Jean Clair

historien français de l'art

Jean Clair, pseudonyme de Gérard Régnier, né le 20 octobre 1940 à Paris, est un conservateur général du patrimoine, écrivain et essayiste.

Jean Clair
Jean Clair

La barbarie ordinaire. Music à Dachau, 2001 modifier

Neuf ans plus tard à Dachau, en 1944, Music deviendrait le témoin oculaire de ce qu’il avait, au Prado, vu en peinture. Il y verrait la chambre à gaz, les fours rougeoyant dans la nuit, les charrettes et leur chargement de cadavres, « durcis comme des stères de bois », écrira-t-il, les pendus aux potences, et les morts, les morts partout. Le tableau de Bruegel s’appelle en effet Le Triomphe de la Mort.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 12


Quand Zoran Music est né, au début du siècle, l’Europe était encore, comme l’avait appelé Stefen Zweig, die Welt der Sicherheit, le monde de la sécurité. Le milieu lettré qu’il décrit, c’était un peu celui, plus modeste mais aisé, dont Music était issu, une famille de vignerons et de maîtres d’école, à Gorizia, l’ancienne Görz, dans les collines du Collio, à la frontière de l’Italie et de l’ancienne Yougoslavie. On y parlait le slovène et l’italien ; l’allemand étant d’usage dans les documents administratifs ; le français dans la bourgeoisie ; on entendait aussi souvent des mots de russe, de croate, ou de ces langues que les Balkans multiplient. À ce tournant du siècle, l’Opéra, universel par sa musique, polyglotte part ses livrets, « œuvre d’art total », fut peut-être la forme la plus raffinée que la culture cosmopolite et optimiste d’Europe centrale avait produite. Et à laquelle deux ans, entre les guerres balkaniques, le naufrage du Titanic en 1912, et le déclenchement de la Grande Guerre, suffirent à mettre fin.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 15


C’est ainsi qu’après avoir été fortement invité, en raison de sa belle prestance et de sa taille, à s’enrôler dans les S.S., il paya son refus d’une déportation à Dachau. Anus mundi, disaient de ce lieu ses maîtres – où langues et nationalités, finalement, tombaient dans le néant, en même temps que les vêtements, les cheveux, les parures et les autres signes distinctifs qui font d’un être humain un homme.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 16


Italien, Music l’était sans doute, mais sans que cela signifie grand-chose dans ce pays qui, du général, ne veut rien connaître pour ne se délecter que du lieu et de l’instant présents. Abstrait, d’ailleurs, il ne l’avait jamais été. À cet héritier des Sécessions d’Europe centrale, la modernité parisienne, habile à manipuler les formes, pour lui si respectueux de les garder, prodigue à multiplier les couleurs, pour lui l’homme fidèle aux ocres et aux terres, demeurait profondément étrangère.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 17


Dans cette culture danubienne – et l’on ne retrouvait cela en effet qu’en Espagne –, dans cet espace culturel qui, recoupant les frontières du Saint-Empire, s’étendait de Madrid à Vienne et à Trieste, et dont Venise durant trois générations avait fait partie, un sentiment baroque de la chair s’opposait à l’ascèse de l’abstraction conceptuelle du luthéranisme du Nord, comme il s’opposait au rationalisme analytique des Français autant qu’à l’élégance de la maniera italienne.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 18, 19


Retirer à l’homme son humanité alors même qu’il est encore en vie, inverser le procès qui, de la terre de l’origine conduit à l’être organisé pour brutalement ramener celui-ci à l’inanimé de la terre – « humilier » –, c’est aussi refuser à l’humain le devoir qu’on lui doit après qu’il est mort, l’inhumation.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 77


Dire que l’inhumain est ce qui se refuse à l’inhumation, ce qui interdit à l’homme le retour à l’humus dont il est né, ce n’est pas jouer sur les mots, c’est plonger aux racines de la langue et de l’espérance parlante. Au nom du principe du surhomme, le principe humain qui est l’humilité avait disparu.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 78


Cependant la mémoire et la culture, qui sont choses à peu près synonymes, jouèrent, on le sait, un rôle majeur dans le destin des déportés. Qui se souvenait pouvait espérer survivre. Qui conservait en soi une trace du monde cultivé pouvait encore espérer résister à la mort. Ce que l’on garde en tête est le seul bien que la barbarie ne puisse vous ôter. C’est le dernier trait d’identité quand tout vous a été retiré, jusqu’à votre identité même. Savoir un poème par cœur vous met à l’abri du désastre. Faire resurgir en soi l’écho de ce qui fut naguère un patrimoine spirituel est un viatique, à l’égal de l’hostie au regard du croyant.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 105


