[J']exerce maintenant trois métiers. C'est merveilleux ! Je suis d'abord « acteur de théâtre » et « acteur de cinéma ». Ce sont deux activités différentes, même si elles se complètent. Au théâtre, l'acteur, une fois le spectacle présenté au public, est le roi, maître de son jeu et de la mise en scène. Il peut imposer sa personnalité. Au cinéma, l'acteur reste une marionnette manipulée par le réalisateur, fût-il prestigieux.
Le troisième métier est la réalisation.
« Michel Piccoli, la démesure d'un comédien », Didier Méreuze, La Croix, 13 février 2009 (lire en ligne)
Ma vocation n'est as venue de la fréquentation des théâtres, où je ne suis pas allé dans mon enfance. Personne ne m'a emmené à la Comédie-Française ou à l'Odéon. Je ne me souviens pas même d'une sortie avec ma classe pour voir une pièce. Le déclic décisif, ce fut ce professeur merveilleux, qui m'attendait quand je suis revenu à Paris, à la fin de la guerre. Il était remplaçant et n'avait rien des professeurs que j'avais connus. […] Ce fut une révélation, et en même temps un ratage complet. Ce conteur hors pair ne devait pas être un bon enseignant parce que mes notes au baccalauréat ont été très mauvaises. Mais ce n'était pas grave, l'important fut ce qui se déclencha en moi : une passion insoupçonnable. Après ma première expérience en Corrèze, ce bizarre et merveilleux professeur, tellement drôle, tellement peu autoritaire, tellement peu ordinaire m'a véritablement donné l'envie de devenir acteur. Le théâtre, c'est donc un peu sa faute, parce qu'il m'a révélé le plaisir des histoires extraordinaires, des histoires qui font rêver. C'est à ce moment-là que je me rappelle avoir dit à ma mère : « Je veux faire du théâtre ». Il faut préciser : ce serait exagéré d'évoquer une vocation à proprement parler. Le théâtre, ce fut d'abord le désir de fuir pour aller respirer ailleurs.
En 1945, les cours de théâtre n'avaient rien à voir avec ce qu'ils sont devenus. Désormais, tout le monde défend cette idée que le théâtre est un très beau métier et que rien n'est plus prestigieux que de faire l'acteur. Avec ce discours, le trajet est devenu de plus en plus encombré et difficile. Aujourd'hui, les soi-disant professeurs libres de théâtre pullulent et on trouve des écoles qui regroupent plusieurs centaines d'élèves. C'est un marché épouvantable et scandaleux ! À l'époque on vous disait tout le contraire : « Le théâtre n'est pas un vraiment métier. » Et quand j'ai commencé, il n'était pas considéré comme une activité sérieuse, dont on se gargarisait.
J'ai vécu dans mes rêves, Michel Piccoli avec Gilles Jacob, éd. Grasset, 2015 (ISBN978-2-246-85805-8), chap. Un apprentissage, p. 39
J'ai très vite été sensible, au théâtre surtout, mais même au cinéma plus tard, au fait que l'acteur puisse jouer subtilement du pouvoir de sa voix. C'est un instrument qu'il faut apprendre à moduler, il faut savoir parler trop fort, parler trop vite, parler doucement, parler violemment, parler de toutes les manières possibles sans chercher à n'être que grossièrement théâtral. Quand je découvrirai le cinéma, je trouverai beau que les moyens techniques permettent de saisir chaque nuance de la voix. Pour être précis, je ne travaillais pas ma voix. Je travaillais les voix des personnages que je jouais. C'est différent. Je les travaillais et, en même temps, je les réfléchissais.
J'ai vécu dans mes rêves, Michel Piccoli avec Gilles Jacob, éd. Grasset, 2015 (ISBN978-2-246-85805-8), chap. Un apprentissage, p. 41
Vous m'effrayez ! « Michel Piccoli a tourné dans plus de 200 films » ? Comment voulez-vous que que je m'y retrouve ?! Ce n'est pas le nombre de films qui m'effraie, mais de penser que je suis aujourd'hui loin de pouvoir me souvenir du quart d'entre eux. Alors que j'ai toujours essayé de participer le mieux possible aux films que j'entreprenais, je les oubliais une fois qu'ils existaient. Je n'en nourrissais pas ma mémoire. C'était presque une volonté de ma part de ne pas regarder en arrière.
