Joseph Peyré
Joseph Peyré est un écrivain français, né le 13 mars 1892 à Aydie (Pyrénées-Atlantiques), mort le 26 décembre 1968 à Cannes (Alpes-Maritimes).
Citations de Joseph Peyré
modifierL'Escadron blanc, 1931
modifierC'était, comme tous les méharistes de la compagnie, un homme des Chaamba, mince et sec, au teint jaune, portant le collier de barbe frisée et courte de sa tribu. On l'avait surnommé l'Arzaf à cause de ses yeux bleus décolorés que le soleil semblait avoir éteints.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 16
Enfin, le cavalier fut là, prit le pli, serra la main de son chef et monta en voltige sur son méhari déjà lancé. Comme doit le faire un courrier en mission, il se mit au galop. Une seconde, son burnous blanc flotta dans la nuit, et les jambes de sa monture fouettèrent le sable mat, aussitôt fauchées par l'ombre.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 26
Les hommes, chargés de gandouras kaki, d'étoffes noires ou blanches, de chèches à carreaux blancs et jaunes, de bouilloires, de cordes, de couteaux, de bidons de beurre touareg, de plateaux de cuivre qui luisaient sur eux comme des soleils, remuaient une odeur chaude de poivre, de cannelle, de thé et de tabac, de suint et de cuirs verts.
Mouvement de tribu près de lever le camp, bruits d'armes, rumeurs, appels, invectives, désordre qui plaisait au cœur sauvage de Marçay. Dans ce désordre où tout aurait désespéré un régulier, cet armement de douar barbare, n'avait-il pas retrouvé un à un ses compagnons de guerre ?
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 33
Au matin, l'escadron s'ébranla de bonne heure, et, après avoir de nouveau traversé la zone des palmiers agonisants abandonnés aux sables, franchit la dernière ligne de puits…
Les deux hommes de l'arrière jetèrent un coup d'œil au mausolée du marabout qui détachait sur les remparts ruinés sa stèle blanche.
– Qu'Abd-el-Kader Djillali veille sur nous ! dit l'un d'eux.
Le lieutenant Kermeur entendit la prière et comprit la gravité de l'adieu : la dernière amarre était rompue. L'escadron allait se perdre dans l'espace.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 41
Le buste redressé sur sa selle, l'Azraf respira plus fort lui aussi. Et avec lui les quatre-vingts Chaamba échappés à l'étouffement des palmeraies. Désormais le vent sec gercerait leurs lèvres crevées, patinerait comme des cuirs leurs faces jaunes, donneraient à leurs mains fibreuses la rêche dureté des cordes. Plus une goutte d'eau en suspension dans le ciel de fer.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 41
– Nous ne l'attendrons qu'un quart d'heure, dit Marçay.
Le camp aurait dû être depuis longtemps levé : le soleil rasant allumait les cuivres, l'acier des mousquetons, des mitrailleuses.
Cheikh ben Kouider, furtivement, écarta le pan de sa gandoura délavée et cracha sur sa poitrine.
Mais le Fenneck surprit son geste.
L'homme qui a peur, pour conjurer le mal, fait le geste de cracher sur sa chair nue. Cheikh ben Kouider venait de se trahir.
Les minutes passèrent.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 66
Mais Kermeur essaya en vain d'en savoir davantage. Qu'était-ce au juste que ce reg mystérieux qui semblait marquer le seuil de la mort ? Pourquoi le danger commençait-il là ? Il aurait voulu presser Marçay de questions, le retenir, l'amener à un entretien plus étroit. Car l'amitié qui le fuyait lui devenait indispensable comme l'eau à un malade de la soif.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 70
Le Fenneck l'avait-il senti ? Pour la première fois, il avait creusé tout contre celui de son chef son trou de sable.
– Negoussi est rentré… Encore aucun homme malade… lui dit Kermeur, tremblant de fièvre, vers deux heures.
– Encore aucun… répéta le Fenneck, comme s'il eût hésité.
Un tourbillon de sable grésilla, rapide, sur les cuirs.
– Jusqu'ici, ce n'était rien, reprit le Fenneck. Nous faisions un parcours de caravane. Maintenant, il n'y aura plus que les forts pour tenir…
Il étouffa sa voix sous son burnous. Une ombre venait de passer.
– Le lieutenant qui vient de faire une autre ronde…
Et avant l'aube, il sera debout avec les guides !
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 71
La certitude du nomade prêta à Kermeur une force qui le tint debout contre la fièvre et le vertige revenus. Mais cette force factice durerait-elle jusqu'au matin de la bataille, lui donnerait-elle la joie de se porter au secours de Marçay, de combattre à côté de lui ?
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 89
Depuis vingt-quatre heures, il était interdit de boire en dehors des heures fixées. Pour ne pas dessécher davantage leur bouche, les hommes ne fumaient plus, ne parlaient plus. Des heures, ils avaient fait route, cachés sous les plis retombants des burnous, hagards.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 152
Marçay fit un effort pour penser à la bataille. La situation était aussi claire qu'au soleil. Sur le cif de la grande dune, à sept kilomètres environ, les éclaireurs du rezzou. Sur les puits de Tadjenout, sur les oglat, le camps des pillards, avec ses sentinelles doubles, son carré d'abris hérissés de carabines à tir rapide.
Sept autres de leurs méhara forcés, les Berabers n'avaient pas pu aller plus loin. Mais savaient-ils qu'ils auraient à combattre contre des hommes traqués par la soif ? Contre des hommes, qui, même après la mort de tous leurs chefs, ne fuiraient pas, qu'il faudrait, s'ils étaient vaincus, finir de tuer l'un après l'autre, et qui feraient leurs derniers pas vers les trous d'eau ?
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 157
C'était la fin du Sahara, des deux côtés. Les Touaregs d'autrefois avaient oublié les chemins du Hank, faute de guides. Dans ce combat, les Berabers venaient de perdre l'un de leurs deux ou trois derniers guides. Bientôt ils oublieraient la route du Sud, eux aussi, faute d'hommes pour les conduire.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 172
Pour Kermeur, mieux valait qu'il ne vît pas cette victoire. Son espoir de soldat aurait été déçu. Il ne savait pas l'exigence du désert, sa route aride, sa misère et l'âpre mesure de ses joies.
Des hommes exténués.
- Sihira bouch…
La Croix du Sud montait à l'horizon.
- L'Escadron blanc (1931), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-15534-8), p. 172, 173
Le Chef à l'étoile d'argent, 1933
modifierUn voyageur mal habitué à l’éblouissante lumière du désert n’aurait pas distingué, dans la vapeur dorée du couchant des sables, les trois cavaliers qui, par ce soir d’avril 1915, avançaient vers la falaise de Tinghert. Mais le dissident qui, jeté sur leur piste par la poursuite d’un troupeau d’antilopes, les suivait à la trace depuis quarante heures, les reconnut dès que l’ondulation de la dune mourante les démasqua à ses regards.
