Le soleil se coucha, le crépuscule tomba sur le fleuve, et les lumières commencèrent à surgir sur la côte. Le phare de Chapman, une affaire à trois pattes élevée sur un banc de sable, brillait d'un vif éclat. Les lumières des navires se déplaçaient dans le chenal — un grand mouvement de lumières montantes et descendantes. Et plus à l'ouest, en amont, le lieu de la ville monstrueuse mettait encore sa marque sinistre sur le ciel : une sourde pénombre dans le soleil, une lueur livide sous les étoiles.
« Et ceci aussi », dit soudain Marlow, « a été l'un des lieux ténébreux de la terre. »
Au cœur des ténèbres (1899), Joseph Conrad (trad. J.-J. Mayoux), éd. Flammarion, 1980 (ISBN2-08-070530-X), p. 86
On aurait dit qu'ils lui adressaient des prières. Une souillure de rapacité imbécile soufflait à travers le tout, comme un relent de quelque cadavre. Tonnerre ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi irréel de ma vie. Et dehors cette contrée sauvage et muette qui entourait ce carré débroussaillé de la terre me frappait comme quelque chose de grand et d'invincible, comme le mal ou la vérité, qui attendait patiemment le départ de cette invasion fantastique.
Au cœur des ténèbres (1899), Joseph Conrad (trad. J.-J. Mayoux), éd. Flammarion, 1980 (ISBN2-08-070530-X), p. 115
J'étais conquis jusqu'à éprouver une sorte d'admiration — d'envie. Une magie le poussait, une magie le gardait invulnérable. A coup sûr, il ne voulait rien de la brousse que l'espace de respirer et de passer outre. Son besoin, c'était d'exister, et d'aller de l'avant au plus grand risque possible et avec un maximum de privations. Si la pureté absolue, sans calcul, sans côté pratique, de l'esprit d'aventure avait jamais gouverné un être humain, c'était ce garçon rapiécé. Je lui enviais presque la possession de cette modeste et claire flamme. Elle semblait avoir consumé toute pensée égoïste si complètement qu'alors même qu'il vous parlait, on oubliait que c'était lui, l'homme qui était là sous vos yeux, qui avait enduré tout cela.
Au cœur des ténèbres (1899), Joseph Conrad (trad. J.-J. Mayoux), éd. Flammarion, 1980 (ISBN2-08-070530-X), p. 166
Un soir que j'entrais avec une bougie je fus saisi de l'entendre dire d'une voix un peu tremblée, « je suis là couché dans le noir à attendre la mort. » La lumière était à un pied de ses yeux. je me forçais à murmurer, « bah, des bêtises ! » debout au-dessus de lui, comme pétrifié.
De comparable au changement qui altéra ses traits, je n'avais jamais rien vu, et j'espère ne rien revoir. Oh, je n'étais pas ému. J'étais fasciné. C'était comme si un voile se fût déchiré. Je vis sur cette figure d'ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de terreur abjecte — de désespoir intense et sans rémission. Revivait-il sa vie dans tous les détails du désir, de la tentation, de l'abandon pendant ce moment suprême de connaissance absolue ? Il eut par deux fois un cri qui n'était qu'un souffle.
« Horreur ! Horreur ! »
Au cœur des ténèbres (1899), Joseph Conrad (trad. J.-J. Mayoux), éd. Flammarion, 1980 (ISBN2-08-070530-X), p. 189
Autour d'elle tout était encore paisible et calme, mais elle entendait au loin les rugissements du vent, le sifflement de la pluie torrentielle, le clapotis des vagues sur le fleuve tourmenté. La tempête se rapprochait, il y avait de gros coups de tonnerre et de longs éclairs lumineux, suivis de brèves périodes de ténèbres impressionnantes. Lorsque l'orage atteignit le point bas où se divisait la rivière, la maison fut secouée par le vent et la pluie s'abattit bruyamment sur le toit de palmes. Le tonnerre fit entendre un interminable roulement et les éclairs incessants dévoilèrent le tourbillon des eaux bondissantes, les troncs et les branches à la dérive et les grands arbres qu se couchaient sous une force brutale et impitoyable.
