Walter Benjamin

philosophe, critique littéraire, critique d’art et traducteur allemand
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Citations

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La tâche du traducteur

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Une traduction est-elle faite pour les lecteurs qui ne comprennent pas l'original ? Cela suffit, semble-t-il, pour expliquer la différence de niveau artistique entre une traduction et l'original. C'est en outre, semble-t-il, la seule raison qu'on puisse avoir de redire « la même chose ». Mais que « dit » une œuvre littéraire ? Que communique-t-elle ? Très peu à qui la comprend. Ce qu'elle a d'essentiel n'est pas communication, n'est pas message. Une traduction cependant, qui cherche à transmettre ne pourrait transmettre que la communication, et donc quelque chose d'inessentiel. C'est là, d'ailleurs, l'un des signes auxquels se reconnaît la mauvaise traduction. Mais ce que contient une œuvre littéraire en dehors de la communication - et même le mauvais traducteur conviendra que c'est l'essentiel - n'est-il pas généralement tenu pour l'insaisissable, le mystérieux, le « poétique » ? Pour ce que le traducteur ne peut rendre qu'en faisant lui-même œuvre de poète ?


Sens unique

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Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction.
  • Sens unique (précédé de) Enfance berlinoise (et suivi de) Paysages urbains, Walter Benjamin (trad. Jean Lacoste), éd. Maurice Nadeau, 1988  (ISBN 2-86231-077-8), chap. Articles de mercerie, p. 215


Je déballe ma bibliothèque

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Je déballe ma bibliothèque. Voilà. Elle n'est donc pas encore dressée sur les étagères, le léger ennui du classement ne l'a pas encore enveloppée. Je ne peux non plus marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d'auditeurs amis. Tout cela donc, vous n'avez pas à le redouter. Me voici réduit à vous prier de vous transporter avec moi dans le désordre de caisses éventrées, dans une atmosphère saturée de poudre de bois, sur un sol jonché de papiers déchirés, au milieu de piles de volumes exhumés depuis peu à la lumière du jour après deux années d'obscurité, pour que d'entrée de jeu vous partagiez un peu l'humeur, nullement élégiaque mais au contraire impatiente, qu'ils éveillent chez l'authentique collectionneur. Car c'en est un qui vous parle, et tout compte fait uniquement de lui.
  • « Je déballe ma bibliothèque. Un discours sur l’art de collectionner », dans Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin (trad. Philippe Ivernel), éd. Payot & Rivages, coll. « Rivages poche. Petite bibliothèque », 2000  (ISBN 2-7436-0701-7), p. 41


Toute passion, certes, confine au chaos, la passion du collectionneur, en ce qui la regarde, confine au chaos des souvenirs. Mais j'irai plus loin : le hasard, le destin, qui de leurs couleurs imprègnent le passé sous mes yeux, ils s'offrent là en même temps aux sens, à travers l'habituel fouillis de livres. Car ce genre de possession, qu'est-ce d'autre qu'un désordre où l'habitude s'est faite si familière qu'elle peut apparaître comme un ordre ?
  • « Je déballe ma bibliothèque. Un discours sur l’art de collectionner », dans Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin (trad. Philippe Ivernel), éd. Payot & Rivages, coll. « Rivages poche. Petite bibliothèque », 2000  (ISBN 2-7436-0701-7), p. 42


Expérience et pauvreté

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Présentation du miracle, 1916, 54[1].
Parmi les grands créateurs, il y a toujours eu de ces esprits impitoyables, qui commençaient par faire table rase. Il leur fallait en effet une planche à dessin, ils étaient des constructeurs. Descartes fut un de ces constructeurs, qui ne voulut d'abord pour toute philosophie que cette unique certitude : « Je pense, donc je suis », et qui partit de là. Einstein aussi était un tel constructeur […] Cette même volonté de recommencer à zéro animait les artistes qui […], comme Klee, s'inspirèrent du travail des ingénieurs. Car les figures de Klee ont été pour ainsi dire conçues sur la planche à dessin, et, à l'instar d'une bonne voiture dont même la carrosserie répond avant tout aux impératifs de la mécanique, elles obéissent dans l'expression des visages avant tout à leur structure intérieure. À leur structure plus qu'à leur vie intérieure : c'est ce qui les rend barbares.
  • « Expérience et pauvreté », dans Œuvres, Walter Benjamin (trad. Pierre Rusch), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000  (ISBN 2-07-040667-9), t. II, p. 367