Ce sont des passages de La Divine Comédie que Primo Levi, à Auschwitz, se remémore. Et à mesure que les mots reprennent corps, l’horreur semble céder.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 106


Aucune bibliothèque, aucun livre pour aider ces damnés du monde moderne. Seule la mémoire de ce qu’ils avaient lu ou vu durant le temps de paix pouvait les aider à franchir les portes de fer. Une mnémotechnique des jours heureux affrontait l’amnésie du temps des brutes. Pour lutter contre l’anéantissement de l’âme, les poèmes, les tableaux, les savoirs étaient page après page remémorés, convoqués, invoqués. Pour masquer la réalité des barbelés, des miradors, des fossés et des fours, l’esprit trouvait moyen de dresser le décor fugace, immatériel, d’un étonnant Théâtre de Mémoire.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 110


Ce que vous avez dans la mémoire, aucune Gestapo, aucune Guépéou, aucune CIA ne peut vous le prendre.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 111


Par la pauvre action, obstinément poursuivie, de quelques dessins, de quelques vers remémorés, ou de quelques cours, la vie nue, la vie biologique, l’existence commune aux être vivants, la vie-sans-la-personne à laquelle le camp les avait réduits, susceptible donc d’être ôtée à tout moment comme elle le fut dans le monde concentrationnaire, n’a pas réussi à prévaloir sur l’habitus de la vie dans sa dimension de rapport à autrui, la vie en société, la vie comme façon réfléchie de vivre et de se comporter, dans la vie et dans la mort, avec ses semblables. Pour reprendre la distinction introduite par Aristote, la zoé n’a pas prévalu sur le bios, pas plus que le Cronos n’a triomphé de Mnémosyne.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 114, 115


Que vaut cependant aujourd’hui leur expérience singulière ? Auront-ils été les derniers à échapper à la catastrophe, ou bien sont-ils au contraire les précurseurs, ou plutôt les cobayes d’un temps où sur chaque homme est désormais suspendue la menace de devenir homo sacer, non plus dans l’exceptionnel des camps, mais dans l’ordinaire des jours, sacrifiable en effet au nom d’un pouvoir biologique des États qui accompliraient au XXIe siècle ce que les régimes totalitaires, au XXe, n’auront jamais fait qu’expérimenter ?

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 115


On ne croit plus guère en Satan. Et cependant, c’est Dieu qui donnait la légèreté aux cadavres pour nous permettre d’en supporter le poids, et à l’art la force de les faire s’envoler dans ses œuvres. Satan qui s’amuse à nous en faire oublier la réalité grève en revanche l’art d’un fardeau tel qu’il ne peut plus rien faire que gesticuler sur place, idole lourde et grotesque.

  • La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2001  (ISBN 978-2-07-076094-7), p. 116, 1117


Journal atrabilaire, 2006 modifier

La vérité, c’est que de la misère, on ne peut rien dire. Elle laisse sans voix. Il faut passer outre, se taire, faire comme si ça n’avait pas lieu. On revient de la misère comme on revient de la guerre, absent, mutique : ceux qui sont allés au front ou dans les camps ne parlent pas. Ou bien longtemps après, quand la douleur s’est dissipée, laisse-t-elle enfin passer, non ce qu’elle a été, mais le souvenir confus de ce qu’elle fut. C’est le moment où l’on ne se souvient même plus que l’on ne se souvient plus. Je n’ai jamais été tout à fait rassuré.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 75


Je pense à ces couples de gisants qu’on voit parfois dans les églises, allongés l’un à coté de l’autre, les plis des vêtements soigneusement repassés, tuyautés, frisés, godronnés, gaufrés, les mains jointes, un oreiller brodé glissé sous la tête, le chien familier leur servant de repose-pied. Qui peut aujourd’hui espérer connaître un pareil repos ? Une telle amitié dans la mort ? Les gens vivent seuls, mourront seuls, seront déposés seuls dans la terre ou préféreront, face à la peur de pareille solitude, se faire incinérer, devenir poussière parmi les poussières, cendre perdue au vent, quand même l’Église requérait qu’il y eût un peu de chair, un front par exemple, pour déposer la poudre grise, l’honorer – car on honorait en effet la cendre -, et par là lui donner un sens.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 88