- Incipit
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 11
La guerre était-elle vraiment sur l’horizon ? Au désert, et sur ses centaines de lieues, les événements se préparent avec une patience, les ciels se chargent avec une lenteur infinie. Un rezzou se rassemble-t-il dans une zone inquiète ? Pendant des semaines, les hommes qui le formeront font route vers le lieu de rassemblement. On cite leurs noms, leurs passages, leurs hésitations, leurs détours.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 53
Et, dans le mouvement qu’elle fit, son haïk s’écarta et découvrit son visage.
Le jeune chef en reçut un éblouissement. Dans l’obscurité de la tente d’In-Immenas, il n’avait vu de la jeune fille que des yeux dilatés par l’agonie, puis ranimés et, de nouveau, habités par la vie. Or, le visage qui venait de lui apparaître ressemblait à une image qui lui était familière, celle de Fabiola de Henner qui regarde de face, les yeux un peu baissés. Mais déjà, avec une coquetterie de femme, l’enfant refermait les plis de son haïk.
Puis elle partit, du geste furtif du nomade un instant prisonnier des murs. Et le jeune homme eut l’impression qu’il ne la reverrait plus.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 57
– Ton cœur est grand… grand. Je ne t’oublierai jamais, jusqu’à ma mort, car sans toi, je serais déjà sous la terre.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 62
– Chante.
Fatoum obéit.
Tandis qu’elle chantait, le Chef à l’étoile d’argent sentait la Gazelle l’enlever du sable, avec ses armes, l’emporter. Il voyait, sur le ciel du Sud voilé par la tempête, l’armure de Driss, et son signe rouge de croisé, qui le conduisait vers la guerre. Et, sous l’odeur de plâtre de gypse arrosé de la pièce obscure, mêlée à celle de jasmin, ses narines ouvertes aspiraient l’odeur des grès du Tassili oxydés par le vent, et la sueur des bêtes fortes.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 77
– Ne m’abandonne pas. Si tu me laisses, je vais mourir.
La voix d’imploration, qui paraissait sortir du cœur du vent, des profondeurs gardées par la nuit, était-ce la voix du blessé, la voix de Fatoum, hantés l’un à l’autre par la vision de l’abandon ? Le chef n’arrivait plus à les distinguer, et la monotonie de la marche lui inspirait un sentiment de solitude et de faiblesse dont il n’avait jamais connu le goût amer.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 97
– Ecoute, dit le radio à Le Brazidec. Tu n’entends pas la voix des dunes ? Quand on l’a entendue une fois, on n’espère plus. Que peut espérer l’homme perdu dans ce murmure ?
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 204
Sur le glacis, sous les ordres du lieutenant, les spahis attendirent alors l’assaut, prêts à se barricader s’il le fallait dans le four blanc du bordj, et à en défendre les portes jusqu’au désespoir. Pour la première fois depuis les lointaines journées de Djanet, l’ennemi vainement cherché dans les canyons du Tassili, sous l’enceinte muette du R’at, invisible et partout présent dans les défilés de la retraite, apparaissait en pleine lumière, sur la nudité jaune du sable : corps vivants qui se découvraient, bondissaient avec des cris, puis roulaient sous les coups de feu.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 209
Pour aller plus vite, les conducteurs tranchaient les cordes au couteau, crevaient les ballots qui laissaient rouler les oranges dorées, les pommes de terre aux pousses vertes, les citrons dont la seule vue mouille la bouche et rafraîchit les muqueuses excoriées, les melons éclatés comme des grenades, les oignons à la senteur sucrée, avec une odeur chaude de bateau de primeurs, qui ouvre ses cales au soleil.
- Le Chef à l'étoile d'argent (1933), Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 231
Les scorbutiques, qui s'étaient traînés auprès des bêtes baraqués, haletantes, ramassaient les oranges juteuses, les prenaient à deux mains, les suçaient avec une jouissance douloureuse. Il fallut établir un cordon de garde. Mais désormais le midi de décembre avait pour tous sa douceur odorante de jardins, sa tiédeur pareille à nos automnes d'Europe.
Le drapeau décoloré par le soleil flottait toujours sur les terrasses, avec un vol bleu de ramiers. Décembre 2016. Les ruines reconquises de Douaumont et de Vaux étaient alors ensevelies sous la neige du plus rude hiver de la guerre.
- Le Chef à l'étoile d'argent, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 231
Pourquoi avait-il lui aussi voulu mourir dans cette boue, sous cette brume irrespirable, où le cœur et le passé d'un chef ne comptait plus ? Pourquoi depuis Tabelbalet, n'avait-il eu qu'une idée, celle de servir à son tour sur ce front de France qui, au risque de perdre le Sahara, l'avait privé d'un Laperrine, et qui, l'un après l'autre, avait tué tant de Sahariens formés à l'école du grand Chef ? Sur le remblai de glaise, dans les boyaux, un sergent en valait un autre. Et, son sergent tombé, un zouave se levait du fossé.
- Le Chef à l'étoile d'argent, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 249/250
Devant les yeux du jeune chef, à perte de vue, les fleurs mauves du lobelia fleurissaient la hammada de Tinghert. Il sentait le vent tiède courir sur sa poitrine. Entre les méhara de Salem et de Driss, la Gazelle avançait à longues foulées vers l'Aïn.
– Le sergent de la deuxième ?
– Où est le sergent de la deuxième ? demandaient des voix dans l'obscurité.
La nuit était venue.
La pluie ruisselait. Un falot jaune cherchait les hommes. Avec les autres, le Chef à l'étoile d'argent se leva de la boue.
- Le Chef à l'étoile d'argent, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1954 (ISBN 978-2-246-80853-4), p. 252
Sous l'Etendard vert, 1934
modifierLe lendemain, le sort était jeté : Khyar entrait dans la guerre. Par quelles promesses la jeune fille l’avait-elle gagné ? Les femmes n’ont jamais laissé un Hoggar insensible.
Khyar sellait joyeusement l’Iklane, en fredonnant une vieille chanson de guerre de son clan :
Filles des tentes,
C’est à cause de toi que je pars vers l’Est.