Un artiste aussi complexe que le peintre Paul Klee, un artiste aussi programmatique qu'Adolf Loos – tous deux repoussent l'image traditionnelle, noble, solennelle, d'un homme paré de toutes les offrandes sacrificatoires du passé, pour se tourner vers leur contemporain qui, dépouillé de ces oripeaux, crie comme un nouveau-né dans les langes sales de cette époque.
  • « Expérience et pauvreté », dans Œuvres, Walter Benjamin (trad. Pierre Rusch), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000  (ISBN 2-07-040667-9), t. II, p. 368


Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages

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Étudiant et chasseur. Le texte est une forêt dans laquelle le lecteur est le chasseur. Des craquements dans le fourré - l'idée, la proie craintive, la citation -, une pièce du tableau de chasse. (Il n'est pas donné à chaque lecteur de tomber sur l'idée.)
  • [m 2a, 1]


Sur le concept d'histoire

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Angelus novus, 1920, 32.
Il existe un tableau de Klee qui s'intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.


Citations sur

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Theodor W. Adorno

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Hannah Arendt

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  La première version allemande de cet essai est publiée en trois parties dans Merkur, 1968, la traduction anglaise dans The New Yorker (« Reflections », The New Yorker, ) et en introduction au recueil Illuminations de Benjamin, 1968. Repris la meme année dans Men in Dark Times d’Arendt, un recueil d’essais traduit en français sous le titre Vies politiques, 1974.

Pour décrire correctement son œuvre, et le décrire lui-même comme un auteur dans le cadre de référence habituel, il faudrait recourir à bien des négations, telles que : son érudition était grande, mais il n'était pas un spécialiste ; son travail portait sur des textes et leur interprétation, mais il n'était pas un philologue ; il était très attiré non par la religion mais par la théologie et le modèle théologique d'interprétation pour lequel le texte lui-même est sacré, mais il n'était pas un théologien et ne s'intéressait pas particulièrement à la Bible ; il était un écrivain-né, mais sa plus grande ambition était de produire une œuvre consistant entièrement en citations […]; il recensa des livres et écrivit nombre d’essais sur des écrivains vivants et morts, mais il n’était pas un critique littéraire […] ; j'essaierai de montrer que sans être poète ni philosophe, il pensait poétiquement.


Ce qui le fascinait […] était que l'esprit et sa manifestation matérielle fussent liés au point d'inviter à découvrir partout des correspondances au sens de Baudelaire, leur capacité à s'illuminer réciproquement lorsqu'on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif. L'intérêt de Benjamin allait à l'affinité qu'il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l'historien ou au philologue de reconnaître qu'il fallait les rattacher à la même période. […] Fortement influencé par le Surréalisme, Benjamin tentait "de saisir la figure de l'histoire en fixant les aspects les plus inapparents de l'existence, ses déchets pour ainsi dire".
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le bossu, p. 29


Ce qui fascina profondément Benjamin depuis le début ne fut jamais une idée, ce fut toujours un phénomène.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le bossu, p. 30


Dans cet ange, que Benjamin voyait dans l'Angelus Novus de Klee, le flâneur vit son ultime transfiguration. Car, de même que le flâneur, par ce geste que constitue sa flânerie sans but, tourne le dos à la foule lors même qu'il est poussé et entraîné par elle, de même l’"ange de l'histoire" qui considère seulement le champ de décombres du passé, est projeté dans l'avenir par le souffle derrière lui de la tempête du progrès. Qu'à un tel regard ait pu se présenter un processus univoque, dialectiquement intelligible et rationnellement explicable, il ne peut en être question.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le bossu, p. 32


