L'Homme sans qualités

roman de Robert Musil
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L'Homme sans qualités (Der Mann ohne Eigenschaften) est un roman de l'écrivain autrichien Robert Musil. Le premier tome paraît en 1930, la première partie du deuxième en 1932. Les dernières éditions du second tome sont complétées par des ébauches, des études et des variantes diversement organisées à partir des manuscrits préservés par Martha Musil, assemblés par Adolphe Frisé et traduits en français par Philippe Jaccottet.

Tome I, 1930

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I. Une manière d'introduction

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Photographie de Robert Musil vers 1900.
Comme chez beaucoup d'hommes qui atteignent à une situation importante, c'était, à mille lieues de tout égoïsme, un amour profond pour ce que l'on pourrait appeler l'utilité publique et supra-personnelle, un respect tout honorable de cela sur quoi l'on fonde son avantage, non point parce qu'on le fonde, mais en même temps qu'on le fonde, en harmonie avec ce fait, c'est-à-dire, somme toute, pour des raisons tout à fait générales. La chose est d'importance : un chien de race, s'il cherche sa place sous la table à manger sans se laisser détourner par les coups de pieds, ce n'est point par bassesse de chien, mais par attachement et fidélité ; et dans la vie, ceux-là même qui calculent froidement n'ont pas la moitié du succès des esprits bien dosés, capables d'éprouver pour les êtres et les relations qui leur sont profitables, des sentiments vraiment profonds.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 3. Même un homme sans qualités peut avoir un père à qualités., p. 39


Ainsi pourrait-on définir le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d'importance à ce qui est qu'à ce qui n'est pas. On voit que les conséquences de cette disposition créatrice peuvent être remarquables ; malheureusement il n'est pas rare qu'elles fassent appaître faux ce que les hommes admirent et licite ce qu'ils interdisent, ou indifférents l'un et l'autre... [...]

Cela dit, si l'on veut un moyen commode de distinguer les hommes du réel des hommes du possible, il suffit de penser à une somme d'argent donnée. Toutes les possibilités que contiennent, par exemple, mille marks, y sont évidemment contenues ; le fait que toi ou moi les possédions ne leur ajoute rien, pas plus qu'à une rose ou à une femme. Mais, disent les hommes du réel, « le fou les donne au bas de laine et l'actif les fait travailler » ; à la beauté même d'une femme, on ne peut nier que celui qui la possède ajoute ou enlève quelque chose. C'est la réalité qui éveille les possibilités, et vouloir le nier serait parfaitement absurde. Néanmoins, dans l'ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répèteront, jusqu'à ce que vienne un homme pour qui une chose réelle n'a pas plus d'importance qu'une chose pensée. C'est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités nouvelles leur sens et leur destination, c'est celui-là qui les éveille.

  • Référénce à un passage de la « La critique de la raison pure » de Kant.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 4. S'il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible, p. 20


Comme les enfants sont fanfarons, qu'ils aiment jouer au gendarme et au voleur, et qu'ils sont toujours prêts à tenir pour la plus grande du monde la famille Y., de la rue du grand X., pour peu que le hasard en ait fait leur propre famille, rien n'est plus aisé que de les gagner au patriotisme. En Autriche, les choses étaient un peu moins simples : si les Autrichiens étaient bien sortis vainqueurs de toutes les guerres de leur histoire, la plupart d'entre elles ne les en avaient pas moins obligés à quelque cession. Ce sont des choses qui font penser. Dans sa dissertation sur l'amour du pays, Ulrich écrivit qu'un véritable patriote ne devrait pas se croire en droit de juger son pays meilleur que les autres ; et même, en un éclair qui lui parut particulièrement beau, bien que sa lueur l'eût plutôt ébloui qu'illuminé, il avait ajouté à cette phrase déjà suspecte une autre phrase : à savoir que Dieu lui-même préfère sans doute parler de sa création au potentiel (hic dixerit quispiam : ici, l'on avancera peut-être que...), car Dieu crée le monde en pensant qu'il pourrait tout aussi bien être différent. Ulrich avait été très fier de cette phrase, mais peut-être ne s'était-il pas exprimé assez clairement, car elle provoqua un véritable scandale, et on faillit le chasser de l'école ; mais on ne résolut rien, incapable que l'on était de décider s'il fallait voir dans sa téméraire observation un outrage à la patrie ou un blasphème.