Il y trouvait un sens nouveau, qui ne s’adressait qu’à lui. Car la fatigue du plaisir courait encore ses os.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 31
Imitant les mouvements du garde, Khyar fit jouer la baïonnette dépliante, avec la religieuse admiration du Hoggar pour les armes. Au désert, un fusil fait le cœur d’un homme. Il peut être payé le prix d’une vie.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 50
Vous êtes plus nombreux que les étoiles de la nuit. Vous n'aurez qu'à paraître devant Djanet. Les deux Français sont seuls comme deux lépreux. Je les ai vus sur la terrasse du Fort, hier matin. Le brigadier a du rentrer. Avec ses yeux perdus, il ne pouvait même plus supporter la lumière. Vous les prendrez sans perdre un homme.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 54
Le vainqueur ne recevait-il donc plus le prix du sang ? Le Hoggar en exil se sentit victime d'une injustice qu'aucune réparation ne pourrait racheter. Tinirt même, dont il avait pourtant servi sans marchander les volontés, lui manquait au moment où il aurait dû avoir, au moins d'elle, sa récompense. Elle était bien du sang des marchands, des sédentaires avilis. Alors, pour la première fois Khyar regretta de s'être séparé de son peuple, et d'avoir cherché un autre destin. Celui qui a la malheur de s'éloigner de ses tentes languit comme le rameau coupé du figuier et finit par tomber en poussière.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 92
Comment diriger sa marche épuisée ? Où l'Azdjer pillard et ses hommes avaient-ils pu fuir ? Les pâturages étaient abandonnés au feu du ciel. Pas un berger n'apparaissait au bord des oueds. Chaque soir, le Hoggar perdu s'arrêtait et creusait pour la nuit son trou de sable, comme une bête se terre. Bientôt il désespéra de retrouver, sur cette terre où il lui semblait tourner ses pas, l'Iklane qui était la moitié de son corps, celle qui endure les routes infinies. Le nomade vit à la grâce du miracle. Or les eaux se tarissaient. Chaque soir une fatigue grandissante couchait Khyar dans sa fosse, toute pareille aux tombeaux qui boursoufflent ce sol funéraire, et le fantôme de la soif commença à hanter ses nuits.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 101
Khyar se tut. Les morts se succédaient. Il imaginait le corps doux de Tinirt déchiré par le couteau, souillé de sang noir comme celui de Ben Ahmed sous la clarté de la lune. Et les nuits du jardin d'été d'Adjahil lui apparaissaient aussi mortes que sa jeunesse.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 106
Le père ne pouvait pas entendre l'escadron des Hoggars qui entonnait son chant de route, voir le peuple qu'il avait rêvé de convertir à la vie familiale et rustique, obéir à l'appel de l'esprit guerrier, et renouveler les chevauchées des cavaliers numides, comme si les siècles n'avaient point passé. Le désert n'était-il pas le même, vierge et cravaché par le vent barbare ?
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 175-176
Jamais l'Ourane n'avait manifesté sa haine pour le marabout. Ainsi les signes qui se multipliaient, présageant les malheurs qui allaient frapper pêle-mêle les éléments disparates et les esprits ennemis de l'Armée, faisaient éclater au jour les hostilités secrètes, les rivalités passionnées qui divisaient ce corps difforme, replâtré par l'apparente unité d'un Djehad sur le sens duquel les hommes n'étaient pas d'accord, et qui allait du pillage à l'acheminement mystique.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 213
- Et toi, Khyar, pourquoi es-tu parti ? Pourquoi ?… Il faudra que tu me l'expliques… Tu n'expédies pas tes chameaux, toi, chaque nuit, avec tes charges de butin. Et tu sais que tu ne les verras jamais, le Soudan, les méhara, les femmes qu'on t'avait promises. Alors ?
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 221
S'il n'avait pas plu, le vent aurait eu vite fait de sécher la sueur de fièvre qui se mêlait à la chaleur épanchée de la plaie, la sueur de sang. De sa main gauche, déjà paralysée à demi, le blessé défit la guinée déchirée de son vêtement, afin d'exposer sa chair au souffle de vie. Mais seul, il le savait, le vent natal aurait pu faire le miracle. Le vent des vallées radieuses de sa montagne, des forêts de tamarix, des prairies violettes de krom, des aguilles roses de l'Atakor, de son pays qui ne connaissait pas cette pluie grise, cet étouffement, ces pleurs, et où les bruits du soir étaient des bruits de joie : le coup de feu du chasseur de mouflons, le chant du chamelier, les cloches des troupeaux.
- Sous l'Etendard vert, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1934 (ISBN 978-2-246-80856-5), p. 252
Sang et Lumières, 1935
modifierComme nous attendions, abrités sous les arcades, le passage improbable d’un taxi, je m’aperçus qu’une affiche du « Quite de l’Eternité », l’image d’or de sa gloire, la passe de cape qui l’avait rendu célèbre, lacérée par le vent, pendait à une palissade de planches en face de nous. A peine l’avais-je remarquée que Ricardo porta à son tour les yeux sur elle, et, fermant les revers de son manteau, avec le geste frileux qu’il avait dans ses mauvais moments, il me confia qu’il avait aimé Madrid qu’il avait cru conquérir et garder. Ce fut la seule fois qu’il trahit pareille souffrance :
- Si Madrid était aussi facile à retourner que les hommes du bar Huelva, je n’en serais pas où j’en suis. Mais Madrid est pire que la femme dont on voudrait être le plus aimé. Pire qu’elle. Vous croyez l’avoir un soir, vous défaillez. Et puis, rien. Le vent déchire les affiches.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 47
Personne ne pouvait parler du taureau comme Jean de Dieu, fils de la maremme andalouse, et qui s’avait imiter, par un sifflement mystérieux, perdu dans la distance, la double voix nocturne du vent du fleuve et des troupeaux. Tandis qu’il me montrait ses dessins à la plume, ses aquarelles où le taureau, surgissant d’un pli de la rive du fleuve, régnait avec la majesté de son armure sur un horizon de steppe marine, il me confiait les mœurs des troupeaux, leurs migrations au temps des crues, leurs légendes et leurs terreurs. Puis il me parlait, avec la même intuition, la même poésie, du destin des toreros qu’il pénétrait jusqu’à leurs nerfs cachés, jusqu’au secret dessin de leurs blessures et aux replis de leurs angoisses.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 81
Le cabinet particulier étant des plus étroits, Ricardo avait attiré Pili contre lui. Manuel ne bougeait plus. La comtesse pleurait doucement. Et c’était, dans le nuage de fumée de tabac, l’odeur des alcools renversés, le miracle d’une voix pathétiques qui chantait la solitude, le désert de la marisma du Guadalquivir, du Fleuve nostalgique et triste, charriant comme le Don ses ciels écrasants et ses nuages. Puis la voix défaillait ainsi qu’un jet d’eau, une lance jaillissante et brisée. Était-ce là l’incantation, la drogue que Ricardo cherchait auprès des musiciens gitanes ? Je le voyais peu à peu repris, éloigné par un charme qui m’échappait.