De Benjamin aussi l'on pourrait dire ce que lui-même a dit de Kafka avec une si unique justesse : "Les circonstances de cet échec sont diverses. On serait tenté de dire : dès lors qu'il était certain de l'insuccès final, tout marchait pour lui chemin faisant comme en rêve". Il n'avait pas besoin de lire Kafka pour penser comme Kafka.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le bossu, p. 42


A Paris, un étranger se sent chez lui parce qu'on peut habiter cette ville comme on habite ailleurs ses quatre murs. Et de même qu'on n'habite pas, qu'on ne transforme pas en son logis, un appartement du seul fait qu'on s'en sert – pour dormir, manger, travailler –, mais parce qu'on y séjourne, de même on habite une ville lorsqu'on se plaît à y flâner sans but ni dessein, les innombrables cafés qui flanquent les rues, et devant lesquels s'écoule la vie de la ville, le flot des passants, renforçant ce sentiment d'être chez soi.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Les sombres temps, p. 50


Par cinq brasses sous les eaux,
Ton père englouti sommeille :
De ses os naît le corail,
De ses yeux naissent les perles.
Rien chez lui de corruptible,
Dont la mer ne vienne à faire
Quelque trésor insolite…

— Shakespeare, La Tempête[2]

Pour autant que le passé est transmis comme tradition, il fait autorité. Pour autant que l’autorité se présente historiquement, elle devient tradition. Walter Benjamin savait que la rupture de la tradition et la perte de l'autorité survenues à son époque étaient irréparables, et il concluait qu'il lui fallait découvrir un style nouveau de rapport au passé. En cela, il devint maître le jour où il découvrit qu'à la transmissibilité du passé, s'était substituée sa "citabilité", à son autorité cette force inquiétante de s'installer par bribes dans le présent et de l'arracher à cette "fausse paix" qu'il devait à une complaisance béate. "Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions".
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 86-87


Le collectionneur a des motifs variés que lui-même ne comprend pas toujours. Collectionner, Benjamin fut sans doute le premier à le souligner, est la passion des enfants, pour lesquels les choses n'ont pas encore le caractère de marchandises, et c'est aussi le "hobby" des gens riches qui ont suffisamment pour pouvoir se passer de l'utile et par conséquent se permettre de "faire 'leur' affaire" de la transfiguration des choses.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 93


Rien ne le caractérisait mieux dans les années trente que le petit carnet à reliure noire qu'il portait toujours sur lui et où il inscrivait sous forme de citations ce que sa vie et ses lectures quotidiennes lui apportaient en fait de "perles" et de "coraux", pour les exhiber et les lire à l'occasion par la suite comme les pièces d'une collection précieuse.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 100


Lorsqu'il préparait son travail sur la tragédie allemande, il se faisait gloire d'une collection "d'environ 600 citations ordonnées de la manière la plus claire". […] Le principal du travail consistait à arracher des fragments à leur contexte et à leur imposer un nouvel ordre, et cela, de telle sorte qu'ils puissent s'illuminer mutuellement et justifier pour ainsi dire librement leur existence. Il s'agissait exactement d'une sorte de montage surréaliste. Son idéal – produire un travail constitué exclusivement de citations et par conséquent agencé avec une maîtrise telle qu'il pût se dispenser de tout texte d'accompagnement – peut faire l'effet d'une plaisanterie autodestructrice, mais il l'était tout aussi peu que les tentatives surréalistes contemporaines, qui étaient nées de tendances analogues.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 104


Chez Benjamin, citer est nommer, et c'est ce "nommer" plutôt qu'un "parler", le nom et non la phrase, qui portent au jour la vérité. La vérité, pour Benjamin, […] doit être considérée comme un phénomène exclusivement acoustique.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 106-107


Que les premiers intérêts philosophiques de Benjamin se soient orientés exclusivement sur la philosophie du langage et que la nomination, par la citation, lui soit finalement devenue l'unique manière possible, adéquate, d'entretenir un rapport avec le passé sans l'aide de la tradition, cela ne va pas sans de bonnes raisons. Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter finalement au phénomène de la langue; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c'est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. […] Tous les problèmes sont en dernière instance des problèmes linguistiques […]. Mais Benjamin, qui ne connaissait pas encore Wittgenstein ni, à plus forte raison, ses prédécesseurs et successeurs, s'y entendait justement très bien en ces choses, parce que pour lui le problème de la vérité se posait depuis le commencement comme celui d'une "révélation", qui "doit être perçue, c'est-à-dire réside dans la sphère métaphysiquement acoustique".
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 107-108