Indifférent à cette mousson pluvieuse, le père dormait paisiblement, ayant oublié ses espoirs, ses malheurs, ses amis et ses ennemis ; et la fille restait debout sans un geste, scrutant avidement la rivière à chaque éclair, d'un regard pesant et anxieux.
La folie Almayer (1895), Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2000 (ISBN2-86260-990-0), p. 20
« Voilà Dain, poursuivit Almayer, s'adressant au groupe muet qui l'entourait. Et j'ai tenu parole. Un espoir puis un autre, et voici le dernier. Il ne reste plus rien, maintenant. Vous croyez qu'il y a un mort, là ? Erreur, je vous le jure. je suis moi-même bien plus mort. Pourquoi ne me pendez-vous pas ? suggéra-t-il tout à coup d'un ton amical au lieutenant. Je vous garantis, je vous garantis, que ce ne serait que... qu'une illusion. »
La folie Almayer (1895), Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2000 (ISBN2-86260-990-0), p. 142
« Oh, Nina ! murmura Almayer sur un ton où parlaient à la fois le reproche et l'amour, avec une tendresse douloureuse. Oh Nina ! Je ne puis le croire. »
Une risée légère venue de la rivière traversa la cour en courbant l'herbe comme une vague et pénétrant sur la véranda, effleura le front d'Almayer de son souffle frais, dans une caresse d'infinie pitié. Le rideau, à la porte de la chambre des femmes, s'envola et retomba immédiatement, avec une lassitude surprenante. Il fixa son regard sur l'étoffe mouvante.
« Nina ! cria Almayer. Où est-tu, Nina ? »
Le vent sortit de la maison vide avec un soupir tremblant, et tout fut silencieux.
Almayer cacha son visage dans ses mains, comme pour repousser une vision odieuse. Lorsqu'il entendit un petit frémissement et découvrit ses yeux, le petit tas sombre à côté de la porte avait disparu.
La folie Almayer (1895), Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2000 (ISBN2-86260-990-0), p. 162
« Ah ! quelle occasion manquée ! Bon Dieu ! Quelle occasion manquée ! » s'écria-t-il avec feu, mais ce dernier « manqué » avait l'accent d'un cri arraché par la douleur.
« Mais l'honneur — l'honneur, monsieur !... L'honneur... çà c'est quelque chose qui existe — vraiment ! Et quel prix on peut trouver à la vie quand... » Il se mit debout avec une lourde impétuosité, un peu comme un bœuf tiré en sursaut de sa léthargie se dresserait brusquement sur ses pattes hors de son lit d'herbe... « Quand l'honneur est perdu — ah ça ! par exemple — je ne peux donner une opinion — parce que — monsieur — je ne sais pas ce que c'est. »
Mon dernier mot concernant Jim sera bref. J'affirme qu'il a atteint à la grandeur ; mais à être dite, ou plutôt à être entendue, la chose se trouverait rapetissée. Pour être franc, ce n'est pas de mes paroles que je me méfie, mais de vos esprits. Je pourrais être éloquent si je ne redoutais que vous ayez laissé mourir d'inanition votre imagination, pour nourrir votre corps. Je ne veux pas vous offenser ; il est parfaitement respectable de ne pas avoir d'illusions — et c'est sans danger — profitable — et ennuyeux. Cependant, dans votre temps, vous aussi avez dû connaître l'intensité de la vie, cet éclair de fascination qui naît du choc de détails insignifiants, et qui est aussi étonnant que l'éclat des étincelles que l'on arrache à un silex froid — et d'aussi courte durée, hélas !