La personne, personne ne veut plus s’en embarrasser. Les « ressources humaines », c’est la réserve zoologique, la biomasse, le fond naturel dans quoi l’économie du tertiaire puise ce qui lui est nécessaire, comme l’âge industriel a puisé dans le charbon et le pétrole.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 97


Jour après jour, sournoisement, sans que personne y trouve à redire, et parce que la vie a perdu son sens, l’euthanasie et son compagnon l’eugénisme frayent leur voie, sans coup férir, sans guerre déclarer, et sans camp à ouvrir.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 103


Pouvoir hallucinatoire de la lecture qui fait entendre une voix, page après page. Comme la voix des spirites, on ne peut pas l’enregistrer, et pourtant elle est assez réelle et singulière pour que nous en gardions l’insaisissable écho, longtemps après que nous avons refermé le livre. Aussi longtemps qu’on entendra ce chuchotis imperceptible, on continuera de lire. L’écran TV, une fois éteint, ne laisse aucune trace de son défilement de silhouettes, sinon un halo rémanent sur le verre et, en soi, un tumulte de passions qui tarde à s’apaiser, et qui empêchera l’arrivée du sommeil. Ces ombres bariolées, agitées et bruyantes qui prétendaient toutes à une parfaite objectivité n’étaient, produits de la technique, que des illusions alors que le simple mot imprimé, comme un puissant Golem, garde le pouvoir de faire lever les morts. Le livre, avec ses pauvres moyens, est décidément du côté du verbe et de la chair, et l’image, dans sa labilité et dans sa prolifération, du côté de la corruption et de la mort.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 123


Les graffiti, je m'en aperçois aujourd'hui, sont les camouflages de notre époque. Ce sont des déguisements d'une guerre qui ne veut pas dire son nom et dont l'ennemi à abattre, en vérité, c'est nous. Le décor quotidien et avec lui tout ce que nous avons aimé est englué, étouffé, submergé sous ces crachats furieux. Tout doit disparaître. Liquidation générale. C'est la fête imbécile, à défaut du festin promis.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 154


La « Nuit des Musées » a été saluée dans la presse, de gauche comme de droite, comme un immense succès. Cette grossière démagogie permet bien sûr, en puisant dans un trésor sans bourse délier, d'éluder le problème d'un enseignement de l'histoire de l'art formant des amateurs qui viendraient, par plaisir et sachant pourquoi, voir les tableaux, de jour.
Ici comme ailleurs, on ne fait plus que dilapider sans vergogne les richesses du passé. On tire des traites, sans compter, sur une héritage qui nous a été confié, sans pouvoir ni l'accroître, ni même le sauver. Grande solde des décadences.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 157


Mieux que promouvoir les Fêtes de la Musique et les Nuits des Musées, ne devrait-on pas créer une nuit sans lumière, sans phares, sans vitrines, sans signaux, une nuit où Paris serait plongé dans le noir, un black-out absolu, pour rappeler aux habitants, une fois par an au moins, que le ciel existe au-dessus de leur tête, et pouvoir comme Dante, au sortir de l’Enfer, riveder le stelle ?

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 187


Je ne suis retourné qu’une seule fois revoir les deux fermes, la paternelle et la maternelle. L’une avait été transformée en résidence secondaire pour Parisiens retraités. La seconde était vide. Mes cousins l’avaient quittée pour aller vivre dans le P3 d’une HLM de banlieue près de Laval, subsistant avec les allocations versées par la Communauté européenne, devenus pareils aux Indiens qu’au Canada on a parqués dans des réserves. Et comme eux buvant dru.

  • Journal atrabilaire, Jean Clair, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 2006  (ISBN 2-07-077700-6), p. 207


Malaise dans les musées, 2007 modifier

Mais je ne fais que redire ce que Malraux, un jour, avait écrit autrement : « Les œuvres qui passaient de l’amour au grenier peuvent passer de l’amour au musée, mais ça ne vaudra pas mieux. Toute œuvre est morte quand l’amour s’en retire. »

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 19


Lesquels de ces bienheureux suspendus à ses lèvres, de ces néophytes, de ces ravis, si béats devant la culture de « l'Autre », si prompts à défendre un universalisme « sans frontières », savaient-ils que la tradition artistique de l'Occident chrétien a multiplié, des siècles durant, des œuvres possédant les mêmes pouvoirs et racontant une histoire qui, pour n'être pas l'Histoire universelle, s'adressait pourtant à l'homme en son entier ?