Je me souviens surtout de la solea que sembla gémir pour lui le cantor :
Tu ne m’auras pas aimé,
Et tu me regarderas mourir
Comme le Christ sur son bois de supplice.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 117
Sous l’épaisseur de son manteau, Pili tremblait de froid. Ricardo se dégantait pour examiner un gicleur. Malgré moi, je comparais sa silhouette anémiée, maladive, à celle de Villareño, qui se tenait à l’entrée de l’arène, campé sur sa jument d’entrainement, la casquette andalouse à l’oreille, la pique des gardiens au poing. Jamais je ne devais voir plus différents l’un de l’autre les deux rivaux que le costume de lumières confondrait pour leur duel dans l’enceinte de la Vieille Plaza. Car l’affiche du vingt-cinq mars enfin arrêtée réunissait les noms de Manuel-Villareño-Ricardo, avec justement des taureaux d’Alvaro Sanchez.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 139
Je n’ai jamais revu Main-Brûlée, que j’avais connu dans sa force au bar Huelva, la nuit où Ricardo était allé le défier devant les chômeurs. Mais le visage qu’il avait sous la lampe sans abat-jour de la permanence de police, ce visage miné par la phtisie et par l’angoisse, son expression émerveillée, incrédule, si humble, lorsqu’il fut gracié par Ricardo, son tremblement, ses poignets sanglants, je ne les ai pas oubliés.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 158
Je m’étais avancé de quelques pas. Pour avoir un sentiment juste de la Vieille Plaza, temple de sang lavé, que le ciel cristallin, foncé, ciel de soleil d’hiver par vent de sierra n’arrivait pas à éclairer, il n’était sans doute pas de meilleur état de grâce que de venir comme je le faisais de la maison des blessés. Je me trouvais pour la première fois au pied du cirque isolé sur son parvis avec son chevet de cathédrale et ses meurtrières mauresques qui semblent ouvrir sur un abîme. Je ne sais d’où vient pareille sensation. Il m’a toujours semblé que ces arènes s’élèvent à la cime d’une montagne, ou au bord d’une mer creusée en précipice. Peut-être est-ce la présence de la mort. L’usure de la brique, délitée par le vent, le soleil cru, le gel, ruinée par le frottement à hauteur de cheval des étriers, des mors des bêtes rouées de coups, laisse une impression de blessure, le poids d’un passé de peine et de fatigue qui me fut sensible dès ce jour-là.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 164
– Lorsque vous regardiez le sable, c’était à moi que vous pensiez, à moi seul… Aussi, je sens que je vais vous aimer comme je ne l’aurais jamais cru, plus que je n’aime jean, plus que je n’ai jamais aimé personne. Je regrette de ne pas pouvoir vous emmener à Séville. Jusqu’au dernier jour, je ne voudrais plus vous quitter.
Il s’était arrêté, pour me laisser, au coin de la rue Velasquez, où Noguera et Marinela l’attendaient. De son geste anxieux, il frappait le plat du volant, doucement. Sa voix basse me touche encore. Je revois ses yeux gris, ses yeux tendres de jeune fille.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 167
Ce qui me serrait le cœur, c’était le drame de l’homme, ce jour-là celui du Niño, demain celui de Ricardo, prélude et déclin d’une vie de champion dans l’arène. Et, pour la première fois depuis que j’en connaissais le danger, le pouvoir meurtrier, par tant de tragédies, de blessures touchées du doigt, j’aillais voir paraître le taureau.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 179
- J’ai compris maintenant.
Marinela, qui me guettait comme un chat, me demanda :
- Qu’est-ce que vous avez compris ?
- Rien de compliqué.
J’aurais voulu lui dire que tout était simple, qu’elle n’était qu’une fille, une chose à plaisir. Une bête à tuer, si on avait voulu en rompre le pouvoir funeste.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 227
Plus on est proche de l’arène, plus on entend les bruits, les voix du drame, plus on ressent le choc violent. J’allais me trouver à quelques pas à peine de Ricardo, comme si j’avais été dans son coin avec ses seconds. Je pourrai suivre le jeu de son visage, de son corps dont je connaissais désormais toutes les faiblesses, épouser le mouvement de son sang, de ses nerfs.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 274
Une à une, nous franchîmes les portes condamnées qui coupent le tunnel de l’infirmerie à l’arène, les portes successives, verrouillées et gardées comme autant de grilles de prison ou de fosse aux lions, qui font le mystère bestial du cirque. Mais lorsque je débouchai dans le canal du couloir dominé par la falaise des spectateurs accoudés sur nous à la barrera et, de là, montant jusqu’en haut du ciel, aussi haut que les mâtures des plus grands voiliers dans le vent, assourdi par la rumeur de l’immense cratère penché, je fus pris d’une espèce de vertige, et je baissai les yeux, comme le torero qui entrant dans l’arène, cherche le contact rassurant du sol, et pour qui n’existent pas tout de suite les tumultueuses, les oppressantes murailles vivantes du puits.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 275
Il avait la sueur de l’angoisse. Il prit des mains trop baguées du valet d’épée la cape de travail rose et jaune. Et, sous les insultes qui continuaient à pleuvoir, il s’adossa à la palissade, face à l’arène, la montera sur les sourcils. L’heure où, selon la formule tragique, « le tueur s’enferme avec le taureau », l’heure qui le menaçait depuis des semaines et des mois était venue.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 278
Les acclamations unanimes, étouffantes, qui accueillirent l’écroulement du taureau gris-fer foudroyé par Villareño, et qui escortèrent le tour du cabotin sous les outres, les mouchoirs, les hurlements d’ivrognes et les cigares, préparèrent, durant de longues secondes, creusèrent le grand, le mortel remous où Ricardo coulait, avec la lourdeur de plomb des noyés.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 284, 285
Ce mouvement, ce geste d’impuissant près d’être désarmé, et obligé de laisser le taureau saignant fuir sur ses pattes lourdes, d’un trot de bœuf, vers l’endroit où il croyait aveuglément trouver le refuge, ce quite qui envoyait au vide, à la grâce des capes des peones, la bête libre et apeurée, quelle parodie du Quite de l’Eternité, de l’image souveraine, inoubliable, que l’affiche n’avait pas besoin de rappeler au souvenir de Madrid ! Quelle ombre dérisoire du mouvement de cape dont la lenteur inouïe, presque au même endroit, au même point du sable rouge, avait paru fixer plusieurs minutes dans l’air dense les plis ouverts de la cape rigide, la charge du taureau possédé, enveloppé par le charme insensé du leurre, conduit dans un voyage éternel comme ceux que fixe à jamais l’élan de la pierre ou du bronze, et dont la durée, le rythme étouffant avaient suspendu le cœur de treize mille spectateurs fondus en un seul corps par son miracle !