Avec Benjamin nous avons affaire à quelque chose qui est en fait, sinon unique en son genre, du moins extrêmement rare - au don, de penser poétiquement. Ce penser, nourri de l'aujourd'hui, travaille avec les "éclats de pensée" qu'il peut arracher au passé et rassembler autour de soi. Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l'excaver et l'amener à la lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l'étrange, perles et coraux, et les porter, comme fragments, à la surface du jour, il plonge dans les profondeurs du passé, mais non pour le ranimer tel qu'il fut et contribuer au renouvellement d'époques mortes. Ce qui guide ce penser est la conviction que s'il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation.
  • Walter Benjamin, 1892-1940, Hannah Arendt (trad. Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), éd. Allia, 2007  (ISBN 978-2-84485-235-9), chap. Le pêcheur de perles, p. 110-111


Abdourahman Waberi

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Depuis notre rencontre fortuite vous n'avez jamais quitté mon esprit. Il me suffit d’un stylo et d’une feuille de papier pour me retrouver dans votre sillage. À distance, je vous imagine encore mieux que si j’avais été, auprès de vous, à Paris par exemple. Avec un peu d'effort je vous vois clairement. Comme d’habitude, vous allez déballer votre bibliothèque. Vous sortirez un à un vos livres qui ne trouveront pas la place nécessaire tant votre chambre est exiguë. Des livres, des manuscrits et des journaux, il y en a déjà posés sur le lit, entassés par terre, empilés partout. Dès le premier jour, dans ce minuscule appartement parisien, vous avez épinglé religieusement le tableau de Paul Klee, Angelus Novus, sur le mur juste en face de la petite table de travail. C’est votre porte-bonheur, votre missel, votre talisman prophylactique. L’horizon vers lequel vos yeux de grand myope se perdent. Et vous vous lancez dans le travail. Vous faites mine d'écrire. En vain. À vos épaules, on voit si vous êtes inspiré ou non. Vous revenez à la charge mais quelque chose vous résiste. Vous restez immobile de longues minutes, la main sur la joue. Vous ruminez, vous tournez et retournez les mots dans votre bouche comme un noyau d'olive, coincé sous la langue. Etrange cette stérilité pour vous qui disiez jadis que « Paris est la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine ». La vie se loge-t-elle, tout entière, dans une salle de lecture ?


Ben vous n’avez jamais été bavard. J'aime bien vous appeler Ben c’est plus intime et moins intimidant que Dr Walter Benjamin. Les rares mots qui peuvent sortir de votre bouche semblent retenus par une force mystérieuse. Puis ils s’écrasent sur nos tympans comme le bruit sourd d’une hirondelle percutant une baie vitrée. Ils témoignent de la noirceur du passé, des harmonies perdues au cœur de l’Europe ou de la magie des forêts profondes.


Notes et références

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  1. Dora Sophie Kellner offre cette œuvre à Benjamin pour son anniversaire en 1920. Le 23 juillet 1920, il écrit à son ami Gershom Scholem : « Dora vous a peut-être amplement raconté tout ce qu'elle a trouvé pour me faire plaisir, surtout un merveilleux tableau de Klee, qui a pour titre : La Séduction du miracle. Connaissez-vous Klee ? Je l'aime énormément et c'est le plus beau de tous les tableaux que j'ai vus de lui. J'espère que vous le verrez en septembre chez moi » (Correspondance (trad. Guy Petitdemange), t. 1, Aubier Montaigne, (ISBN 2-7007-0121-6), p. 223).
  2. L’image du « pêcheur de perles » utilisée par Arendt dans cette troisième partie est inspirée de ces quelques vers placés en exergue (extraits de La Tempête de Shakespeare, Œuvres complètes (trad. Pierre Leyris), t. XII, , p. 57).

Voir aussi

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