Christian Ruby

philosophe français

Christian Ruby, est un philosophe et enseignant français, né le .

"criez, et qu'on crie!" neuf notes sur le cri d'indignation et de dissentiment modifier

Si, au lieu de les dévaloriser en un pathos pris dans un dualisme corps-âme ou sensible-esprit, nous acceptions de les écouter/entendre du moins comme des jugements à partager, sinon comme des moments d'émancipation? Les cris exposeraient alors une embellie des dissentiments sociaux, culturels, politiques et environnementaux. Une contre-violence par rapport à la violence endurée du fait de l'ignorance sous laquelle ils tombent. Par rapport à la fausse complaisance à leur égard et à la morgue assignant les subalternes au silence.


Dans ce cadre, la perspective consiste moins à affirmer que chaque culture dispose de cris différents, qu'à faire entendre la structuration du cri par la culture. Chaque cri a une signification symbolique et obéit à des manières de faire culturelles. Chacun exerce une force et une pression attirant ou repoussant. Chacun produit de la domination, de la compassion ou de la solidarité.


La solution est prête avant examen, et repose sur l'opposition parole vs cri: "communiquez donc!", "négociez!", "écoutez/entendez-vous!", "soyez raisonnables!". On utilise les moyens habituels de la cicatrisation des oppositions: inclure les points de vue divergents dans un arbitrage souverain ou les dissoudre dans un avenir idéal.


Pour le dominant le cri est, au mieux une représentation abstraite et demeure l'objet d'une éthique infinie, nouée en "care" ou en compassion. Pour le veilleur critique, il est appel à la solidarité. Pour le révolté, le cri devient une parole modificatrice de soi, une parole qui, en ralliant plusieurs personnes, réclame une part non comptée dans les partages sociaux quoi qu'elle soit rejetée par celui qui domine et lui attribue le nom de "cri". L'indignation, en revanche, ne fait ni une vigilance politique ni une politique!


Dès lors, le cri n'est plus absence de parole, mais cette parole même qui ne veut guère entrer dans un langage vain et excluant. Le cri ne prétend pas reprendre la même formulation de la parole, mais détourner la parole de l'autre, en occupant l'espace-temps d'une autre manière et en inventant des possibles. Il n'a donc besoin ni d'un représentant, ni d'une représentation. il se met à parler lui-même pour son propre compte. Au vu/vécu des cris artistiques, il est même possible d'assurer esthétiquement que le cri n'exprime en rien un inexprimable, une violence originaire. Il devient exposition d'un tord sur la parole.


À propos de De la démocratie en Amérique modifier

Est-il possible de penser la démocratie autrement, de se délester de telles certitudes politiques constamment répétées ? Le marxisme ne s'est pas privé, par exemple, d'affirmer que la démocratie telle que valorisée ainsi demeure formelle (Marx, 1818-1883, Manuscrits de 1844, Paris, GF,1999), modélisée sur le bourgeois au détriment du prolétaire. Un pas de plus est néanmoins envisageable. Il consiste à penser que la démocratie n'est ni un idéal, ni une forme constitutionnelle, ni un mode de vie. La démocratie pourrait être comprise comme la pratique même de la politique, l'activité de sujets qui affirment une puissance déniée de la parole et prennent un nom collectif afin de se rendre visibles et reconfigurer la vie commune à laquelle chacun(e) est assujetti : le peuple, les sans parts, les Nuits Debouts, etc. Alors le problème démocratique n'est ni de gérer quoi que ce soit, ni de s'occuper de ses propres affaires (il faudrait plutôt s'occuper transgressivement des affaires de tous), mais de dresser un mode spécifique de structuration symbolique de l'être en commun, un mode de la subjectivation politique, de l'irruption dans le partage bruit/parole dans l'espace public. La démocratie deviendrait la politique qui s'occupe du commun autrement.
  • « Élargissement de la perspective de l'œuvre (II, IV) », Christian Ruby, Redéfinir la démocratie, dans De la démocratie en Amérique, tome II, livre 4, Alexis de Tocqueville, éd. Ellipses, 2019  (ISBN 978-2-340-03061-9), p. 146


Si les inégalités sociales (droits, fonctions,positions, conditions) sont aveugles, à défaut d'être subordonnées à un ordre transcendant, ce sont bien les humains, seuls, qui doivent les éclairer et les dissoudre. L'ordre légal est souvent inhumain. (...) Égalité et inégalité constituent des formes de partages social et politique: entre riches et pauvres, entre dominants et dominés, entre possession des moyens de l'éducation et dépossession de ces moyens, etc. Égalité et inégalité ne se calculent pas. Ne relèvent pas du chiffrable. Il y a du non-négociable en elles. C'est là le ressort de la politique, puisque ceux qui luttent contre les inégalités créent une forme de subjectivation de ceux qui ne sont pas comptés dans les stuctures officielles. Ils créent ainsi une scène de parole, et donc de la politique, et une politique d'émancipation, au sens où l'entend le philosophe Jacques Rancière.
  • « Élargissement de la perspective de l'œuvre (II, IV) », Christian Ruby, Redéfinir la démocratie, dans De la démocratie en Amérique, tome II, livre 4, Alexis de Tocqueville, éd. Ellipses, 2019  (ISBN 978-2-340-03061-9), p. 153


Devenir spectateur? invention et mutation du public culturel modifier

Si vraiment la notion de "spectateur" d'art doit fructifier, alors il faut au moins qu'existe quelque chose que l'on puisse dénommer "art", et qui ne soit pas référé au cosmos ou au divin - ce qui s'étend aux temples jaïns, aux stupas dans le culte arapesh (ou à Sarnath) et aux grottes préhistoriques, qui ne sont pas destinés à la visite de "spectateurs" - mais attribué à un artiste.


pas de spectateur d'art hors d'un rapport à l’œuvre et réciproquement. L’œuvre se donne comme adresse indéterminée à chacun, le spectateur se construit comme amateur d’œuvres, au sens étymologique du terme, celui qui assure sa présence à l’œuvre et s'ouvre sur elle, celui qui à du goût pour elle, ce qui traduit bien le terme "spectateur". Ce rapport se donne pour universel et dynamique, il corrèle un objet et un sujet, dans un jeu que l'on pourrait dire d'attraction-répultion, pas impossible à penser dans le champ de l'art et de la culture quoique ce vocabulaire provienne de la physique de Newton.


Au fond, Bentham considère l'art comme un système de dressage, qui fait entrer le spectateur dans les protocoles de disciplinarisation, sociale et psychologique, de la société. Par des œuvres ciblées, mais surtout des dispositifs de surveillance dans les lieux de l'art, ou de contraintes plus ou moins discrètes, le spectateur se discipline (ou se disciplinera) progressivement: il ira chercher sa place au guichet, s'y maintiendra, restera assis, saura quand applaudir ou non, déploiera une écoute attentive...


Circumnavigation en art public à l'ère démocratique modifier

Mais surtout, l'art ne devait plus se placer dans la ville pour lui conférer une touche de beauté là où on l'assignait, en appliquant des recettes pour en tirer des effets de décors, mais «faire la ville» en engageant toutes et tous, citoyennes et citoyens, habitantes et habitants dans l’œuvre commune.


Le public, intrinsèque à l'art d'exposition, y est saisi non comme consommateur, mais bien comme public, puissance capable de discuter de ce qui concerne chacune et chacun sans qu'on prenne la parole à sa place, capable de cesser de penser de manière étroite, en acceptant de se confronter aux autres et de penser en écoutant les arguments des autres, d'élargir les espaces de liberté.


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