 
Armoiries de l'Autriche-Hongrie, 1866-1915
Sur cette Cacanie maintenant engloutie, que de choses curieuses seraient à dire ! Elle était, par exemple, kaiserlich-königlich (impériale-royale) et aussi bien kaiserlich und königlich (impériale et royale) ; il n'était chose ni personne qui ne fût affecté là-bas d'un de ces deux sigles , k. k ou k. u. k. ; il n'en fallait pas moins disposer d'une science secrète pour pouvoir décider à coup sûr quelles institutions et quels hommes pouvaient être dits k. k. et quels autres k. u. k.. Elle s'appelait par écrit Monarchie austro-hongroise, et se faisait appeler, oralement, l'Autriche : nom qu'elle avait officiellement et solennellement abjuré, mais conservait dans les affaires de cœur, comme pour prouver que les sentiments ont autant d'importance que le droit public, et que les prescriptions n'ont rien à voir avec le sérieux de la vie. La Constitution était libérale, mais le régime clérical. Le régime était clérical, mais les habitants libres penseurs. Tous les bourgeois étaient égaux devant la loi, mais justement, tous n'étaient pas bourgeois. Le Parlement faisait de sa liberté un usage si impétueux qu'on préférait d'ordinaire le tenir fermé ; mais l'on avait aussi une loi d'exception qui permettait de se passer du Parlement ; et chaque fois que l'État tout entier se préparait à jouir des bienfaits de l'absolutisme, la Couronne décrétait qu'on allait recommencer à vivre sous le régime parlementaire.


 
Règle à calcul.
Lorsqu'il pénétra dans les amphithéâtres de mécanique, Ulrich s'enfiévra. À quoi bon l'Apollon du Belvédère, quand on sous les yeux les formes neuves d'un turbogénérateuur ou le jeu des pistons d'une machine à vapeur ! Qui peut encore se passionner pour de millénaires bavardages sur le bien et le mal, quand on a établi que ce ne sont pas des « constantes » mais des « valeurs fonctionnelles », de sorte que la bonté des œuvres dépend des circonstances historiques, et la bonté des hommes de l'habileté psychotechnique avec laquelle on exploite leurs qualités ! Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l'économie en ses méthodes. À celui qui a pris l'habitude d'expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines. Qu'est-ce qu'une règle à calcul ? Deux systèmes de chiffres et de graduations combinés avec une ingéniosité inouïe ; deux petits bâtons laqués de blancs glissants l'un dans l'autre, dont la coupe forme un trapèze aplati, à l'aide desquels on peut résoudre en un instant, sans gaspiller une seule pensée, les problèmes les plus compliqués, ; un petit symbole qu'on porte dans sa poche intérieure et qu'on sent sur son cœur comme une barre blanche... Quand on possède une règle à calcul et que quelqu'un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d'erreur et la valeur probable de tout cela !
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 10. Le deuxième essai. Premiers éléments d'une morale de l'Homme sans qualités., p. 67-68


D'Ulrich, en revanche, on pouvait dire ceci au moins en toute certitude, qu'il aimait les mathématiques à cause de ceux qui ne pouvaient les souffrir. Il était moins scientifiquement qu'humainement amoureux de la science. Il voyait que, sur toutes les questions où elle se jugeait compétente, elle pensait autrement que les hommes ordinaires. Que l'on substitue seulement à l'expression « conception scientifique » l'expression « conception de la vie », au mot « hypothèse » le mot « essai », au mot « vérité » le mot « fait », il n'y aurait pas une seule carrière de physicien ou de mathématicien notable qui ne depassât de loin pour le courage et la puissance subversive, les plus extraordinaires hauts faits de l'histoire. L'homme n'était pas encore né qui eût pu dire à ses fidèles : « Volez, tuez, forniquez... notre doctrine est si forte qu'elle tirera même de la sanie de vos péchés le clair bouillonnement des torrents ! » Alors que, dans le domaine scientifique, il arrive à peu près tous les deux ans qu'un élément qui avait tenu jusqu'alors pour une erreur renverse brusquement toutes les conceptions, ou qu'une pensée insignifiante ou méprisée devienne la maîtresse d'un nouvel empire de pensées ; dans ce domaine, de tels événements ne sont pas de simples renversements ; comme l'échelle de Jacob, ils conduisent au ciel. Dans le domaine de la science, tout se passe avec la même force, la même souveraineté, la même magnificience que dans les contes. Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu'il n'avaient même pas aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 11. L'essai le plus important, p. 71-72


Qu’est-ce donc qui s’est perdu ? Quelque chose d’impondérable. Un présage. Une illusion. Comme quand l’aimant lâche la limaille, et elle retombe en vrac. Comme quand un peloton de laine se défait. Comme quand un cortège se disperse. Comme quand un orchestre commence à jouer faux. Vous n’auriez pu déceler le moindre détail qui n’eût été possible autrefois, mais tous les rapports s’étaient légèrement gauchis. Des idéaux dont la valeur était naguère fort mince avaient pris de l’embonpoint. Des gens qu’on n’aurait pour rien au monde pris au sérieux récoltaient maintenant des lauriers. Les angles s’arrondissaient, ce qui avait été séparé se recollait, des hommes indépendants faisaient des concessions au succès, le goût qu'on s'était formé entrait dans une nouvelle période d'incertitude. Partout les limites précises s'étaient effacées, et une sorte de don de la mésalliance, d'ailleurs difficile à décrire, permettait partout l'ascension de conceptions et d'hommes nouveaux. Ces conceptions, ces hommes nouveaux n'étaient sans doute pas absolument mauvais ; il y avait seulement en eux un peu trop de mauvais dans le bon, un peu trop d'erreur dans la vérité, un peu trop de souplesse dans la définition. Il semblait vraiment qu'il y eût pour ce mélange des proportions privilégiées qui lui permettaient de réussir mieux qu'aucun autre ; une petite addition, juste ce qu'il fallait de succédané, qui seule permettait au génie de paraître génial, au talent d'être qualifié de « prometteur », tout comme une certaine dose de café de figues, ou de chicorée, est seule à pouvoir donner au café, de l'avis de bien des gens, la véritable « caféité » ; et, brusquement, toutes les positions importantes et privilégiées de l'esprit se trouvèrent tenues par ces gens-là, toutes les décisions prises dans leur sens. On ne peut en rejeter la faute sur quoi que ce soit. On ne peut davantage expliquer comment les choses en sont venues là. On ne peut s’élever ni contre des personnes, ni contre des idées, ni contre des phénomènes précis. Ce ne sont ni le talent, ni la bonne volonté, ni même les caractères qui manquent. C’est à la fois tout et rien ; on dirait que le sang, ou l’air, ont changé ; une mystérieuse maladie d’époque a détruit le germe de génie de l’époque précédente, mais tout reluit de nouveauté, de telle sorte que l’on ne sait plus en fin de compte si le monde a réellement empiré, ou si l’on a tout implement vieilli. Alors, un nouvel âge a décidément commencé.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 16 Une mystérieuse maladie d'époque, p. 94-95