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 21


On peut craindre cependant qu'à se laisser aller à la « magie du musée » l'art d'Occident ait finit par perdre toute signification et tout attrait, alors que les fétiches du Quai Branly, une fois qu'on a expliqué ce qu'ils sont, provoquent chez le visiteur curiosité, fascination et crainte.
Notre propre héritage méritait-il un tel mépris ? En proposer la location, au nom de la croyance en l'universel de notre culture, à des pays dont la culture et la religion sont restées fidèles à la croyance dans les pouvoirs, les dangers, les maléfices, les tabous et les vertus de l'image, c'est s'exposer à un choc qui, pour n'être pas encore un choc de civilisation, y ressemble fort.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 31


Quand le mot « culturel » a-t-il fini, dans notre langue, par remplacer celui de « culture » ? Vers la fin des années soixante ? Je me souviens d'un article de Gaétan Picon qui s'alarmait : l'emploi du « culturel » signifiait la fin de la culture. La culture est une, le culturel et pluriel. La culture est une qualité, une identité, qui unit et qui élève. Le culturel disperse, éparpille, dégrade, disqualifie, il nous fait redescendre dans le nombre, avec la pesanteur de plomb du quantitatif : les affaires culturelles, les activités culturelles, les acteurs culturels, les ingénieurs culturels, les gisements culturels, les industries culturelles… La culture, c'était, fidèle à son origine, le culte, la fondation du temple et la naissance, littéralement, de la « con/templation », la délimitation d'un lieu sacré dans l'espace et la fidélité à ce lieu. Le culturel, c'est l'exportation, le commerce, la politique des comptoirs. Il arrivait que l'on croisât des hommes de culture. On ne rencontre plus guère que des fonctionnaires culturels.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 34, 35


Les Indiens refusèrent de vendre aux colons les terres de leurs ancêtres. On ne vend pas l'air, la mer, le sol, tout ce qui nous a été légué par nos anciens. On ne loue pas non plus, dans le dos des citoyens, des tableaux, des sculptures, des objets d'art qui furent légués par l'Église, par les rois, par les princes qui en étaient les possesseurs, ou que nous avons confisqués, parfois pillés, pour en faire le bien commun de la Nation.
Nous sommes devenus aujourd'hui des Indiens face aux puissances d'une économie globalisée. Devons-nous être moins courageux qu'ils le furent ?

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 54


On se délecte sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi. Croire prendre du plaisir à une œuvre dont on est incapable de comprendre le sens, c’est parcourir des yeux un texte dans une langue étrangère, une suite de signes imprimés dont on ne saurait rien.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 95


Plus précisément : quand l'ordre du symbolique, qui marque le contrôle du signifiant et l'imposition de la figure paternelle, est aboli, la liberté de faire n'importe quoi est complaisamment revendiquée. C'est parce que nous n'accordons plus aucune importance au sens, à la valeur, aux pouvoirs et aux dangers des images que nous laissons à l'œuvre d'art la licence d'être insignifiante. La pseudo-liberté d'expression de l'art moderne, l'audace de ses sujets, l'autonomie présumée des formes qui la composent ne sont jamais que les déchets d'une fonction qui n'est plus discernable.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 105


Les civilisations, les cultures, les communautés, sont des choses compactes, complexes, closes, difficilement pénétrables, que toutes les commodités de la communication moderne, aujourd'hui, comme de la conversation des salons jadis, ne suffisent pas à faire se mêler. « La communication par elle-même, dit Pierre Manent, ne produit pas la communauté. »

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 109, 110


Qui n’a vu André Malraux, en cet état d’ivresse intellectuelle, courir agité d’une cimaise à une autre en visitant une exposition, et tirer du rapprochement des œuvres les plus diverses, les plus éloignées dans l’espace et dans le temps, des théories surprenantes, enthousiasmantes parfois, mais toujours farfelues, pouvait nourrir quelque inquiétude sur des catastrophes que son ministère allait provoquer. De fait, nous en sommes arrivés à l’âge du dégrisement et de la liquidation.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 111


Le « culturel » selon l’occident n’est plus une force qui tire vers le haut, aimantée par l’idée qui fait de la nature inaccessible de Dieu une figure incarnée dans une Christ. Il prétend à l’inverse rabaisser cette représentation possible de Dieu, réduire cette christomorphie, la contenir dans la figure humaine et, de figuration en défiguration, anthropomorphiser Dieu au point qu’il devienne un quidam, un individu quelconque, un pauvre diable qui nous fera ricaner représenté sur une affiche, dans un film, ou bien sur une bande dessinée.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 117/118


Tel est le musée aujourd’hui : on ne vient plus y rencontrer des œuvres pour trouver réponse à l’énigme de la vie et de la mort, on vient s’y mesurer au vide.