Je me considère comme un acteur engagé sur le plan artistique, sur le plan de la recherche, de la découverte, de la création quand elle est produite avec des personnages exceptionnels. Politiquement ? Oui et non. Je ne saurais dire. Je ne suis pas un militant très actif et je le regrette parfois. Pourquoi ne me suis-je pas engagé plus profondément, plus courageusement ? Je n'avais pas le temps. Je ne me suis préoccupé que de mon métier qui m'absorbait totalement. J'ai quelquefois croisé des hommes politiques mais je ne les ai pas vraiment fréquentés. J'ai rencontré Mitterrand. Il m'a frappé par sa satisfaction d'être ce qu'il était. Pas seulement comme homme politique, mais dans sa propre vie. Il se dégageait de lui une séduction, qui fonctionnait auprès des hommes et des femmes. Je suis davantage sensible à la personnalité de quelqu'un comme Jospin […]
Rien ne m'a vraiment encouragé à passer véritablement à l'acte dans le domaine politique. Peut-être ai-je été lâche, paresseux, ou les deux. Bien sûr, j'ai signé des pétitions, des manifestes. Ce n'était pas grandiose, mais c'était mieux que rien. Je n'ai jamais voulu m'inscrire à un parti politique, comme certains de mes amis qui sont passés par le Parti communiste. Mais j'ai toujours été sensible à la maladie des malhonnêtes, à leurs comportements dégoûtants, qui n'avaient rien à voir avec le fait qu'ils soient riches ou pauvres. Il y a des riches magnifiques et qu'on ne peut qu'admirer, et il y a des pauvres épouvantables.
Je me suis longtemps décrit comme un seule pseudo-militant. En tout cas, heureusement que je ne suis pas devenu quelqu'un comme Yves Montand. Il était très théâtral dans sa manière de faire de la politique. Tout le contraire de Simone Signoret, qui restait à mes yeux d'une grande honnêteté et qui s'engageait sans cabotiner et sans exploiter son image.
J'ai été fou de joie de vivre. Fou de joie de travailler. Fou de joie de ne pas avoir été ignoré. Mais cette vie commence à me déserter. Alors que faire ? Et une fois que je me dis que c'est fini, je n'arrive plus à penser que c'était merveilleux, que j'ai eu de la chance et de la joie. Tout cela était vrai mais cela n'existe plus. Je ne peux plus continuer. Mon élément nature, c'était le désordre des choses. Il n'y a plus de choses. On peut se souvenir de la joie d'avoir fait toutes les choses que l'on a faites, et puis l'on pense à toutes celles qu'on imagine pouvoir encore faire, avec des amis, avec des dames, dans le travail. Mais je suis comme un stylo qui n'a plus d'encre, et je me mets à râler comme un fou : « Où est mon encre ? » Je vois que cela s'éteint. Je ne sais pas être dans le vide. Sur un tournage, on attend des heures. Je ne savais pas être dans le vide et l'ennui à ce moment-là. Je continuais à travailler sur les scènes des autres ou sur mes scènes futures. Je n'ai jamais été en attente, toujours en éveil, en questions, en crainte.
Un jour que je me lamentais comme maintenant, me demandant pourquoi je n'avais pas donné de cours de théâtre, vous m'avez suggéré de m'y mettre. J'y avais quelquefois pensé en me disant combien j'avais tort de ne pas me mettre au service de ce travail. Aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il est trop tard. Je crois que je commence à ne plus avoir d'énergie. Même si cela me plairait et m'amuserait de me contenter de lire des textes devant de jeunes acteurs. Ce même jour où vous me disiez que rien n'est jamais fini et que je pouvais aussi écrire un scénario, qu'il suffisait d'une feuille et d'un papier, je vous ai répondu que vous aviez tout à fait raison, dans l'absolu, mais que j'aurais plutôt désormais tendance à être… disparu. Je ne sais plus très bien être utile, être passionné. Certains des films dans lesquels j'ai joué vont rester, mais je ne reste plus. J'aimerais ne pas mourir !