Et il pensa, non sans surprise : « Alors, quand nous soutenions telle ou telle affirmation, nous ne souciions pas tellement qu'elles fussent justes, mais bien qu'elles servissent à nous affirmer !» Tant le besoin de luire soi-même, chez les jeunes gens, est plus fort que celui de voir dans la lumière ; et le souvenir de ce sentiment qu'on avait de flotter sur des rayons, Ulrich l'éprouvait comme une perte douloureuse.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 16. Une mystérieuse maladie d'époque., p. 93


Un mathématicien n'a l'air de rien du tout, c'est-à-dire qu'il a l'air si généralement intelligent que cela n'a plus aucun sens précis ! À l'exception des membres de l'Église catholique romaine, plus personne aujourd'hui n'a l'aspect qu'il devrait avoir, parce que nous faisons de notre tête un usage aussi impersonnel que de nos mains ; mais le mathématicien c'est le comble de tout : un mathématicien sait presque aussi peu de choses sur lui même que les gens n'en sauront sur les prairies, les poules, les jeunes veaux, quand les pilules vitaminées auront remplacé pain et viande !
  • Walter, discutant avec Clarisses des vertus et des défauts de leur ami Ulrich, « l'homme sans qualités » du roman
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 1982  (ISBN 2-02-006073-6), t. 1, chap. 17 Influence d'un homme sans qualités sur un homme à qualités, p. 75


Il m'a raconté une fois toute une histoire : que si l'on analyse la nature d'un millier d'individus, on les trouve composés de quelque deux douzaines de qualités, sensations, structures, types d'évolution, et ainsi de suite. Et que si l'on analyse notre corps, on ne trouve que de l'eau et quelques douzaines de petits amas de matière qui flottent dessus. L'eau monte en nous exactement comme dans les arbres ; les créatures animales, comme les nuages, sont formées d'eau. Je trouve cela charmant. Dès lors on ne sait plus très bien ce que l'on doit penser de soi. Ni ce que l'on doit faire.
  • Clarisse, répondant à Walter
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 1982  (ISBN 2-02-006073-6), t. 1, chap. 17 Influence d'un homme sans qualités sur un homme à qualités, p. 77


 
Die Selbst Seher (Tod und Mann), Egon Schiele
Alors, cependant, l'esprit de Moosbrugger chancela ; il recula, impuissant devant l'orgueil des incompréhensifs ; il se retourna, tandis que les gendarmes déjà l'emmenaient, chercha ses mots, leva les mains au-dessus de sa tête et s'écria, d'une voix qui fit cesser les bourrades de ses gardiens : « Je suis satisfait, encore que je doive vous avouer que vous avez condamné un fou ! »

C'était là une inconséquence ; mais Ulrich, sur son banc, en eut le souffle coupé. C'était nettement de la folie, et tout aussi nettement pourtant une simple déformation des rapports qui unissent les éléments de notre propre nature. C'était démantelé, enténébré : Ulrich pensa néanmoins, Dieu sait comment, que l'humanité, si elle pouvait avoir des rêves collectifs, rêverait Moosbrugger.