  • Malaise dans les musées, Jean Clair, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2007  (ISBN 978-2-0812-0614-4), p. 139


Dialogue avec les morts, 2011 modifier

Il m'en est resté un malaise. Le sentiment ne m'a jamais tout à fait quitté d'avoir trahi, abandonné un front, gagné le confort des arrières. Plus encore quand le soupçon m'a pris, confronté à des œuvres en effet trop souvent inutiles et fort laides, que j'avais lâché la clarté d'un Désert habité par des sages pour gagner paresseusement l'ombre des musées peuplés de gens frivoles et de dandys. J'ai toujours eu une double identité. Je demeure un assimilé, parlant un langage emprunté, traître à ma foi comme un marrane au judaïsme.


Le terme de « profondeur », auquel on recourt aisément pour désigner l'intensité d'un effort intellectuel, a ceci de fâcheux qu'il implique un mouvement de chute, d'enfouissement, vers une perdition et une obscurité. Ce va-tout de la littérature participe du même saut dans le chaos qui précipite l'insensé. J'aimerais lui préférer le terme ancien « d'élévation » si celui-ci n'était si marqué d'une ambition spirituelle fort étrangère à notre époque. Pourtant, monter, accéder à la lumière, élucider, maîtriser les apparences, ce sont des images qui me paraissent préférables à celles qui supposent de se laisser couler vers on ne sait quel abîme de l'être, qui n'est que ténèbres, étouffement et solitude.


Quand tout a disparu, quand tout est menacé, il n'y a que les mots que l'on voudrait sauver encore, l'un après l'autre, mesurant le dérisoire aspect de l'entreprise, et cependant convaincu que le fil des mots, si on réussit à le conserver, suffirait à tirer du néant tout ce qui s'y est englouti.


Belle réflexion de Paul Valéry dans Tel Quel : « La forme est essentiellement liée à la répétition. L'idole du nouveau est donc contraire au souci de la forme. » Le drame de la modernité, dans sa composante hystérique, est là résumé. La forme, en musique, du grégorien à Bach, est répétition, comme en peinture la forme en écho, des figures des vases grecs à celles de Poussin. Vouloir innover, ce n'est que casser la forme, faire voler en éclats la plénitude de l'objet sonore ou plastique, qui relève en effet de la répétition, comme d'une loi de la biologie qui répète les formes.


Le plaisir d'habiter sa langue fait aussi que l'on se sent chez soi partout où on la parle. On la retrouve, au-delà des mers et des frontières, comme une maison de famille, lointaine et oubliée, mais où tout serait resté à peu près en place et vous attend. Son architecture, son élévation, ses matériaux peuvent être différents : plus basse ou plus haute, à toit pentu ou bien plat, mais une fois qu'on a franchi le seuil, on y retrouve des meubles familiers, une façon de disposer les objets, des lumières ou des coins d'ombre qui rappellent ceux qu'on trouvait dans sa langue, autrefois.


On dit souvent que beaucoup de jeunes aujourd'hui ont un vocabulaire qui ne dépasse guère cinq à six cents mots. […]
Ce sont les orphelins des mots, les déshérités du langage, les zombis de la survivance, les nouveaux barbares d'un monde non seulement devenu muet, pire encore, assommé sous les haut-parleurs, et privé de raison en l'absence d'une grammaire, changé enfin en un pandémonium de fous et de damnés. Ils sont en exil dans leur propre pays.


Littré le remarquait : le mot « rêve », propre au français – les autres langues parlent de somnium, de songe – , est sans racine connue. Il ne vient de rien. Il est sans origine. Est-ce pour cela qu'il est peuplé de revenants, de ces morts sans sépulture qui flottent dans ses eaux à la nature incertaine, de ces visages qui reviennent nous hanter, si proches, comme des reproches, indéfiniment répétés ?