« Claquer la porte ! s'exclama-t-il à voix forte. Il y a longtemps que j'attendais celà. Je finirai par vous faire voir... Je vais... Je suis prêt à n'importe quelle sacrée aventure... J'ai rêvé de cela... Bon sang ! Sortir de tout ceci. Bon sang ! Voilà enfin une chance... Vous allez voir... Je vais... »
« Je suis absurde, n'est-ce pas ? Que puis-je désirer de plus ? Si vous leur demandez qui est brave — qui est loyal — qui est juste — quel est l'homme à qui ils donneraient leur vie, tous répondraient : Tuan Jim. Et pourtant, ils ne sauront jamais la vérité, la vérité vraie.. »
Il était blanc de la tête aux pieds, et il fut constamment visible, avec la forteresse de la nuit derrière lui, la mer à ses pieds, et à ses côtés la chance — toujours voilée. Que dites-vous ? Était-elle toujours voilée ? Je n'en sais rien. Pour moi cette silhouette blanche environnée de la paix de la côte et de la mer semblait dressée au cœur d'une vaste énigme. Le crépuscule déclinait rapidement dans le ciel au-dessus de sa tête, la bande de sable à ses pieds avait déjà sombré dans la nuit, et lui-même ne paraissait pas plus grand qu'un enfant — puis il ne fut plus qu'un point, un minuscule point blanc, qui semblait concentrer toute la lumière qui restait dans un monde enténébré... Et puis, soudain, je ne le vis plus...
Napoléon Ier, dont la carrière ressembla à un duel contre l'Europe tout entière, détestait que ses officiers s'affrontent en combat singulier. Le grand Empereur militaire n'avait rien d'un bretteur et montrait peu de respect pour les traditions.
Le Duel, Joseph Conrad (trad. Marie Picard), éd. Sillage, 2010 (ISBN978-2-916266-75-6), p. 5
Pour régler ce différend qui ne souffrait pas d'attendre, ces deux jeunes gens avaient pris le risque d'être brisés et déshonorés au tout début, pour ainsi dire, de leur carrière. Et il craignait que l'enquête à venir ne réussisse pas à satisfaire la curiosité publique. Ils ne révéleraient jamais au public ce quelque chose qui s'était passé entre eux et qui constituait un tel outrage qu'ils avaient pris le risque d'être accusés de meurtre — ni plus ni moins. Mais que cela pouvait-il être ?
Le Duel, Joseph Conrad (trad. Marie Picard), éd. Sillage, 2010 (ISBN978-2-916266-75-6), p. 34
– Laissez-moi vous supplier, mon colonel, de vous contenter de ma parole d'honneur. Je vous assure que je me suis retrouvé acculé dans une situation détestable. Je n'avais aucune solution compatible avec ma dignité d'homme et d'officier… Après tout, mon colonel, c'est là le fond de l'affaire. Vous savez tout. Le reste n'est que détail...
Le Duel, Joseph Conrad (trad. Marie Picard), éd. Sillage, 2010 (ISBN978-2-916266-75-6), p. 34
Nul homme ne réussit dans tout ce qu'il entreprend. En ce sens, nous sommes tous des ratés. L'essentiel est de ne pas échouer à rendre cohérent et à soutenir jusqu'au bout les efforts de notre vie.
Le Duel, Joseph Conrad (trad. Marie Picard), éd. Sillage, 2010 (ISBN978-2-916266-75-6), p. 86
– Est-ce le charme de l'impossible ? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie sont-ils touchés par ses contes comme par la révélation énigmatique d'un univers resplendissant qui existe en deçà de cette frontière de crasse et de faim, de misère et de débauche — qui de tous côtés descend jusqu'aux rives de l'océan incorruptible et se trouve être le seul aspect qu'ils voient de la terre qui les environne, ces éternels prisonniers de la mer. Mystère !
Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (trad. Robert d'Humières), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2007 (ISBN978-2-07-025041-7), p. 20
C'était le genre d'homme qui ne sait ni piloter ni épisser, qui renâcle au travail, par les nuits noires, qui dans la mâture, se cramponne frénétiquement des bras et des jambes, jure contre le vent, le grésil et l'obscurité. Celui qui maudit la mer, tandis que les autres travaillent. Celui qui est le dernier dehors et le premier dedans lors du rassemblement, celui qui ne sait pratiquement rien faire et ne veut pas faire le reste. C'est lui le préféré des philanthropes et des marins d'eau douce égocentriques, cet être sympathique et méritant qui sait tout de ses droits, mais ne sait rien en matière de courage, d'endurance, de foi muette, ni de cette loyauté ineffable qui unit à bord les membres de l'équipage, ce produit marginal de l'ignoble licence des taudis plein de dédain et de haine pour l'austère servitude de la mer.
Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (trad. Robert d'Humières), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2007 (ISBN978-2-07-025041-7), p. 24
Mais en vérité, ils avaient été des hommes qui connaissaient la peine, les privations, la violence, la débauche — mais ne connaissaient point la peur et n'éprouvaient aucun élan de méchanceté en leur cœur. Des hommes difficiles à diriger, mais faciles à inspirer, des hommes sans voix — mais suffisamment virils pour mépriser dans leur cœur les voix sentimentales qui se lamentaient sur la dureté de leur destin. C'était un destin et c'était le leur ; cette capacité de le supporter leur semblait le privilège des élus ! Leur génération vivait muette et indispensable, sans connaître les douceurs de l'affection ou le refuge du foyer — et mourait libre de la sombre menace d'une tombe froide. Ils étaient les éternels enfants de la mer mystérieuse. Leurs successeurs sont les fils adultes d'une terre insatisfaite. Ils sont moins dépravés mais moins innocents ; moins irrévérencieux mais peut-être aussi moins croyants ; et s'ils ont appris à parler, ils ont aussi appris à gémir.
Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (trad. Robert d'Humières), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2007 (ISBN978-2-07-025041-7), p. 36
Mais les autres étaient solides et muets ; ils étaient effacés, courbés et endurants comme des caryatides de pierre qui dans la nuit soutiennent les galeries illuminées d'un édifice éclatant et splendide. Ils ne sont plus maintenant — et c'est sans importance. La mer et la terre sont infidèles à leurs fils : une vérité, une foi, une génération d'hommes passent et c'est l'oubli et c'est sans importance ! Sauf peut-être pour les rares êtres qui croyaient à cette vérité, professaient cette foi ou aimaient ces hommes.
Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (trad. Robert d'Humières), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2007 (ISBN978-2-07-025041-7), p. 36
Il demeura figure de héros. Sa formule — la formule de la vie — devint proverbiale dans la bouche des hommes comme le sont les formules des conquérants ou des sages. Plus tard, chaque fois que l'un de nous restait perplexe devant une tâche et se voyait invité à renoncer, il exprimait sa détermination à persister et à réussir par ces mots : « Tant qu'on flotte, je ferai la cuisine ! »
Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (trad. Robert d'Humières), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2007 (ISBN978-2-07-025041-7), p. 85
La nuit était claire, avec une brise légère. Au-dessus de la tête des mâts la resplendissante voûte de la Voie lactée enjambait le ciel comme une triomphale arche de lumière éternelle jetée sur l'obscur sentier terrestre. À la pointe du gaillard d'avant un homme sifflait avec une retentissante précision une gigue animée tandis qu'on entendait vaguement un autre battre et racler de la semelle en cadence. Il arrivait de l'avant un murmure confus de voix, de rires — de bribes de chansons. Le cuisinier secoua la tête, jeta un regard oblique à Jimmy et se mit à marmonner : « Ouais. Danser et chanter. ils ne pensent qu'à ça. Ça m'étonne que la Providence s'en fatigue pas... Ils oublient le jour qui viendra à coup sûr... mais toi... »
Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (trad. Robert d'Humières), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2007 (ISBN978-2-07-025041-7), p. 110
« Ô jeunesse ! Quelle force, quelle foi, quelle imagination en elle ! Pour moi ce n'était pas une vieille guimbarde trimbalant par le monde un tas de charbon pour toute cargaison — pour moi ce bateau était l'effort, l'épreuve, la pierre de touche de la vie. J'y pense avec plaisir, avec affection, avec regret — comme on pense à un cher disparu. Je ne l'oubierai jamais... Passez-moi la bouteille. »
« Ah ! L'enchantement de la jeunesse ! Ah ! Le feu de la jeunesse, plus éblouissant que les flammes du navire embrasé, et qui jette une lueur magique sur la terre immense et bondit avec audace jusqu'au ciel, et que le temps, plus cruel, plus impitoyable, plus âpre que la mer, aura tôt fait d'éteindre — semblable aux flammes du navire incendié cerné par une nuit impénétrable. »
J'ignorais jusque-là quel bon marin je faisais. Je me souviens des visages tirés, des silhouettes abattues de mes deux hommes, et je me souviens de ma jeunesse et du sentiment qui ne reviendra plus jamais — le sentiment que je pourrais durer à jamais, survivre à la mer, à la terre, à toute l'humanité ; ce sentiment trompeur qui nous attire fallacieusement vers les joies, les périls, m'amour, les vains efforts — vers la mort ; la conviction triomphante de la force, la chaleur de la vie dans une poignée de poussière, l'ardeur au cœur qui chaque année s'affaiblit, se refroidit, diminue et s'éteint — s'éteint trop tôt — avant la vie elle même.
Et cependant ces vies, sans intérêts, entièrement absorbées par l'actualité la plus simple et la plus immédiate, ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans le cas de Mac Whirr par exemple, quelle influence au monde avait bien pu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d'un petit épicier de Belfast, à s'enfuir sur la mer ? Il n'avait que quinze ans quand il a fait ce coup-là ! Cet exemple suffit, pour peu qu'on y réfléchisse, à suggérer l'idée d'une immense, puissante et invisible main, prête à s'abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter dans des directions inattendues et vers d'inconcevables buts nos forces inconscientes. Son père ne lui pardonna jamais complètement cette insubordination stupide.
Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l'existence, qui se coucheront enfin tranquillement et décemment dans la tombe, — qui n'auront rien connu de la vie, qui n'auront jamais eu l'occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.
Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés — ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer.
On eût dit l'extinction de toutes les lumières voilées de ce monde. Jukes était content, indiscutablement, de sentir à côté de lui son capitaine. Cela le soulageait, tout comme si cet homme, simplement, en s'amenant sur le pont, avait pris le plus lourd de la tempête sur ses épaules. Tel est le prestige, le privilège et le poids du commandement.
Mais le capitaine Mac Whirr, lui, ne pouvait espérer de personne sur terre un soulagement analogue. Tel est l'isolement du commandement.
Alors il entendit de nouveau cette voix de tête assourdie dont la vertue pacifiante était telle, parmi la discordance affreuse des bruits, qu'on l'eût dite venue de quelque contrée reculée loin au-delà du sombre empire de la tempête, de quelque asile mystérieux ; il entendit de nouveau une voix humaine — ce son fragile et triomphant où l'infini de la pensée repose, et la résolution et le dessein, et qui, le jour du jugement, lorsque les cieux seront roulés, formulera la confiance — de nouveau, il entendit cela, une espèce de cri venu de très loin :
Il y avait une étincelle dans le clair-obscur de ses yeux ; et quand elle les tournaient vers lui, ils semblaient donner une nouvelle signification à la vie. Il se disait qu'un autre eût depuis longtemps trouvé refuge dans la folie, l'esprit réduit en cendres par ce rayonnement. Mais il n'aurait pas cette chance. Sa lucidité avait survécu intacte aux fournaises de soleils brûlants, aux déserts aveuglants, aux colères effrénées contre l'insuffisance des hommes et les cruautés obstinées d'une nature hostile.