  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 18 Moosbrugger., p. 119


II. Toujours la même histoire

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Un homme jeune, lorsque son esprit est sensible (se dit Ulrich en pensant probablement à nouveau à son ami d'enfance Walter), ne cesse d'émettre des idées dans toutes les directions. Mais celles-là seules qui éveillent une résonnance dans son entourage lui renvoient leurs rayons et se condensent, alors que tous ses autres messages se perdent et se dispersent dans l'espace. Ulrich admit volontiers qu'un homme qui a de l'esprit possède toutes les sortes d'esprit, de sorte que l'esprit préexisterait aux qualités ; lui-même était un homme pétri de contradictions et il s'imaginait que toutes les qualités que l'humanité a jamais extériorisées reposent, assez près les unes des autres, dans l'esprit de chaque homme, à condition naturellement qu'il en ait un.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 29. Explication et interruption d'un état de conscience normal., p. 170-171


Ulrich se rappelait ce qu’eût été pour lui, dix ou quinze ans auparavant, une telle journée dans ces rues. Toutes choses étaient, une fois de plus, tellement belles ; et pourtant, il y avait très nettement, dans ce bouillonnant désir, le douloureux pressentiment d’une captivité ; le sentiment inquiétant que tout ce que l’on croit atteindre vous atteint ; le térébrant soupçon que les affirmations fausses, distraites, sans importance personnelle, auront toujours dans ce monde un écho plus puissant que les véritables, et les plus singulières. Cette beauté (se disait-on alors), parfait ! mais est-ce vraiment ma beauté ? Et la vérité que l’on m’enseigne, est-ce ma vérité ? Les buts, les voix, la réalité, toutes ces choses séduisantes qui vous attirent et vous guident, que l’on suit et sur quoi l’on se rue… est-ce donc la réalité réelle, ou n’en voit-on qu’un souffle insaisissable au-dessus de la réalité proposée ? Ce qui excite le plus la méfiance, ce sont les divisions et les formes toutes faites de la vie, l’histoire toujours la même, les choses déjà préfigurées par les générations précédentes, le langage tout fait non seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments. Ulrich s’était arrêté devant une église. Grands dieux ! si une matrone géante avait été assise là dans l’ombre, avec un gros ventre retombant en escaliers, le dos appuyé aux murs des maisons et tout là-haut, en mille plis, sur les boutons et les verrues, le coucher du soleil au visage… ne se serait-il pas exclamé tout autant ? Dieu ! que c’était beau ! On ne veut nullement se dérober au fait qu’on a été mis au monde avec le devoir d’admirer cela ; mais, comme on vient de le dire, il ne serait pas impossible non plus de trouver beaux, chez une respectable matrone, les formes amples, doucement retombantes, et le filigrane de ses plis ; il est seulement plus simple de dire qu’elle est vieille. Cette transition du moment où l’on trouve les choses du monde vieilles à celui où on les trouve belles est à peu de chose près celle qui nous conduit des conceptions du jeune homme à la morale plus élevée de l’adulte, laquelle demeure un ridicule B-A-Ba jusqu’au jour où brusquement, on l’a faite sienne.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 34. Un rayon brûlant et des murs refroidis., p. 187


Il se rappelait le mot de Voltaire, que les hommes ne se servent des paroles que pour masquer leurs pensées, et des pensées que pour justifier leurs irrégularités.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 52 Le sous-secrétaire Tuzzi constate une lacune dans l'organisation de son ministère, p. 293


- J'aimerais qu'on en restât là, dit Ulrich calmement. Notre conception du monde qui nous entoure, mais de nous-mêmes aussi bien, change chaque jour. Nous vivons dans une époque de transition. Peut-être se prolongera-t-elle, si nous n'affrontons pas plus courageusement que jusqu'ici nos tâches essentielles. Néanmoins, quand on a été relégué dans l'obscurité, on n'a pas le droit de chanter de peur comme les enfants. C'est chanter de peur, précisément, que feindre de savoir comment on doit se comporter ici-bas : rugis à faire trembler les assises du monde, ce n'est jamais que de la peur. D'ailleurs, j'en suis convaincu, nous galopons ! Nous sommes encore loin des buts, ils ne s'approchent pas, nous ne les voyons même pas, nous nous tromperons encore souvent de route, nous devrons changer de chevaux souvent encore ; mais un jour, après-demain ou dans deux mille ans, l'horizon commencera à couler et se ruera sur nous en mugissant !
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 54. Dans une conversation avec Walter et Clarisse, Ulrich se montre réactionnaire., p. 299


Tout ce dont nous avons besoin dans la vie, c'est de la conviction que nos affaires marchent mieux que celles du voisin. C'est-à-dire tes tableaux, mes mathématiques, pour tel et tel sa femme et ses enfants ; tout ce qui donne à un homme l'assurance que, sans être en aucune manière quelqu'un d'extraordinaire, dans cette manière de n'être d'aucune manière quelqu'un d'extraordinaire il trouverait malaisément son égal.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 54. Dans une conversation avec Walter et Clarisse, Ulrich se montre réactionnaire., p. 300


Les idéaux ont de curieuses qualités, entre autres celle de se transformer brusquement en absurdité lorsqu'on essaie de s'y conformer strictement. Voyez par exemple Tolstoï et Berta Suttner, deux écrivains dont les idées étaient à peu près également en vogue à l'époque : comment l'humanité, dans la non-violence, pensait Diotime, pourrait-elle se procurer ne fût-ce que des poulets ? Et que faire des soldats si, comme ces écrivains le réclament, on ne doit pas tuer ? Ils seront au chômage, les pauvres, et les criminels auront de beaux jours. Mais ces propositions existaient réellement, et l'on disait que l'on avait déjà recueilli des signatures. Diotome n'aurait jamais pu se représenter une vie privée de vérités éternelles, mais elle constatait maintenant à sa grande surprise que chaque vérité éternelle existe en double, en multiples exemplaires. C'est pourquoi l'homme raisonnable (et c'était dans ce cas le sous-secrétaire Tuzzi, qui se vit ainsi, en quelque manière, réhabilité) éprouve pour les vérités éternelles une méfiance profonde ; sans doute ne contesterait-il jamais qu'elles soient indispensables, mais il est convaincu que les êtres qui les prennent à la lettre sont des fous.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 57. Grande exaltation. Diotime fait d'étranges découvertes sur la nature des grandes idées., p. 317


