages, par-delà cette abbaye, d'autres abbayes, par-delà cette forteresse, d'autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d'idées, de ces masures d'opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564
Zénon : Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ?
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564
- Citation choisie pour le 18 août 2019.
Zénon : Plaise à celui qui Est peut-être de dilater le cœur humain à la mesure de toute la vie.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques (1982), Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564
Le troisième jour, Johanna ne reparut plus au chevet de la malade à qui Bénédicte se chargea de faire avaler des remèdes et de remettre entre les doigts le rosaire qu'elle laissait sans cesse tomber. Bénédicte aimait sa mère, ou plutôt ne savait pas qu'elle pût ne pas l'aimer.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. Les Fugger de Cologne, p. 122
- Remontez là-haut, dit-il [Zénon] enfin avec une sorte de froide bonté. Votre tempérament paraît robuste, et la peste ne fait plus guère de nouvelles victimes. Je vous conseille de mettre sous vos narines un linge trempé d'esprit-de-vin (j'ai peu confiance en vos vinaigres) et de veiller jusqu'au bout cette mourante. Vos craintes sont naturelles et raisonnables, mais la honte et le regret sont aussi des maux.
Elle se détourna, les joues en feu, chercha dans la bourse qu'elle portait à la ceinture, choisit finalement une pièce d'or. Le geste de payer rétablissait les distances, l'élevait au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestiférés. Il mit la pièce sans la regarder dans la poche de sa houppelande et sortit.
Elle se détourna, les joues en feu, chercha dans la bourse qu'elle portait à la ceinture, choisit finalement une pièce d'or. Le geste de payer rétablissait les distances, l'élevait au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestiférés. Il mit la pièce sans la regarder dans la poche de sa houppelande et sortit.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. Les Fugger de Cologne, p. 128
Henri-Maximilien Ligre : On est bien que libre, et cacher ses opinions est encore plus gênant que de couvrir sa peau.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 640
Zénon : Ces plats raisonneurs portent aux nues leurs semblables et crient haro sur leurs contraires ; mais que nos pensées soient véritablement d'espèce différente, elles leur échappent ; ils ne les voient plus, tout comme un bête hargneuse cesse bientôt de voir sur le plancher de sa cage un objet insolite qu'elle ne peut ni déchirer ni manger. On pourrait de la sorte se rendre invisible.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 641
Zénon : Entre le Oui et le Non, entre le Pour et le Contre, il y a ainsi d'immenses espaces souterrains où le plus menacé des hommes pourrait vivre en paix.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 641
Henri-Maximilien Ligre : [...] je ne traverserai pas les siècles relié en veau. Mais quand je vois combien peu de gens lisent L'Iliade d'Homère, je prends plus gaiement mon parti d'être peu lu.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 651
Zénon : Je sais que je ne sais pas ce que je ne sais pas ; j'envie ceux qui sauront d'avantage, mais je sais qu'ils auront tout comme moi à mesurer, peser, déduire et se méfier des déductions produites, faire dans le faux la part du vrai et tenir compte dans le vrai de l'éternelle admixion du faux.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 653
Zénon : Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 654
Tout l'hiver, accoudé à une haute fenêtre, entre le ciel froid et les plaines gelées du lac, il [Zénon] s'occupa de computer les positions des étoiles susceptibles d'apporter le bonheur ou le malheur à la maison des Vasa, aidé dans cette tâche par le jeune prince Erik qui avait pour ces sciences dangereuses une faim maladive. En vain, Zénon lui rappelait que les astres inclinent nos destinées, mais n'en décident pas, et qu'aussi fort, aussi mystérieux, réglant notre vie, obéissant à des lois plus compliquées que les nôtres, est cet astre rouge qui palpite dans la nuit du corps, suspendu dans sa cage d'os et de chair. Mais Erik était de ceux qui préfèrent recevoir leur destin du dehors, soit par orgueil, parce qu'il trouvait beau que le ciel lui-même s'occupât de son sort, soit par indolence, pour n'avoir pas à répondre ni du bien ni du mal qu'il portait en lui.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. Les derniers voyages de Zénon, p. 179
Jean Myers lâcha à table quelques-unes de ses plaisanteries favorites sur le clergé et les dogmes ; Zénon se souvenait de les avoir jadis trouvées divertissantes ; elles lui parurent maintenant assez plates ; toutefois, [...] il se dit à part soi qu'en un temps où la foi portait à la fureur, le scepticisme au gros sel du bonhomme avait bien son prix ; pour lui, plus avancé dans la voie qui consiste à tout nier, pour voir si l'on peut ensuite réaffirmer quelque chose, à tout défaire, pour regarder ensuite tout se refaire sur un autre plan ou à une autre guise, il ne se sentait plus capable de ces risées faciles.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. Le retour à Bruges, p. 194