Le Planteur de Malata (1915), Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Autrement, 2010 (ISBN978-2-7467-1363-5), p. 54, 55
« Je suis trop près d'elle », songea-t-il, et il s'écarta un peu, il avait peur, dans l'emportement de sa passion, de se jeter sur ses mains qu'elle avait posées sur ses genoux, et de les couvrir de baisers. Il eut vraiment peur. Rien, rien ne pourrait le libérer de cet envoûtement, même si elle se montrait fausse, stupide ou vile. Elle était le destin même. L'étendue de son malheur le plongea dans une telle stupéfaction qu'il n'entendit pas tout de suite des voix et des bruits de pas à l'intérieur du salon. Willie était entré — et le rédacteur en chef avec lui.
Le Planteur de Malata (1915), Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Autrement, 2010 (ISBN978-2-7467-1363-5), p. 76
La femme s'approcha, les bras tendus, et posa ses mains sur les épaules de Davidson en s'écriant :
« Ma foi ! Vous n'avez presque pas changé. c'est toujours le même bon Davy. »
Et elle rit, d'un rire un peu fou.
Ce bruit fit à Davidson l'effet d'une secousse électrique sur un cadavre. Il tressaillit de tous ses muscles.
« Anne la Rieuse !, dit-il d'une voix frappée de stupeur.
– Tout ce qu'il reste d'elle, Davy. Tout ce qui reste d'elle. »
À cause des dollars (1915), Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Autrement, 2010 (ISBN978-2-7467-1364-2), p. 26
« Ici, il y a une aventure », fit Lingard à Hassim, assis près de lui, au moment où le soleil se couchait loin sur sa gauche. « Il y a ici une ouverture assez large pour un navire. C'est, je crois, l'entrée que nous cherchions. Nous ramerons toute la nuit s'il le faut pour remonter cette rivière et c'est bien le diable si nous n'atteignons pas le repaire de Belarab avant le jour. » Il poussa la barre à fond et l'embarcation, obliquant brusquement, disparut de la côte.
La Rescousse (1920), Joseph Conrad (trad. G. Jean-Aubry), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2009 (ISBN978-2-07-012424-4), p. 106
Qu'importait que le narrateur ne fût qu'un écumeur des mers, le royaume celui de la jungle, les hommes ceux des forêts, les vies des vies obscures ! L'âme simple de cet homme était possédée par la grandeur de l'idée ; rien de sordide n'apparaissait dans l'ardeur de ses élans. Une fois qu'elle eut compris cela, ce récit trouva un écho dans l'audace de ses pensées, et l'enchantement exercé sur elle par ce qu'elle entendait lui fit oublier où elle se trouvait. Elle oublia qu'elle était personnellement proche de ce récit qui lui avait paru détaché, éloigné d'elle, vrai ou fictif, raconté avec pittoresque, et auquel seul l'écho de son émotion donnait une réalité.
La Rescousse (1920), Joseph Conrad (trad. G. Jean-Aubry), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2009 (ISBN978-2-07-012424-4), p. 165
– « Bonne chance à vous, roi Tom », l'entendit-il dire dans l'obscurité où il avait à présent l'impression de discerner le reflet de ses cheveux. Je vais courir ma chance. Et tachez de ne plus revenir auprès de moi, car je suis lasse de vous.
– « Je le crois sans peine », murmura Lingard, puis il sortit de la cabine, refermant la porte derrière lui avec douceur.