Les tribunaux ressemblent à des caves où dort dans des bouteilles la sagesse de nos arrières-grands-pères ; on ouvre ces bouteilles, et l'on pleurerait presque à découvrir à quel point l'effort de précision de l'homme, lorsqu'il arrive au dernier degré de fermentation avant la perfection, est imbuvable. Il semble pourtant qu'il enivre ceux qui n'y sont pas endurcis. Il est bien connu que l'ange de la Médecine, lorsqu'il a assisté quelques temps au débat des hommes de loi, en oublie souvent sa propre mission. Il referme alors ses ailes avec un cliquetis, et l'on dirait, dans la salle du tribunal, l'ange de réserve de la Jurisprudence.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 60. Excursion dans le royaume logico-moral., p. 336


[...] on pensait alors, donc, qu'il était peut-être possible de vivre exactement. On nous demandera aujourd'hui ce que cela veut dire. La réponse serait sans doute que l'on peut se représenter l'œuvre d'une vie réduite à trois traités, mais aussi bien à trois poèmes ou à trois actions dans lesquelles le pouvoir personnel de création serait poussé à son comble. Ce qui voudrait dire à peu près : se taire quand on a rien à dire, ne faire que le strict nécessaire quand on n'a pas de projets particuliers et, chose essentielle, rester indifférend quand on pas le sentiment indescriptible d'être emporté, bras grands ouverts, et soulevés par une vague de la création ! On remarquera que la plus grande part de notre vie psychique serait dès lors interrompue, mais peut-être que le mal ne serait-il pas si grand. La thèse qui veut qu'une grande dépense de savon témoigne d'une grande propreté ne sera pas forcément juste en morale, où se révéleront plus justes au contraire les théories modernes selon lesquelles l'obsession de l'hygiène serait le symptome d'un manque de propreté interne. Ce serait une expérience utile que de limiter une fois au minimum la dépense morale, de quelque espèce qu'elle soit, qui accompagne tous nos actes, et de se contenter de n'être moral que dans les cas exceptionnels où il s'agit vraiment de l'être, en n'accordant à ses actes, dans tous les autres cas, pas plus de réflexion qu'à la normalisation indispensable des vis et des crayons. Sans doute n'en sortirait-il pas beaucoup de bonnes choses ; il ne resterait plus de talents, mais le seul génie ; de l'image de la vie disparaîtraient les fades épreuves que les actions ont avec les vertus, et à leur place apparaîtrait l'enivrante unité de ces dernières au cœur de la sainteté. En un mot, il ne resterait de chaque quintal de moral qu'un milligrame d'une essence dont un millionnième de milligrame serait encore l'occasion d'une magique béatitude."
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 61. L'idéal des trois traités ou l'utopie de la vie exacte, p. 3338-339


Si donc quelqu'un s'avisait, poussé mettons par une mentalité végétarienne, de voussoyer une vache (parfaitement conscient du fait que l'on manque plus facilement d'égards à un être que l'on tutoie), on le traiterait aussitôt de sot ou même de fou ; non pas à cause de sa mentalité végétarienne ou zoophile, mais bien parce qu'il l'aurait directement transposée dans le réel. En un mot il existe entre l'esprit et la vie un compromis assez complexe au terme duquel l'esprit touche au plus 0.5 % de ses créances et y gagne le titre de créancier honoraire.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 72. La science sourit dans sa barbe, ou : Première rencontre circonstanciée avec le Mal., p. 414


C'est ainsi que le commerçant, à qui la grandeur est aussi indispensable qu'une boussole, a dû recourir à ce tour de passe passe démocratique qui consiste à remplacer l'efficacité non mesurable de la grandeur par la grandeur mesurable de l'efficacité. N'est grand désormais que ce qui passe pour tel ; cele signifie qu'en fin de compte sera grand ce qu'une publicité bien entendue proclame tel, et il n'est pas donné à tout le monde d'avaler sans difficulté ce noyau des noyaux de notre temps. Arnheim avait dû faire de nombreuses tentatives avant d'y réussir.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 96. Le Grand-écrivain, vu de face., p. 578-579


Le train des jours est un train qui déroule ses rails devant soi à mesure qu'il arrive. Le fleuve du temps est un fleuve qui emporte avec soi ses rives. Celui qui voyage se meut entre des parois fixes, sur un sol fixe ; mais parois et sol, de manière imperceptible, sont étroitement associés aux mouvement des voyageurs.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 98. Sur un État qui périt faute de nom., p. 595