Il en allait des figures assumées par l'esprit comme de ces grandes formes nées de l'eau indifférenciée qui s'assaillent ou se relaient à la surface du gouffre ; chaque concept s'affaissait finalement dans son propre contraire, comme deux houles qui se heurtent s'annihilent en une seule et même écume blanche. Zénon regardait fuir ce flot désordonné, emportant comme des épaves le peu de vérités sensibles dont nous nous croyons sûrs. Parfois, il lui semblait entrevoir sous le flux une substance immobile, qui serait aux idées ce que les idées sont aux mots. Mais rien ne prouvait que ce substratum fût la dernière couche, ni que cette fixité ne cachât point un mouvement trop rapide pour l'intellect humain. Depuis qu'il avait renoncé à confier de vive voix sa pensée ou à la consigner par écrit sur l'étal des libraires, ce sevrage l'avait induit à descendre plus profondément que jamais à la recherche de purs concepts. Maintenant, en faveur d'un examen plus poussé, il renonçait temporairement aux concepts eux-mêmes ; il retenait son esprit, comme on retient son souffle, pour mieux entendre ce bruit de roues tournant si vite qu'on ne s'aperçoit pas qu'elles tournent.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 214-215
[...] une once d'observation raisonnée valait en ces matières plus qu'une tonne de songes.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 218
Usant des recettes de Darazi, il essayait de faire glisser sa conscience du cerveau à d'autres régions de son corps, à peu près comme on déplace dans une province éloignée la capitale d'un royaume. Il tentait çà et là de projeter quelques lueurs dans ces galeries noires.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 221
À vingt ans, il s'était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l'entendement des œillères, mais sa vie s'était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d'emblée posséder la somme.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 223
[...] et se faire du jeune Erik ce disciple-roi qui est pour les philosophes l'ultime chimère.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 229
La viande, le sang, les entrailles, tout ce qui a palpité et vécu lui répugnaient à cette époque de son existence, car la bête meurt à douleur comme l'homme, et il lui déplaisait de digérer des agonies. Depuis l'époque où il avait égorgé lui-même un porc [...], il avait cessé de trouver utile d'employer deux termes différents pour désigner la bête qu'on abat et l'homme qu'on tue, l'animal qui crève et l'homme qui meurt.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 240
En matière érotique, il était toujours ce médecin qui avait jadis recommandé à ses malades les réconforts de l'amour, comme en d'autres occasions on leur recommande du vin. Ces brûlants mystères lui semblaient encore pour nombre d'entre nous la seule accession à ce royaume igné dont nous sommes peut-être d'infimes étincelles, mais cette remontée sublime était brève, et il doutait à part soi qu'un acte si sujet aux routines de la matière, si dépendant des outils de la génération charnelle ne fût pas pour le philosophe une de ces expériences qu'on se doit de faire pour ensuite y renoncer. La chasteté, où il avait vu naguère une superstition à combattre, lui semblait maintenant un des visages de sa sérénité : il goûtait cette froide connaissance qu'on a des êtres quand on ne les désire plus. Une fois pourtant, séduit par une rencontre, il s'adonna de nouveaux à ces jeux, et s'étonna de ses propres forces. Il s'emporta un jour contre un gueux de moine qui vendait en ville les onguents du dispensaire, mais sa colère était plus délibérée qu'instinctive. Il se passait même une bouffée de vanité à la suite d'une opération bien faite, comme on laisse un chien s'ébrouer dans l'herbe.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 240-241
Il sortait du défilé noir. À la vérité, il en était déjà sorti plus d'une fois. Il en sortirait encore. Les traités consacrés à l'aventure de l'esprit se trompaient en assignant à celle-ci des vagues successives : toutes au contraire s'entremêlaient ; tout était sujet à des redites et à des répétitions infinies. La quête de l'esprit tournait en cercle. À Bâle jadis, et en bien d'autres lieux, il avait passé par la même nuit. Les mêmes vérités étaient réapprises plusieurs fois. Mais l'expérience était cumulative : le pas à la longue se faisait plus sûr ; l'œil voyait plus loin dans certaines ténèbres ; l'esprit constatait au moins certaines lois.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 243
Dans ce tintouin de paroles, ce fracas d'armes, et parfois ce bon bruit d'écus, ce qu'on entend encore le moins, ce sont les cris de ceux qu'on rompt ou qu'on tenaille. Tel est le monde, monsieur le prieur.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 253
L'angoisse et la pitié provoquées chez le prieur par la misère du temps pouvaient être la seule cause de ce déclin inexplicable ; il se pouvait, au contraire, qu'elles en fussent l'effet, et la marque d'une constitution trop ébranlée pour supporter les maux du monde avec cette robuste indifférence qui est celle de presque tous les hommes.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 255
(Note d'introduction : Zénon se terre à Bruges, sous le nom de Théus, en tant que simple médecin. Celui-ci soigne le prieur des Cordeliers et finit par se lier au fil de leurs conversations à ce catholique, dont la tolérance, malgré le poste, le rapproche de Zénon.)