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 288
Comme les treize mille spectateurs de l’arène, je garde dans les yeux l’image orgueilleuse des véroniques, les quatre passes de cape liées dont il nous fit la grâce. Dans ce mouvement, la magnificence de son masque brûlé, du vêtement vert-jade et blanc, l’arrogance de ses jambes longuement fendues, de ses reins de danseur, l’élan de son buste sanglé furent une chose à ne plus oublier. Jamais je n’avais entendu, avant le moment où il prit le taureau dans sa cape, et où il parut l’enlever vers le ciel dans les plis rose et or ralentis, suspendus, à sa gauche, à sa droite, la masse noire, obscure et chaude de la bête frôlant à chaque élan la passementerie de sa poitrine, jamais je n’avais écouté le « Ole ! », la clameur rythmée, étouffée, ressenti le spasme d’émotion dont on parle toujours, que l’on voit une fois mettre debout, peu à peu, saisir au ventre une foule possédée, le spasme de quelques secondes qui laisse du plaisir pour une vie. Ramenant le poing droit sur la hanche, le gitane finit par la demi-véronique, qui fixe et cloue le fauve étourdi, immobile et béant, vaincu sans une goutte de sang. Et il s’en alla, dans le magnifique geste d’orgueil du torero qui vient d’achever sa plus artistique victoire.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 300
Pourtant, après la deuxième pique, au moment où tous les yeux suivaient la forme bleu et or, le quite fut pour Ricardo. Et je crus que le ciel fondait, dans une inoubliable nappe de soleil. La cape unique, la cape de Ricardo, les ailes étendues au ras du sol, venait de s’ouvrir pour le quite à la véronique, emmenant le taureau avec une négligence, un abandon mortel. Ce ne fut qu’un éclair, la fulguration de quelques secondes, mais sur un champ si sombre qu’elle prenait un éclat de miracle.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 303
Il faut avoir comme moi regretté l’image blanc et or du quite qui fixait le souvenir de la plus pure gloire de Ricardo, l’image d’un passé interdit, et avoir vécu pareille résurrection, pour aimer comme il le mérite un spectacle capable de pareils retours, en connaître l’émotion poignante. Lentement, les mains si basses qu’elle paraissaient trainer l’étoffe lourde de la cape sur le sable, les pieds condamnés, l’immobilité détendant le jarret jusqu’au reins, tout le salut abandonné aux seuls poignets miraculeux, Ricardo attirait vers lui, sur lui la masse fauve de « Reversero », l’armure monstrueuse, et, les yeux fixés sur la corne qu’il ne perdit pas de vue une seconde, conduisant, dirigeant son voyage dans un enchaînement de passes étouffantes, il emmenait le « colorado », l’enroulait à ses flancs, de plus en plus étroitement, avec un mépris de la mort, un air de négligence, un abandon éperdus.
- Sang et Lumières (1935), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1989 (ISBN 978-2-246-15572-0), p. 309, 310
Matterhorn, 1939
modifierEt pourtant, plus vivant que toutes les vies fracassées sur ses pentes, le personnage le plus dense du roman, c’est le Matterhorn lui-même. La Montagne Sacrée. Quatre mille cinq cents mètres, violée sur quatre arêtes et quatre faces, elle a toujours fait payer cher les profanations. La première expédition victorieuse remonte à 1865 : elle se solde lors de la descente par quatre morts : Croz, Hadow, Hudson, Douglas. Ce sont eux et la cohorte de disparus parfois sans sépulture qui envoûtent ce roman maléfique, gothique, noir sur fond blanc de gel en deuil.
- Préface de Pierre Mac Orlan
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 7
Auprès de tels pèlerins, de ceux du moins qui ne se fient pas à leurs forces, un guide d’aujourd’hui a encore sa mission à remplir, la mission héritée de ses pères, et à laquelle la noblesse intacte de l’adversaire réserve toujours sa vertu.
- Avertissement de l'auteur
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 13
Car le Matterhorn n’est pas « fini », pas plus que ne l’était pour le chef de l’escadron blanc la solitude où s’enfonçait son désespoir et sa poursuite. L’éternité des déserts peut à chaque instant rendre à l’homme qui fait métier de l’affronter sa grandeur, et la prééminence du héros. Tel est, au terme des vicissitudes de son cœur, le drame de Jos-Mari, du dernier des Tannenwalder, l’enfant qui se croyait arrivé trop tard, thème essentiel du roman. C’est pourquoi je l’isole avec le Matterhorn comme s’il n’y avait pas d’autre sommet à l’horizon de sa vallée, faisant même au dénouement le vide entre lui et la Montagne éternelle, afin que rien ne vienne diminuer les deux adversaires, ni la taille de leur combat.
- Avertissement de l'auteur
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 13
L’événement que constituait la sortie de la procession dans la mer de boutons d’or et de myosotis des prairies, loin des cloches sonnant à volées éperdues, avait préoccupé des jours durant les âmes de Zermatt. Comme ses compagnons en marche autour de lui, rosaire au doigts, le curé sous sa chasuble, Jos-Mari regrettait, dans son orgueil de la vallée, que les étrangers ne fussent pas encore là pour contempler la nouvelle fête.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 16
Voyez-vous, homme de bien, le Matterhorn a été profané. Profané sur quatre arêtes. Profanés sur ses quatre faces. Écartelé, cloué à sa croix comme un martyr ! continuait le voyant. Il a été livré aux hommes, enchaîné. Mais il a foudroyé ses chaînes. Il les a fondues comme des fils. Et il a tué ! Il s’est vengé. Il les a châtiés, ses profanateurs : les premiers, le jour même de sa défaite, Croz, Douglas, Hadow et Hudson. Et puis les autres ! Même ceux qui ont cru le fuir, et qu’il a rattrapé au bout du monde, les Whymper, les Mummery, les Pellissier, les Schmid. Il les a poursuivis jusqu’au Caucase et à l’Himalaya. Car aucun horizon n’échappe à son pouvoir !
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 31
Jos-Mari s’abrita le dernier à l’intérieur du chalet de poutres de mélèze, rongées, fondues jusqu’à la fibre par le gel, la neige et le soleil. Le poêle de pierre chauffait. Ayant décroché du mur la table rabattable, la mère taillait pour la soupe la viande salée. Les petites sœurs de Jos-Mari, encore surexcitées par l’orage, se disputaient un fond de pot de confiture de myrtilles. Jos-Mari s’assit, attendant sa soupe.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 33
Kate Bergen ne ressemblait pas aux autres fanatisées du Matterhorn. A hohbalm, sa façon de contempler la cime noire avait rappelé à Jos-Mari le visage des femmes en prières, et leur regard pour les autels.
– Elle a parlé de la Croix du Matterhorn comme les pèlerins de Sion, ou du Calvaire de Lourdes, essaya-t-il d’expliquer.
Andréas arrêta son marteau :
– Et elle n’a pas parlé de la vue, ni de rien ?
De ce qu’on trouve au sommet du Matterhorn ?
– Non. De rien de tout ça.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 109
Car en dernier lieu, ce que voulait Jos-Mari, et sans s’en rendre compte, c’était que la montagne fût belle comme Dieu, source de vie et, comme lui, digne d’amour. Mais pareilles pensées excédaient trop sa parole. Il dut se contenter de dire :
– La montagne n’est pas aux morts. Il faut laisser les morts dormir… Il ne faut pas écouter ce qui veulent faire du Matterhorn un cimetière.