Le principe d'identité est la loi de la pensée et de l'action lucide ; il se manifeste aussi bien dans la conclusion inattaquable d'un raisonnement que dans le cerveau d'un maître chanteur poussant sa victime devant lui pas à pas ; c'est une loi qu'impose la misère de notre vie, à laquelle nous succomberions si les relations n'y pouvaient prendre une forme univoque. La métaphore, au contraire, est le mode d'association des images qui règnent dans le rêve : c'est la souple logique de l'âme, à quoi correspond dans les intuitions de l'art et la religion la parenté de toutes choses. Les penchants et les aversions ordinaires aussi bien, l'assentiment et le refus, l'admiration, la subordination, la domination, l'imitation et leurs contraires, ces diverses relations de l'homme à l'homme et de l'homme à la nature, qui ne sont pas encore et qui ne seront peut-être jamais purement objectives, ne peuvent être saisies autrement que par la métaphore. Ce que l'on appelle l'humanité supérieure n'est sans doute qu'une tentative pour fondre ensemble, après les avoir prudemment séparées, ces deux grandes moitiés de la vie que sont la métaphore et la vérité.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0368-4), t. 1, chap. 116. Les deux arbres de la vie. Ulrich réclame la création d'un Secrétariat général de l'Âme et de la Précision., p. 787


Tome II, 1932, 1937-1938

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III. Vers le règne millénaire ou les criminels

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« Tu as raison qu'importent en fin de compte les événements en tant que tels ! Ce qui compte, c'est le système de représentations à travers lequel on les observe, et le système personnel dans lequel on les insère.

- Comment dis-tu cela ? » demanda Agathe méfiante.

Ulrich s'excusa de parler si abstraitement, mais comme il cherchait une comparaison facilement accessible, sa jalousie fraternelle reparut et influença son choix. « Supposons qu'une femme qui ne nous est pas indifférente ait été violentée, expliqua-t-il. Dans un système héroïque, il faudrait s'attendre qu'elle se venge ou se suicide ; dans un système empirico-cynique, qu'elle fasse tomber cet outrage comme une poule qui s'ébroue. Et aujourd'hui, on verrait sans doute un composé des deux systèmes : cette incertitude intérieure est plus insupportable que tout. »


Quand on lui disait que quelque chose était vrai ou nécessaire, elle se guidait là-dessus et acceptait de bonne grâce tout ce que l'on exigeait d'elle, parce qu'agir ainsi lui semblait correspondre à la loi du moindre effort, et qu'elle eût jugé absurde d'entreprendre quoi que ce fût contre des institutions solides qui n'avaient aucun rapport avec sa vie et appartenaient visiblement à un monde bâti selon la volonté des parents et des maîtres. Mais elle ne croyait pas un mot de ce qu'elle apprenait. Comme en dépit de sa conduite apparemment docile, elle n'était nullement une élève modèle et que, partout où ses désirs contredisaient ses convictions, elle faisait tranquillement ce qu'elle voulait, elle jouissait de l'estime de ses camarades, même de cette sympathie admirative que conquièrent à l'école ceux qui savent se faciliter les choses. Il était même possible que son étrange maladie d'enfant fût un arrangement de cet ordre : à cette exception près, elle avait toujours été en bonne santé et nullement nerveuse. « Ainsi, tout bonnement un caractère paresseux et nul », observa-t-elle avec quelque incertitude. Elle se rappelait combien plus violemment qu'elle ses amies s'étaient révoltées contre la rigide discipline de l'internat, et de quels principes d'indignation elles avaient armé leurs attaques contre l'ordre établi ; néanmoins, dans la mesure où elle avait pu l'observer, c'étaient justement celles qui s'étaient rebellées le plus passionnément qui, plus tard, s'étaient le mieux accomodées de l'ensemble de leur vie ; ces jeunes filles avaient donné des femmes bien mariées qui n'élevaient pas leurs enfants autrement qu'elles ne l'avaient été.
  • À propos de Agathe, sœur de Ulrich
  • L'Homme sans qualités (1932), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0369-1), t. 2, chap. 9. Agathe, quand elle ne peut causer avec Ulrich., p. 78


Le monde spectaculaire et théâtral de l'amour ne l'enivrait pas. Ces indications de mise en scène élaborée principalement par les hommes et qui tendaient toutes à obtenir de la dure vie, de loin en loin, une heure de faiblesse (avec les différents sous-genres de la faiblesse : sombrer, mourir, être prise, succomber, perdre la tête et ainsi de suite), ces indications lui semblaient du cabotinage, parce qu'en aucune heure elle ne s'était sentie autrement que faible, dans un monde admirablement organisé par la force des hommes. La philosophie qu'Agathe acquit ainsi était simplement celle de l'être féminin qui refuse de s'en laisser conter et observe involontairement ce que l'être masculin essaie de lui faire accroire. En fait, ce n'était pas une philosophie, mais une déception fièrement dissimulée, et toujours mêlée à l'attente réservée d'une délivrance inconnue, attente qui augmentait peut-être même dans la mesure où la révolte extérieure décroissait.
  • L'Homme sans qualités (1930), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0369-1), t. 2, chap. 9. Agathe, quand elle ne peut causer avec Ulrich., p. 80