La Rescousse (1920), Joseph Conrad (trad. G. Jean-Aubry), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2009 (ISBN978-2-07-012424-4), p. 340
La main de Mme Travers resta énigmatiquement refermée sur la bague. « Oui, bonne idée », murmura-t-elle précipitamment. « Je reviens dans un instant. Faites tout préparer ». Sur ces mots elle disparut à l'intérieur du rouf et bientôt des filets de lumière devinrent visibles par les interstices entre les planches. Mme Travers avait allumé une bougie à l'intérieur. Elle s'affairait à accrocher la bague à son cou. Elle partait. Oui — elle en prenait le risque pour Tom.
« Personne ne peut résister à cet homme », grommela Jörgenson à part lui avec une maussaderie croissante. « Moi-même je n'ai pas pu. »
La Rescousse (1920), Joseph Conrad (trad. G. Jean-Aubry), éd. Gallimard, coll. « L'imaginaire », 2009 (ISBN978-2-07-012424-4), p. 367
Le naufrage du Titanic, et autres écrits sur la mer
Apparemment, il y a un stade de développement où le progrès cesse d'être un progrès, non seulement dans les affaires, le sport, ou le merveilleux artisanat des hommes, mais aussi dans leurs demandes et leurs désirs, et dans leurs aspirations morales et spirituelles. Il y a un stade où le progrès, pour constituer une avancée, doit légèrement infléchir sa trajectoire. Mais cela est une vaste question.
Le naufrage du Titanic, et autres écrits sur la mer, Joseph Conrad, éd. Arléa, 2009, p. 23
Mais c'est à peine si j'eus une pensée pour mon autre moi, parti désormais se cacher à jamais de tout visage amical, pour devenir un visage fugitif et un vagabon sur terre, sans stigmate de malédiction sur son front honnête pour arrêter une main criminelle..., trop fier pour expliquer.
Le compagnon secret, Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Autrement, 1996, p. 64
Et j'éprouvais une joie soudaine en pensant à la grande sécurité de la vie en mer, comparée à l'agitation sur terre, et comme j'avais eu raison de choisir cette existence sans tentations, ne présentant aucun problème inquiétant, investie d'une beauté morale élémentaire par la simplicité absolue de son appel et l'unicité de son but.
Le compagnon secret, Joseph Conrad (trad. Odette Lamolle), éd. Autrement, 1996, p. 13
Éduqué en polonais et en français comme les enfants de la bonne société européenne de son époque, le XIXème siècle, Conrad apprit l’anglais à près de vingt-cinq ans pour passer ses examens d’officier au long cours. Avec cet anglais pratique, à l’immense vocabulaire spécialisé, il s’est élevé à la dignité d’écrivain presque universel, porteur d’une œuvre dont les amants de la mer et de l’imaginaire se passent, de génération en génération, le secret envoûtement. Pour un lecteur, aimer et choisir dans sa vie une telle œuvre, c’est comme entrer en religion. Les élus se sentent soudain des novices bientôt ordonnés, évangélistes le reste de leur existence.
Du choix d’une langue pour un homme qui sent naître en lui une irrésistible vocation d ‘écrivain, je partage le sentiment de Simon Leys dans sa superbe anthologie des écrivains de la mer :
« L’anglais de Conrad est, certes, magistral, mais son raffinement ampoulé reflète la tension d’une plume qui se surveille. »
Sur la véracité des récits de Marlow que chaque apparition impose comme l’Homère de la Tamise, Conrad disait :
« Un des effets de perspective du souvenir est de faire paraître les choses plus grandes parce les points essentiels s’y trouvent isolés d’un entourage de menus faits quotidiens qui se sont naturellement effacés de l’esprit. »
Borys Conrad survécut à la bataille de la Somme aux 500000 morts, l’été même où parut La ligne d’ombre. Le père et le fils pouvaient se regarder sans honte dans un miroir. Les épreuves, à trente ans d’intervalle, les sacraient hommes parmi les hommes. Comme les survivants de l’équipage à qui Joseph Conrad dédia son livre avec ces mots admirables plus beaux que tous les communiqués :
DIGNES À JAMAIS DE MON RESPECT