L’avertissement était pourtant donné.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 117, 118
Le guide Mathias m’a trouvé par là-bas un soir, avec ma corde, en train de chercher. Je sens qu’il va me reconnaître, maintenant, Mathias. Mais il n’est pas encore sûr que c’était moi. Je vous raconterai, à vous. Parce que vous êtes celle que j’attendais. La seule, je l’ai senti, à pouvoir m’écouter, à en avoir le cœur… Promettez-moi de venir à « l’ Alpenrose. » Vous apprendrez mon chemin de croix et le secret du Matterhorn. Car il n’y a pas d’histoire humaine du Matterhorn. C’est ce qu’il faut avoir compris une fois, comme je l’ai réalisé après mon deuil, après avoir assez souffert. Mon enfant n’est pas tombé au Matterhorn. Le Matterhorn l’a pris. Il n’y a que la vie et la volonté du Matterhorn.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 135
Au lieu de l’offenser, nous aurions dû l’aimer, l’adorer comme faisaient nos pères, qui tremblaient d’un saint émoi au seul contact de son ombre, et les poètes d’avant la profanation. Nous aurions dû rester à ses pieds, révérer ses rochers, ses oiseaux et ses neiges.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 140
– Alors, vous n’avez jamais entendu parler des deux fiancés, jamais ?
– Vous savez, on oublie… Des fiancés, il en monte. Il monte tellement de gens au Matterhorn. Il y a des jours où on est trop, là-haut.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 146
De nouveau liée à Jos-Mari, Kate sentait le regard de son guide la parcourir et tourner autour d’elle comme le regard maternel d’une bête lèche et enveloppe son petit. Pour le contact d’une telle sollicitude, sans doute valait-il d’entreprendre l’épreuve, l’aventure dont la nuit dérobait le terme, le but illusoire et confus, au dernier moment refusé.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 193
Ce furent des heures de grâce. Tandis que le Matterhorn s’éclairait peu à peu sur les abîmes bleus du ciel, plus insondables que les plus profonds abîmes de la terre, et dont le croassement des corbeaux, si loin qu’il se perdît, ne donnait pas la vertigineuse hauteur, le glacier, la vallée avait sombré au-dessous du royaume de Kate et de Jos-Mari. Ce fut également la durée d’une vie. Indifférent à tant de mystères, transfiguré par son retour au bon métier de guide, Jos-Mari s’affairait, disputant pour deux leur existence de Robinsons. Sur le chevalet installé devant la porte de la cabane, il sciait le bois pour le feu, car le froid devenait dur. A l’intérieur chauffait le poêle rouge. Ce bonheur aurait pu durer.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 234
Il mena donc celle-ci jusqu’à la Croix qui domine de son signe les chemins des croix invisibles. Kate s’agenouilla dans le vent, tandis que Jos-Mari restait debout derrière elle, à regarder les nuages accourir, et le soleil pâlir. L’obligation qui le tenait là, contre toute prudence, excédait sa mission de guide elle-même. Elle relevait, Jos-Mari le sentait, de l’église, de ses prières et de ses chants, de sons encens, de sa pénombre, et elle passait avant les autres. Du moins Jos-Mari la comprit-il, la remplit-il ainsi.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 251
Mais Jos-Mari n’entendait plus les mystères.
Rendu à son métier, à sa simplicité, rappelé à la condition essentielle du guide, il agissait comme les siens le lui avait montré. Le guide dans la tempête de neige n’écoute pas la supplication de l’épuisé de le laisser. Il le ramène. Contre les malentendus, les pensées obscures, les imaginations d’une femme, d’un Davidsen, des autres, Jos-Mari avait été là, dans la modestie de ses pouvoirs, la calme lumière, le secours, le héros qui ne voit ni ombres, ni fantômes, qui accepte et craint la montagne selon sa loi, et sans terreurs surnaturelles. Le mauvais temps du Matterhorn crevait sui lui, et sur celle dont il avait la charge. Il se battait pour elle.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 253
Tout entier à l’héroïque, au sourd devoir du guide, qui lui avait été enseigné et qu’il transmettait – là, plus d’hésitations ni de de doutes : « sauveteurs, sauveteurs de vivants » disait Mathias – Jos-Mari livrait donc son combat, défendant Kate pied à pied, la ramenant au prix du cœur, au prix du sang, vers les terres du salut. Dès la grande corde, déjà gainée de glace, elle avait plusieurs fois lâché prise, ouvrant se mains à la mort. Pour lui faire sa trace, Jos-Mari l’avait précédée sur l’Épaule, puis il était remonté la recueillir. La brume de la neige étouffait la présence béante de la Paroi nord, verglacée et noire. Mais le monstre courait sous eux.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 253
Ni la neige, ni la tourmente, ni les éclairs, ni le vent terrifiant sifflant comme une sirène de bouée à un paroxysme de détresse, ni les avalanches de grêle et d’eau des cheminées, ni les prises disparues sous le verglas, ni la menace de la nuit n’empêcheraient Jos-Mari de descendre et de ramener Kate. Descendre tout ce qu’on peut, tout ce qu’on peut, loi du guide. Gagner sur la poursuite de la neige, du gel qui raidit les vêtements mouillés, et, déjà, fabrique ses planches, du froid qui cherche les parcours, les sources cachées de la vie.
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 254
Mont Everest, 1942
modifierNé des déserts de la mer iranienne, et déferlant vague après vague sur les steppes, sur les chaînes de l’Himalaya, leurs abîmes et leurs glaciers, leurs sanctuaires gardiens des secrets du monde, le vent de l’ouest attaquait le front de la passe, ses drapeaux de prières, son tumulus de pierres sèches. Dans la montée, sous le piétinement des poneys, des mulets arrachant dalle à dalle et heurtant aux surplombs leurs bâts et leurs caisses ferrées, on en avait pressenti la puissance à la tension déchirée des drapeaux, à leurs flammes de lanciers invisibles en route vers le ciel, à l’essor des choucas grands voiliers s’élevant à sa lame. Mais pour connaître le vent de l’ouest, dieu des étendues tibétaines jusqu’au déchaînement de la mousson, il fallait atteindre la crête et subir son choc violent.
- Incipit
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 13
Mais au lieu de convaincre Mac Pherson, l’appel à l’amitié regrettée suscita chez lui la jalousie qu’il n’aurait jamais confessée sans l’excitation de l’après-midi, et le feu de pareille scène. L’amitié ! Le seul emploi de ce mot par Jewar Singh à l’égard d’un Jos-Mari le brûlait. L’Hindou pouvait-il comparer leurs campagnes de chasses à deux, Mac Pherson et Jewar Singh, le bungalow de Gwaldam, et des mois de Collines et de jungle, à quelques courses de vacances stipendiées avec un guide de Zermatt !