À partir de quand exactement la Banque a-t-elle commencé d'exercer son empire dans nos journées ? À quel moment, dans le métro, a-t-on vu apparaître ces affiches où un banquier, le doigt pointé vers nous, comme l'Oncle Sam autrefois vers son futur conscrit, nous interpellait : « Votre argent m'intéresse » ?


Les seuls à ne pas s'y tromper furent les communistes qui virent dans le gauchisme, non pas la venue d'une société désaliénée qu'ils auraient eux-mêmes échoué à installer, mais au contraire le coup de pelle final, accompagné des huées, des quolibets et des chants des étudiants des beaux quartiers, l'enterrement du socialisme et de ses idéaux de fraternité. Il suffit de feuilleter L'Enragé pour se rendre compte que la cible des émeutiers de 68 était moins les capitalistes dont en réalité ils précipitaient la venue, que les prolos d'Aubervilliers ou de Pantin, à qui s'adressaient leurs sarcasmes.


La chute d'une classe dirigeante ne vient pas de l'issue d'une lutte contre une autre classe, la bourgeoisie contre le prolétariat par exemple, mais parce qu'une classe s'est convaincue de renoncer à la lutte au nom d'une culpabilité qu'elle croit aussi universelle que les principes dont elle feint de se réclamer ; alors qu'elle n'est simplement que le ressentiment qu'elle a fini par éprouver contre elle-même, comme un vieillard lassé d'avoir vécu réclame d'être euthanasié, et qu'elle attend de l'adversaire – dont elle sait bien, au fond d'elle-même, sous l'hypocrisie de ses protestations, qu'il sera, lui, le moment venu, sans état d'âme et sans remords – le coup fatal de son châtiment.


Le mot « dérapage » a envahi ad nauseam journaux et radios pour clouer au pilori celui qui a osé quitter le chemin du bien dire. Il suppose que l'exercice de la pensée s'apparente à la conduite d'une voiture qui, non seulement ne pourrait pas s'écarter des autoroutes, mais encore serait soumise à la direction assistée des médias.


Quelle langue fut plus délectable, traversée de traits féroces, que la langue de Voltaire, de Diderot, de Beaumarchais, de Mirabeau ? De fait, nous ne pourrions pas aujourd'hui, dans notre société démocratique, écrire ne serait-ce que la moitié de ce qu'ils se permettaient de publier sous la surveillance constante de la censure royale. Mieux valait être lu par Malesherbes que par les chroniqueurs d'aujourd'hui qui décident de ce qu'il convient de dire et de taire.


L'hiver de la culture, 2011 modifier

Baudelaire avouait que le culte des images avait toujours été « sa grande, son unique, sa primitive passion ». Il ne parlait pas de la culture des images, il parlait de culte. Le culte qu’il voue à Rubens, à Goya, à Delacroix, n’est pas une adoration de l’homme par lui-même, une autocélébration, une anthropolâtrie décidément plus nauséeuse de siècle en siècle, mais la tentative, dans l’œuvre créée de main d’homme, de pressentir un infini qui ne peut être circonscrit dans une image, tout comme, à travers l’icône et sa vénération, l’orthodoxe veut rendre grâce à la divinité.


Baudelaire reste un homme de compassion, auquel le Surhomme est étranger, tout comme son culte des images est à l’inverse du Kulturell des philosophes arrogants d’un Geist, d’un Esprit qui peut tout. Il dit aussi de l’art qu’il est plein « d’ardents sanglots » et qu’il ne conçoit « guère un type de Beauté où il n’y ait du malheur ».
Toutes chose qui nous sont devenues à peu près incompréhensibles.


Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte. Musées, « installations », expositions, foires de l'art : on se livre aujourd'hui au culte de la culture.


L’expression « ressources humaines » et le jargon qu’elle traîne avec elle, tout comme les abréviations et les acronymes, sortent tout droit du jargon technocratique forgé dans les années trente par le national-socialisme. Et « l’ingénierie sociale » qui coiffe l’ensemble de ces pratiques est de nature semblable, comme son nom l’indique, à « l’ingénierie animale », qui produit des poulets, des cochons et des veaux.


L’homme, pour citer Hölderlin, habite la terre en poète. C’est pour cela même que l’art est mortel.