Cette fois, sa propre nature ne repoussait pas l'autre, mais quelque chose venait à sa rencontre, quelque chose qui avait été enfoui sous l'éboulis d'aversion et de méfiance qui s'accumule dans le cœur d'un homme d'un certain âge.
  • L'Homme sans qualités (1932), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0369-1), t. 2, chap. 11. Conversations sacrées. Début., p. 107


Toute chose jusqu'à l'extravagance et au mauvais goût, dès qu'on la prend au sérieux et la traite sur un pied d'égalité, déploie son architecture originale, le parfum envivrant de son amour-propre, sa volonté de jouer et de ravir. Ulrich s'en rendait compte en s'occupant de la toilette de sa sœur.


« Et lui, comme homme, comment le trouvez-vous ? demanda-t-il.

— Affligeant, murmura Diotime. Un agnelet qui aurait engraissé trop vite.

— La beauté de l'homme n’est qu'un signe sexuel secondaire, fit Ulrich. L'excitation d'ordre primaire naît de ses promesses de succès. Dans dix ans, Feuermaul sera une vedette internationale : les relations de la Drangsal y pourvoiront, elle l'épousera. Si la gloire lui est fidèle, ce sera un mariage heureux. »
  • L'Homme sans qualités (1932), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0369-1), t. 2, chap. 36. Un grand événement se prépare. Où l'on retrouve des connaissances., p. 415


Mon Dieu ! fit Ulrich en haussant les épaules, probablement l'histoire des Pères et des Fils. Quand le père est pauvre, les fils aiment l'argent ; quand le papa a de l'argent, les fils aiment l'humanité. Votre Altesse n'a-t-elle jamais entendu parler du problème du fils dans le monde actuel ?


IV. Chapitres posthumes, ébauches, études, variantes

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« Le Moi ne saisit jamais ses impressions isolément, mais toujours dans un contexte, dans un accord réel ou imaginé, un rapport de ressemblance ou de dissemblance. Ainsi, tout ce qui porte un nom s'étaie mutuellement, forme des perspectives, des enfilades solidaires, traversées de tensions communes, à l'intérieur de vastes ensembles illimités. C'est aussi pourquoi » dit-il brusquement sur un autre ton « si, sous un quelconque prétexte, ces rapports se défont et qu'aucune des classifications internes ne peut s'appliquer, on se retrouve brusquement devant la création indescriptible, inhumaine, la création informe et condamnée. »
  • L'Homme sans qualités (1937-1938), Robert Musil (trad. Philippe Jaccottet), éd. du Seuil, coll. « Points », 2004  (ISBN 978-2-7578-0369-1), t. 2, chap. 46. Rayons de lune en plein jour., p. 517


À propos de L'Homme sans qualités

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Comprendre la situation de l'homme contemporain et essayer d'imaginer, sur cette base, de nouvelles façons possibles d'être un homme, sans avoir besoin pour cela de recourir à une théorie ou à une philosophie anthropologiques, au sens usuel, était bien le problème que Musil a cherché à résoudre dans toute son œuvre et, plus particulièrement, dans L'Homme sans qualités.
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), partie Préface, p. VII


La visée cognitive que poursuit Musil à travers son œuvre littéraire s'inscrit dans la perspective globale d'une quête éthique de la « vie juste ». Sa pensée anthropologique s'engage sur une voie où la pensée est exposée en permanence à la question de ses implications pratiques et éthiques : « Nous sommes confrontés à une nouvelle répartition du travail de l'esprit », observe-t-il à propos de l'essai pour le distinguer de la connaissance scientifique positive : « L'un vise à la connaissance, l'autre à la transformation (Umbildung) de l'homme. » La transformation de l'homme passe par une évaluation critique et un renouvellement des discours et des modes de représentations anthropologique. À cette fin, Musil utilise son roman comme un laboratoire expérimental où il met à l'épreuve les conceptions anthropologiques dominantes de son temps.
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), chap. I L'art aussi vise à la connaissance, p. 17-18


Ulrich, semblable en cela aux première ébauches de L'homme sans qualités a également hérité de l'esprit de vivisection nietzschéen. L'intransigeance de son sens critique l'amène à démanteler « toutes les vieilles représentations métaphysiques et morales de la race humaine ». Fidèle à son idéal d'expérimentation et en digne disciple de Nietzsche, le jeune homme pratique le « perspectivisme », à savoir la mutliplication, le déplacement et le renversement délibéré des perspectives.
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), chap. II L'anthropologie en question, Nietzsche contre Nietzsche, p. 32


Le triomphe du corps, dans l'univers musilien, ne s'accompagne toutefois d'aucune dévalorisation de l'esprit. Sur ce point, Musil se sépare de Nietzsche qui interprète « La sobriété de l'homme théorique comme une subtile protection contre la vérité, comme une fuite ». Dans l'œuvre musilienne, la critique de l'esprit ou, plus exactement, de ses illusions, vise à redéfinir sans parti pris idéaliste sa fonction, ses pouvoirs et ses liens avec l'expérience.