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 52, 53
On le tenait enfin, l’Everest, pour lequel on était parti. La Montagne souveraine ne pouvait plus se promettre, reculer, s’évanouir à nouveau. Elle régnait, immobile dans le soir, au-dessus de Rongbuk, qui semblait en garder l’accès, les marches de temple. L’air était si limpide que la pyramide terminale elle-même, cependant à une hauteur surnaturelle du ciel, semblait surgir des toitures plates du monastère, à portée de la main, à une profondeur de tabernacle. Elle était pourtant encore, à vol d’oiseau, aussi éloignée de Rongbuk que l’est la Croix du Matterhorn du village de Sankt Niklaus. La Vallée sainte, saluée par Jewar Singh avec des paroles d’exaltation, en ménageait l’avenue comme si l’Everest eût exigé de l’homme en approchant sa majesté la sanctification et la pureté. Dès l’entrée de la vallée bienheureuse, l’avertissement avait été donné par le mur de pierre orné de l’inscription mystique, et le grand chorten, la stèle bouddhiste pieusement blanchie à la chaux, qui lui servait de croix.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 79
Il n’en fallait pas davantage pour rallumer entre les deux hommes l’éternel débat éverestien sur les deux voies, celle de la bande jaune et celle de l’arête, et sur le secret de Mallory. Avec les hommes de sens rassis, et tous les aspirants au titre, le vieux Mac pensait que Mallory, avant de tomber, n’avait pas fait l’Everest. Même si Odell n’avait pas été victime d’une illusion, s’il avait bien aperçu Mallory et Irvine en train de grimper la Seconde Marche, à l’heure où il les avait vus il était trop tard dans la journée pour qu’ils eussent pu gagner ensuite le sommet. Au demeurant, on ne gratifie pas un mort d’un record incontrôlable tant qu’on ne trouve pas sa montre et sa pipe sur place, et son corps, mieux conservé qu’une momie. Mallory, le vieux Mac en aurait juré, avait tout bonnement glissé à la montée, et filé droit au glacier d’en bas, en accélérant, ni plus ni moins qu’un piolet ou un sac. La moindre chose prend de la vitesse sur les tuiles. Le corps de Mallory, il n’y avait qu’à le chercher dans les séracs.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 95
« Si vous tenez à le savoir, vieux Mac, peu m’importe, peu m’importe, entendez-moi bien, que l’Everest ait été fait ou non, que Mallory l’ait fait ou non avant de disparaître. Le secret n’est pas là. La grandeur n’est pas là. Je ne suis pas venu chercher un stupide record.
- Alors quoi, quoi ? Mais pourquoi sommes-nous ici ? Mais qu’est-ce que vous venez chercher ? étouffa l’écossais.
- Bien autre chose, Mac. Et que vous ne comprendrez jamais… Peut-être le secret du monde. En tout cas, l’un de ses chemins. »
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 96
Et Mallory, le grand Mallory lui-même avait souffert au camp de base. On ne l’avait pas assez répété que Mallory, dans sa suprême course, ne pouvait plus compter sur son cœur. L’effort de l’homme était d’autant plus pathétique qu’il procédait d’un être infime, de sa poussière, et choisissait un but plus haut. Là encore, il y aurait eu beaucoup à dire.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 107
Ce silence de l’avalanche du Mur de Glace semblait frapper Nima d’une terreur qu’il n’avait jamais encore trahie. Peut-être l’approche de l’Everest faisait-elle maintenant courir les premières grandes ombres de la peur.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 131
« Je comprends, finit Mac Pherson. Eh bien, vous ferez ce que vous voudrez, Jewar.
- Je le ferai. »
Et le vieux Mac sortit, dans la grande tempête grise.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 160
Et il enleva de force sa charge au sherpa effrayé – de force, car l’homme lutta. Ils étaient l’un et l’autre bien au-dessus du groupe d’arrière-garde de Nima, et défilés de tel façon que nul ne put se rendre compte de la scène, ni voir que le guide endossait la charge du sherpa. Ainsi Jos-Mari connut la peine des porteurs. Suivi par l’homme aux bras ballants encore confondu par la peur et l’humiliation, il grimpa chargé l’avant-dernière corde, réalisant enfin l’effort du tigre, dont nul sahib n’a le soupçon tant qu’il n’a pas endossé sa charge de coolie. Et son admiration pour Nima, sa hâte de le voir libéré, lui et son cœur, de pareil faix de bête de somme, s’en accrurent d’autant. Arrivait-il, Nima ?
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 177
Sortir de jour, de nuit, interroger la face, champ de bataille dressé sur le ciel, et où se déroule le drame, attendre, tenir prêtes les lampes, les thermos, la chaleur salvatrice, recevoir et lancer les signaux, aller chercher les égarés et les victimes, et les porteurs redescendant ivres morts de fatigue, les accueillir et les soigner, cette tâche de gardien de phare et de saint-bernard ne pouvait-elle pas récompenser un homme ? Ne relevait-elle pas, au demeurant, du secours samaritain appris au cours de guides de Martigny, de la mission du guide de montagne, enfin, telle que Jos-Mari l’avait conçue auprès de Kate ?
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 194, 195
Maintenant éclatait une seconde nuit constellée de myriades d’étoiles. Le ciel devait être si proche que ses espaces et ses abîmes se révélaient fourmillant d’astres, de feux interstellaires, de paradis et de soleils, d’une poussière de lumière auprès de laquelle les nuits des Alpes et des montagnes de Jos-Mari paraissaient des nuits de ténèbres. Nuit himalayenne, assez divine déjà pour transsubstantier l’homme, l’élever vers son essence, le sublimer. Ainsi, obstinément rappelé à la vie d’en bas par l’effort des mains tendues de Nima, et contemplant, tête renversée, les millions d’étoiles, Jewar Singh semblait être resté au royaume entrevu, et au seuil duquel il avait failli perdre le souffle, dépouiller la condition humaine.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 221
Le trouble qui tenait le Tannenwalder éveillé tenait au visage inoubliable du vieux Mac abattu, revenu du grand voyage inachevé, yeux consumés, lèvres couvertes et sanglantes, chair ravagée comme un blessé d’ambulance. Soldat de Kipling, guerrier des Collines grognant encore sur sa défaite, et avalant son désespoir. L’émotion bien faite pour combler un cœur d’homme était d’avoir entendu le vétéran lui-même, pas un autre, lui passer le relais à lui, Jos-Mari, lui dire de partir à son tour, de passer. Ainsi s’ouvrait au dernier des Tannenwalder, alors que les choses semblaient consommées, après le jour solennel qui ne lui avait pas fait sa place, un autre jour pareil, aussi béni, aussi ménagé par les dieux, mais à son intention personnelle. Comme si de tout temps il eût été écrit, ainsi que dans le cœur de Kate, que la victoire sur la montagne la plus haute du monde été réservée à Jos-Mari Tannenwalder, à son nom, à sa vallée natale, et à la patrie suisse. Car la patrie suisse elle-même vint visiter Jos-Mari cette nuit-là. Mais tout au fond de pareille émotion tremblait la joie virile d’avoir été reconnu par le vieux Mac, reconnu, et sacré par lui.
- Mont Everest (1942), Joseph Peyré, éd. Hoëbeke, coll. « Retour à la montagne », 2003 (ISBN 2-84230-175-7), p. 228
Croix du sud, 1942
modifierQu'on ne se trompe pas sur un Brécourt. S'il est apparu comme un insensé, un homme qui ne voyait pas, et si sa vocation, dans l'autre temps, a fait sourire, c'est que nul ne l'avait compris, sauf celle qui lui est resté vouée.