Le médecin, lui aussi, avait pris goût à ces échanges de propos courtois, et pourtant presque exempts de mensonges. Il en sortait néanmoins avec le sentiment d'une vague imposture. Une fois de plus, comme on se contraint à parler latin en Sorbonne, il avait dû adopter, pour se faire entendre, un langage étranger qui dénaturait sa pensée, bien qu'il en possédât parfaitement les inflexions et les tours ; dans l'espèce, le langage était celui du chrétien déférent, sinon dévot, et du sujet loyal, mais alarmé par l'état présent du monde. Une fois de plus, et tenant compte des vues du prieur par respect encore plus que par prudence, il acceptait de partir de prémisses sur lesquels, dans son for intérieur, il eût refusé de rien bâtir ; reléguant ses propres soucis, il s'obligeait à montrer de son esprit une seule face, toujours la même, celle qui reflétait son ami. Cette fausseté humaine inhérente aux rapports humains et devenue pour lui une seconde nature le troublait dans ce libre commerce entre deux hommes désintéressés. Le prieur eût été surpris de constater combien peu de place des sujets longuement débattus dans sa cellule tenaient dans les cogitations solitaires du docteur Théus. Non que les maux des Pays-Bas laissassent Zénon indifférent, mais il avait trop vécu dans un monde à feu et à sang pour éprouver dans ces nouvelles preuves de la fureur humaine le saisissement de douleur du prieur des Cordeliers.
Le médecin, lui aussi, avait pris goût à ces échanges de propos courtois, et pourtant presque exempts de mensonges. Il en sortait néanmoins avec le sentiment d'une vague imposture. Une fois de plus, comme on se contraint à parler latin en Sorbonne, il avait dû adopter, pour se faire entendre, un langage étranger qui dénaturait sa pensée, bien qu'il en possédât parfaitement les inflexions et les tours ; dans l'espèce, le langage était celui du chrétien déférent, sinon dévot, et du sujet loyal, mais alarmé par l'état présent du monde. Une fois de plus, et tenant compte des vues du prieur par respect encore plus que par prudence, il acceptait de partir de prémisses sur lesquels, dans son for intérieur, il eût refusé de rien bâtir ; reléguant ses propres soucis, il s'obligeait à montrer de son esprit une seule face, toujours la même, celle qui reflétait son ami. Cette fausseté humaine inhérente aux rapports humains et devenue pour lui une seconde nature le troublait dans ce libre commerce entre deux hommes désintéressés. Le prieur eût été surpris de constater combien peu de place des sujets longuement débattus dans sa cellule tenaient dans les cogitations solitaires du docteur Théus. Non que les maux des Pays-Bas laissassent Zénon indifférent, mais il avait trop vécu dans un monde à feu et à sang pour éprouver dans ces nouvelles preuves de la fureur humaine le saisissement de douleur du prieur des Cordeliers.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 255-256
Le prieur des Cordeliers : Nous exaltons, il est vrai, la Foi ; nous la promenons et pavanons par les rues ; nous lui sacrifions, s'il le faut, mille vies, y compris la nôtre. Nous faisons aussi grand-fête à l'Espérance ; nous ne l'avons que trop fréquemment vendue aux dévots à prix d'or. Mais qui s'inquiète de la Charité, sauf quelques saints, et encore je tremble en pensant aux étroites limites dans lesquelles ils l'exercent... Même à mon âge, et sous ce froc, ma compassion trop tendre m'a paru souvent une tare de ma nature contre laquelle il convenait de lutter... Et je me dis que si l'un de nous courait au martyre, non pour la Foi, qui a déjà assez de témoins, mais pour la seule Charité, s'il grimpait au gibet ou se hissait sur les fagots de la place ou tout au moins à côté de la plus laide victime, nous nous trouverions peut-être sur une autre terre et sous un nouveau ciel... Le pire coquin ou le plus pernicieux hérétique ne sera jamais plus inférieur à moi que je ne le suis à Jésus-Christ.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 275