De même, Musil est loin de partager les convictions anthropologiques et l'emphase rhétorique du philosophe. [...]

Nulle affinité non plus avec le Nietzsche prophétique et exalté, promoteur d'une anthropologie focalisée sur la figure fantasmatique du surhomme [...].
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), chap. II L'anthropologie en question, Nietzsche contre Nietzsche, p. 34-35


Favorable au projet critique de ce dernier, Musil se désolidarise d'une philosophie visionnaire dont il ne partage pas le pathos emphatique et dépréciatif. Nietzsche a beau se déclarer hostile aux « grands mots » et aux « idéaux », il n'en cède pas moins à la grandiloquence. Musil substitue à l'hybris nietzschéenne une autre forme de radicalité : celle d'une pensée qui essaie, à partir d'une étude inductive de l'homme concret, d'imaginer et de mettre à l'épreuve d'autres possibilités de vie.
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), chap. II L'anthropologie en question, Nietzsche contre Nietzsche, p. 40


Jusqu'à présent, les personnages de L'homme sans qualités nous sont principalement apparus comme des exemplifications, porte-parole ou victimes de représentations qui ne leur appartenaient pas en propre. Mais ils ont l'art également de plier leurs visions du monde à leur usage personnel.
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), chap. II L'anthropologie en question, Nietzsche contre Nietzsche, p. 41


Dans le roman musilien, c'est à Moosbrugger que revient un tel rôle. L'assassin incarne les terreurs et les fantasmes refoulés de ses congénères et polarise la violence ambiante : « [Ulrich] se remémora, en passant, l'idée que ces infortunés sont la personnification d'instincts simplement réprimés par les autres hommes, l'incarnation de leurs meurtres imaginaires, de leurs violences rêvées. Ainsi, ceux qui croyaient cela pouvaient liquider Moosbrugger à leur manière, le justifier pour le rétablissement de leur morale après s'être soulagé sur lui. »
  • Moosbrugger, assasin de prositutées condamné à mort, est un des personnages principaux du livre et revient régulièrement tout au long des deux romans, permettant à Musil d'explorer différents thèmes comme le droit, la morale, la sexualité et la folie, etc.
  • Robert Musil et la question anthropologique, Florence Vatan, éd. PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2000  (ISBN 2-13-050791-3), chap. IV L'amorphisme humain, p. 69


Il peut paraître à première vue paradoxal d’associer à l’univers de la mystique et de l’extase un romancier comme Robert Musil qui passe avant tout pour un ironiste hors pair et pour un virtuose de l’intellect. Pourtant, Philippe Jaccottet voit juste. L’expérience extatique est au cœur des préoccupations musiliennes, et ce, dès la parution de son premier roman Les Désarrois de l’élève Törless. Elle atteint un point culminant avec l’aventure d’Ulrich et d’Agathe que Musil décrit comme un « voyage aux confins du possible, qui leur faisait frôler les dangers de l’impossible, de l’anormal, du scandaleux même »
  • (fr) « Robert Musil ou les voies de la mystique diurne », Florence Vatan, Savoirs et clinique, nº 8 L'écriture et l'extase, 2007/1, p. 73-80 § 2 (lire en ligne)


[...] Musil revendique une « mystique diurne » – ou mystique clairvoyante – qui s’appuie sur la pensée rationnelle. Il fait de l’écriture non pas le théâtre d’une fusion mystique ni d’un culte fasciné de l’ineffable, mais plutôt le site d’une réflexion expérimentale sur l’extase. Cette réflexion mobilise son expérience personnelle, les témoignages extatiques ainsi que les apports de la psychiatrie et de la psychologie expérimentale. L’expérimentation musilienne aboutit à l’utopie d’une société extatique dont Musil explore le potentiel et les limites dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les sentiments.
  • (fr) « Robert Musil ou les voies de la mystique diurne », Florence Vatan, Savoirs et clinique, nº 8 L'écriture et l'extase, 2007/1, p. 73-80 § 3 (lire en ligne)


En effet ce texte magistral, sous l’ombre duquel le XXe siècle a tenté de s’écrire, présente les ingrédients mis en travail par la folie, avec l’exactitude qui caractérise toute la recherche de l’auteur autrichien. D’emblée, il jette à la face de son lecteur : la guerre (le roman est censé se dérouler de 1913 à 1914) ; la futilité devant la catastrophe qui se prépare, il s’agit d’imaginer ce que le peuple, inspiré par quelques intermédiaires, pourrait imaginer d’offrir au vieux François-Joseph en cadeau de jubilée, lequel aurait lieu, évidemment, en 1918 ; la folie, incarnée dès les premiers chapitres par un tueur de prostituées récidiviste, qui catalyse sur son cas les réflexions et l’appétit d’action des intellectuels, des juristes, du public, et jusqu’à l’intérêt même du principal intéressé.
  • (fr) « Folie et lien social », Jean-Max Gaudillère, Patrice Loraux et Jean-Michel Rey, Annuaire de l'EHESS 2007-2008, 2009, p. 452-456 § 2 (lire en ligne)


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