En vérité, Brécourt, Saharien, a aimé le Sahara comme sa vie. Il n'avait pas besoin qu'on lui ouvrît les yeux. Une lucidité amère l'éclairait, bien avant l'avertissement des hommes. Il n'a ignoré du Sud, ni réalités, ni misères. Mais il avait choisi, décidé de vivre sous sa Croix.
Il a préféré à tout autre pays cette terre de solitude, où il devait, à travers les déceptions, trouver le tête-à-tête avec lui-même, la liberté et la grandeur pour lesquelles il était fait.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 7
Pourquoi l'histoire d'Attalah ben Cheick, qui allait à l'aube reprendre le désert, emmenant son fils coupable, possédait-elle à ce point l'esprit de Brécourt ? Était-ce, avec la clarté blanche qui glaçait les cimetières mozabites, l'effet de l'approche de l'heure où le nomade sellerait ses montures, l'appel de l'étoile qui le conduirait ? Était-ce la faute de la lettre de Chavannes, et de sa plainte de dépossédé ? Brécourt parlait du cœur d'un Attalah, des anciennes fiertés.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 31
Lui aussi, Brécourt, allait donc partir, comme Attalah. Saharien français ou indigène, le mal était au fond le même : la déchéance du nomade. La rumeur de la vie impie venait à peine de céder à la pureté de la nuit. Les quinquets à l'acétylène étaient morts aux terrasses du quartier réservé, avec les rires des filles, et les disques des phonographes. Une Ouargla perdait plus que les cœurs, elle abîmait un monde. En emmenant son fils, Attalah, dans l'esprit de Brécourt, allait plus loin qu'il ne pouvait le concevoir. Il retrouvait la voie, et montrait le chemin aux derniers fidèles.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 34
— C'est ta femme ? lui demande Attalah. Emerveillement pour une vie, Anne-Marie entendit Brécourt dire oui.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 40
Était-ce vrai que vient un jour où l'homme avance en âge et, malgré tout son amour, renonce ?
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 45
Le jeune officier se baissa, afin de rattraper les papiers. Mais le commandant l'arrêta de la main. Un Brécourt n'était pas fait pour se plier. Et, à pareil moment, entre eux, les états et les circulaires pouvaient bien filer au vent du diable.
— Laissez-les.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 45
Un Brécourt, au contraire, était porté en sens inverse par son entêtement, sa précoce misanthropie, et par un amour qui, ne fût-il resté aucune solitude pour lui répondre et le justifier, l'eût poussé à des extrêmes insensés pour tâcher de faire la preuve que la foi a toujours le dernier mot contre le doute.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 70
Une fois de plus, le Tassili avait ouvert au voyageur ses solitudes. Qui avait dit que le Sahara était fini ? Il ne l'était pas plus que le soir du combat de l'Escadron Blanc, lorsque Marçay laissait tomber son mousqueton. Le désert ne mesure pas aux combats son éternité. Il suffit de la marche de trois nomades faisant dégringoler les pierres, et réveillant dans les rochers des tentes invisibles.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 104
Le pays de Brécourt, le pays de la Croix du Sud, commençait au-delà des cimetières d'El Mihan, à la montagne cernée par un ciel dur, sur lequel, succédant aux étoiles évanouies, le soleil rouge des jours cruels allait bondir. Là cesseraient les bruits de la présence humaine, le chant des coqs, le grincement des puits, même le froissement de palmes dans le vent, pour laisser régner le silence des pierres. Son église attendait, celle qu'avaient élue avant lui, pour des raisons demeurées leur secret, les héros de son culte, la plus vaste, la plus large et nue qui s'ouvre à la prière de l'homme. Ses compagnons enfin s'assemblaient pour le suivre, fidèles naturels, grands nomades sauvés.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 133-134
Mais Brécourt pensait à présent que la valeur militaire ne se mesure pas à la grâce du combat. Les âmes des anciens qui l'avaient appelé et mené jusque-là, il ne demandait plus à relever leurs traces, à les accompagner dans la gloire du feu. C'était sans doute pourquoi, et sans s'en rendre compte encore, il avait pu lutter contre les argumentaires du désespoir, résister, continuer à croire. Dès son premier séjour au désert, il avait en effet entrevu la vérité de la vie saharienne dans l'effort, la responsabilité d'un chef seul. L'exil avait mûri dans le même sens ses pensées, tandis que le regret, un amour déjà confirmé, le rappelaient aux lieux de ses premières solitudes. Il lui restait encore, lorsqu'il était reparti de Djanet, et arrivé au Bordj, à s'assurer par une épreuve quotidienne de la possession de sa nouvelle vérité, et à connaître la grandeur du soldat sans armes.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 141
Que ceux qui auront cru que le destin d'un Brécourt allait, au dernier jour, s'accomplir, sachent que ce temps de sa solitude fut au contraire l'achèvement, la perfection de sa vie. Ils doivent le savoir, afin qu'une vocation saharienne soit, encore aujourd'hui, justifiée. Un Brécourt était né pour l'exaltation du désert. Le désert accueille toujours l'âme consumée par le désir, lui accorde son épreuve. Il n'y faut ni la grâce d'une circonstance héroïque, ni même celle de l'oraison.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 153
Plus qu'aucune autre œuvre coloniale peut-être, celles des Sahariens sans nom, centurions obscurs, celle d'un Brécourt dans son Bordj prêtait à pareil retour sur le sens du drapeau, et du service du soldat.
- Croix du sud, Joseph Peyré, éd. Grasset, 1942 (ISBN 978-2-246-80857-2), p. 160-161
L'Étang Réal, 1949
modifier- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 17
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 17
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 35
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 36
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 36
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 36
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 37
- L'Étang Réal, Joseph Peyré, éd. Fayard, 1949, p. 189
Citations sur Joseph Peyré
modifierPierre Mac Orlan
modifierIl écrivait plutôt le matin, sur des surfaces mates et brûlantes. Le désert et les glaciers lui fournissaient des décors dont il avivait encore l’incandescence par la combustion intime des personnages.
Les romans aventureux de Joseph Peyré (L’Escadron blanc, le Chef à l’étoile d’argent, l’Homme de choc, Sang et Lumières, Mont Everest…) sont muettement dédiés à la folie des hommes à l’étroit comme époumonés par les conditions spirituelles et politiques qu’un certain XXe siècle a faites à la vie. Appels d’air, jeux martiaux, déni de sexualité immédiate, exhaussement des instincts : les pièces de sa panoplie s’accordent aux plus éclatants dons de conteur. Peu de temps avant sa mort, en 1968, au cœur d’un dernier entretien avec Pierre Desgraupes, Peyré cacheta l’envers et l’endroit d’une œuvre grave comme la poésie : « Seul compte l’homme. »
- Préface de Pierre Mac Orlan
- Matterhorn (1939), Joseph Peyré, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1992 (ISBN 978-2-246-15542-3), p. 9