Il s'étonnait d'avoir consenti à s'emprisonner pendant près de six années dans l'hospice de Saint-Cosme, enlisé dans une routine conventuelle pire que l'état d'homme d'Église qui lui faisait horreur à vingt ans, s'exagérant l'importance des petites intrigues et des petits esclandres inévitables en huis clos. Il lui semblait presque avoir insulté aux infinies possibilités de l'existence en renonçant si longtemps au monde grand ouvert. La démarche de l'esprit se frayant un chemin à l'envers des choses menait à coup sûr à des profondeurs sublimes, mais rendait impossible l'exercice même qui consiste à être. Il avait trop longtemps aliéné le bonheur d'aller droit devant soi dans l'actualité du moment, laissant le fortuit redevenir son lot, ne sachant pas où il coucherait ce soir, ni comment dans huit jours il gagnerait son pain. Le changement était une renaissance et presque une métempsycose.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 316
Il croisa deux soldats qui sans doute faisaient partie de la garnison de Sluys, et se félicita d'être armé, car tout soldat rencontré dans un lieu désert tourne aisément au bandit.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 320-321
Rien dans cette immensité n'avait de nom : il se retint de penser que l'oiseau qui pêchait, balancé sur une crête, était une mouette, et l'étrange animal qui bougeait dans une mare ses membres si différents de ceux de l'homme une étoile de mer. La marée baissait toujours, laissant derrière elle des coquillages aux spirales aussi pures que celles d'Archimède; le soleil montait insensiblement, diminuant cette ombre humaine sur le sable. Plein d'une révérencieuses pensée qui l'eût fait mettre à mort sur toutes les places publiques de Mahomet ou du Christ, il songea que les symboles les plus adéquats du conjectural Bien Suprême sont encore ceux qui passent absurdement pour les plus idolâtres, et ce globe igné le seul Dieu visible pour des créatures qui dépériraient sans lui. De même, le plus vrai des anges était cette mouette qui avait de plus que les Séraphins et les Trônes l'évidence d'exister. Dans ce monde sans fantômes, la férocité même était pure : le poisson qui frétillait sous la vague ne serait dans un instant qu'un sanglant bon morceau sous le bec de l'oiseau pêcheur, mais l'oiseau ne donnait pas de mauvais prétexte à sa faim. Le renard et le lièvre, la ruse et la peur, habitaient la dune où il avait dormi, mais le tueur ne se réclamait pas de lois promulguées jadis par un renard sagace ou un renard-dieu ; la victime ne se croyait pas châtiée pour ses crimes et ne protestait pas en mourant de sa fidélité à son prince. La violence du flot était sans colère. La mort, toujours obscène chez les hommes, était propre dans cette solitude.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 336-337
[Zénon, nu sur la plage, se décide finalement à ne pas tenter la traversée vers l'Angleterre]
Il remit sans plaisir sa carapace humaine. Un reste de pain d'hier et sa gourde à demi pleine de l'eau d'une citerne lui rappelèrent que sa route jusqu'au bout serait parmi les hommes. Il fallait se garer d'eux, mais aussi continuer à en recevoir des services et à leur en rendre.
Il remit sans plaisir sa carapace humaine. Un reste de pain d'hier et sa gourde à demi pleine de l'eau d'une citerne lui rappelèrent que sa route jusqu'au bout serait parmi les hommes. Il fallait se garer d'eux, mais aussi continuer à en recevoir des services et à leur en rendre.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 339
[Zénon ralentit le pas, las à l'idée de recroiser un groupe constitué d'un protestant et de deux jeunes rebelles fuyant vers l'Angleterre.]
Il repensait aux lèvres bleues et au souffle court du vieil homme. Ce magister abandonnant son pauvre état, bravant le glaive, le feu et l'onde pour attester tout haut sa foi en la prédestination de la plupart des hommes à l'Enfer lui semblait un bon spécimen de l'universelle démence ; mais, par-delà ces dogmatiques folies, il existait sans doute entre les inquiètes créatures humaines des répulsions et des haines surgies du plus profond de leur nature, et qui, le jour où il ne serait plus de mode de s'exterminer pour cause de religion, se donneraient cours autrement. Les deux patriotes bruxellois semblaient plus sensés, mais ces garçons risquant leur peau pour la liberté se flattaient néanmoins d'être de loyaux sujets du roi Philippe ; tout irait bien, à les en croire, dès qu'on se serait débarrassé du duc. Les maladies du monde étaient plus invétérées que cela.
Il repensait aux lèvres bleues et au souffle court du vieil homme. Ce magister abandonnant son pauvre état, bravant le glaive, le feu et l'onde pour attester tout haut sa foi en la prédestination de la plupart des hommes à l'Enfer lui semblait un bon spécimen de l'universelle démence ; mais, par-delà ces dogmatiques folies, il existait sans doute entre les inquiètes créatures humaines des répulsions et des haines surgies du plus profond de leur nature, et qui, le jour où il ne serait plus de mode de s'exterminer pour cause de religion, se donneraient cours autrement. Les deux patriotes bruxellois semblaient plus sensés, mais ces garçons risquant leur peau pour la liberté se flattaient néanmoins d'être de loyaux sujets du roi Philippe ; tout irait bien, à les en croire, dès qu'on se serait débarrassé du duc. Les maladies du monde étaient plus invétérées que cela.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 342
On s'installait dans un de ces procès à charges multiples qui menacent de durer des années et servent d'abcès de fixation aux humeurs d'une ville.
Dans ce brouhaha, les allégations qui avaient amené l'arrestation de Sébastien Théus passaient au second rang. L'évêque opposé par principe aux charges de magie méprisait l'histoire des philtres amoureux, qu'il regardait comme une billevesée, mais certains magistrats bourgeois y croyaient fermement, et pour le petit peuple le vif de la chose était là. Peu à peu, comme pour tous les procès qui pour un temps affolent les badauds, on voyait se dessiner sur deux plans deux affaires étrangement dissemblables ; la cause telle qu'elle apparaît aux hommes de loi et aux gens d'Église dont c'est le métier de juger, et la cause telle que l'invente la foule qui veut des monstres et des victimes.
Dans ce brouhaha, les allégations qui avaient amené l'arrestation de Sébastien Théus passaient au second rang. L'évêque opposé par principe aux charges de magie méprisait l'histoire des philtres amoureux, qu'il regardait comme une billevesée, mais certains magistrats bourgeois y croyaient fermement, et pour le petit peuple le vif de la chose était là. Peu à peu, comme pour tous les procès qui pour un temps affolent les badauds, on voyait se dessiner sur deux plans deux affaires étrangement dissemblables ; la cause telle qu'elle apparaît aux hommes de loi et aux gens d'Église dont c'est le métier de juger, et la cause telle que l'invente la foule qui veut des monstres et des victimes.
- L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968 (ISBN 9782070367986), chap. L'acte d'accusation, p. 366-367
[...] il [Zénon] savait fort bien qu'il n'existe aucun accommodement durable entre ceux qui cherchent, pèsent, dissèquent, et s'honorent d'être capables de penser demain autrement qu'aujourd'hui, et ceux qui croient ou affirment croire, et obligent sous peine de mort leurs semblables à en faire autant.
- « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 (ISBN 2-07-011018-4), chap. L'Acte d'accusation, p. 802-803
Carnets de notes de « L'Œuvre au noir »
modifierPlus je vais, plus cette folie qui consiste à refaire des livres anciens me paraît une grande sagesse. […] Plutôt que de représenter ceux-ci sous les traits de personnages nouveaux, qui ne seraient guère que des personnages anciens prénommés autrement, j’ai mieux aimé approfondir, développer, nourrir ces êtres avec qui j’avais déjà l’habitude de vivre, apprendre à mieux les connaître à mesure que je connais mieux la vie, perfectionner un monde déjà mien. […] Je n’ai jamais cru non plus que je pusse me rassasier d’un personnage que j’avais créé. Je n’ai pas fini de les regarder vivre. Ils me réserveront des surprises jusqu’à la fin de mes jours.
- « Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien » », dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 (ISBN 2-07-011018-4), p. 853