Les musées ne ressemblent plus à rien. La silhouette du nouveau musée d’art contemporain de Metz rappelle à la fois les Bufallo Grill qu’on voit le long des autoroutes, un chapeau chinois et la maison des Schtroumpfs. Dans l’élévation d’un nouveau musée, on retrouvera souvent, in nuce, dans son mélange de modernité fade et d’emprunts hasardeux, le kitsch qu’on verra envahir l’architecture des mégalopoles, de Las Vegas à Dubaï.


Il y a une quinzaine d’années, lorsque les institutions bancaires prirent le pouvoir, nos gouvernements découvrirent l’intérêt financier de ces aliénations. Alors que les collections avaient été jusque-là proclamées « inaliénables » - éléments intégrés et indissociables d’un patrimoine national – elles deviennent « ressources » dans lesquelles puiser à l’égal des autres ressources naturelles d’un territoire donné.


Ce qui choque le plus, ce n’est pas l’utilisation du béton pour satisfaire les besoins – croissance exponentielle des populations, industrialisation accélérée, etc. -, ce n’est pas non plus le phénomène de multiplication des musées, de ci de ça et de rien, c’est la simultanéité du béton et du musée.


C’est au Soleil que l’architecture du cirque antique était consacrée, dont le temple était bâti au milieu de l’enceinte – c’est pourquoi ces amphithéâtres demeuraient ouverts sous le ciel de la divinité. De même le stade, de forme circulaire – dessiné qu’il est sur un cercle ou bien sur une ellipse -, est-il aujourd’hui consacré aux paraboles d’un ballon, petite sphère dont les joueurs s’efforcent d’ordonner la course dans le ciel, parmi les hurlements de dizaines de milliers d’adorateurs. Le sacré s’est refermé sur un jeu cyclique et dérisoire.


Du temple à la gloire d’un dieu créateur, ce pauvre succédané qu’en est le musée où l’homme découvre son image, Malraux se fera le sacerdote. C’était demander à la culture ce que le culte seul pouvait donner.


Ennui sans fin de ces musées. Absurdité de ces tableaux alignés, par époques ou par lieux, les uns contre les autres, que personne à peu près ne sait plus lire, dont on ne sait pas pour la plupart déchiffrer le sens, moins encore trouver une réponse à la souffrance et à la mort. Morosités des sculptures qui n'offrent plus, comme autrefois, la statue d'un dieu ou d'un saint, la promesse d'une intercession. Dérision des formules et prétention des audaces esthétiques. Entrepôts des civilisations mortes. À quoi bon tant d'efforts, tant de science, tant d'ingéniosité pour les montrer ? Et puis désormais, la question, obsédante : pour qui et pour quoi ?


Je tombe ce jour sur des lignes écrites au début des années soixante-dix par cet érudit libertin que fut George-Henri Rivière, le créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires : « Le succès d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a enseigné quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre mais au nombre d’objets qui ont pu être perçus par les visiteurs dans leur environnement humain. Il ne se mesure pas à son étendue mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement parcourir pour en tirer un véritable profit. C’est cela le musée. Sinon, ce n’est qu’une espèce d’abattoir culturel. »


Les hautes œuvres réclamaient jadis la sanction d'un Dieu, on est entré dans les basses œuvres, la vidange des fonctions naturelles. Ce sont là des divertissements, non plus de créateurs romantiques mais de « créatifs contemporains», des « communicants », des photographes, des parasites, de ceux « pissant, disait Mathurin Régnier, aux bénitiers afin qu'on parle d'eux ». Je pisse donc je pense. Incontinence du « moi ». Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle.


André Masson, dans un hommage à son ami Malraux, devait écrire, en écho au Faust de Goethe : « Dans un monde déserté par les dieux, il semblerait qu'il n'y ait place que pour l'action, pour l'action, sans motivation d'un but.» C'est exact : en l'absence de Dieu, s'agitent les faux dieux des théosophes, des avant-gardes et du néo-paganisme nazi, et le rêve de régénération qui les accompagne devient vite un cauchemar dont on ne sort plus.


Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l'argent, c'est tout naturellement, on l'a vu, qu'on était tombé au niveau des latrines : Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l'or, la spéculation, les foires de l'art, les entrepôts discrets façon Schaulager, ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi, les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit, faramineuses, obscènes…


Délogée, dénaturée, que devient une œuvre d'art lorsque, au terme d'un pèlerinage — la Madone de Piero était vénérée en Toscane comme chez nous les Vierges noires d'Auvergne —, elle n'est plus qu'une image au statut incertain, privée d'identité et de destination, après avoir été vidée des vertus magiques que lui prêtaient des fidèles crédules, mais vidée aussi du respect de sa nature matérielle, d'œuvre d'art, réduite à n'être plus que le support contingent de la fébrilité névrotique du tourisme de masse ?
Que veut dire un vrai devenu faux ?


Si l'œuvre, une fois reproduite, se voit privée de son aura, l'œuvre déplacée au musée perd son sens. Les musées fonctionnent comme des machines à transformer en faux les œuvres vraies qui y sont admises ; Les musées sont des entrepôts de faux que l'on voit sur les cimaises, décolorées et sans destination autre qu'une vague satisfaction esthétique, des œuvres qui avaient jadis la capacité de signifier quelque chose et, en outre, qui nous proposaient le bonheur de servir.


L'art moderne s'y emploiera, en instaurant la tyrannie d'un novum qui ne connaît pas d'origine et qui, en tuant le père, tue le patriarche, celui qui, au sens propre du nom, est l'arché, le pont vers la tradition que le Père incarne. L'artiste, seul est premier, ne supporte pas de géniteur. Né de rien et capable de tout. Caïn triomphe d'Abraham. Le premier des meurtriers est aussi le premier des artistes, en même temps que le premier des hommes.


Les derniers jours, 2013 modifier

Le seul voyage qui vaille n’est pas d’aller vers d’autres paysages, mais de considérer les anciens avec de nouveaux yeux.


La lecture n’est jamais plate ni linéaire. Un livre est d’abord « un volume », qu’on saisit dans son épaisseur. On creuse dans sa masse, on fouille, on sonde, on attrape un éclat, on dégage une pépite. Rien de cette lecture superficielle du déroulement électronique, qui clignote ou s’efface aussi vite. Sa pesanteur dans la paume renseigne immédiatement sur le moment où l’on est arrivé, vers le milieu ou vers la fin. La lecture ne se perd pas sur une surface homogène, mais se renforce par mille sensations, une infinité de détails inconsciemment enregistrés par le cerveau, et ce poids dans la main atteste la gravité, ou la lourdeur, des idées que l’esprit y découvre.


Comment le déroulement continu et plat d’un texte dans le « vacuum » électronique pourrait-il permettre pareille appréhension ? Qu’attendre de cette préparation sur la plaque de verre de l’ordinateur, dans laquelle on peut à loisir « couper/coller », opérer des prélèvements comme sur une paillasse de laboratoire, les examiner et les analyser, comme le font les « doctorants » d’aujourd’hui, le regard abîmé sur l’écran, fiers d’être admis désormais, en relevant les « mots clefs » et en calculant, dans les écrits de Proust ou de Zola, les occurrences et les paramètres, au rang de « chercheurs en sciences humaines » ?


Cinquante ans plus tard, j’ai l’impression souvent de parler une langue morte, comme ces vieux juifs qui se sont obstinés à écrire en yiddish pour un peuple disparu, ou plus simplement comme ces peuples chassés d’Europe centrale, les communautés juives, les Russes faisant le taxi à Paris, les Polonais émigrés, les Slovènes dispersés, les Tchèques persistant à écrire et à parler dans leur langue pour se donner l’illusion d’y garder leur demeure.


Fantôme parmi les fantômes dans une foule qui se refuse avec hargne et sarcasme à croire à son identité, je persiste à parler une langue que l’on n’écrit ni ne comprend plus guère. Je suis pareil à ces émigrés qui, après avoir passé dix ou quinze ans en Amérique ou en Australie, ne comprennent plus rien au français qu’ils entendent à la radio ou lisent dans les journaux, une fois rentrés chez eux. Je n’aurai pas, pour ma part, longtemps quitté la France. C’est donc la langue qu’on y parle et qu’on écrit qui se sera peu à peu éloignée de moi, au point de m’apparaître insupportable et souvent incompréhensible.


Camus, le fils d’une femme de ménage illettrée, disait que la langue était sa vraie patrie. Je dirais plutôt que la patrie, comme le dit si justement le mot, est le pays du père et pour lequel il s’est battu, mais que la langue qu’on y parle est appelée pour sa part maternelle, parce qu’elle a été reconnue, dès les premiers moments, par le visage de la mère penchée au-dessus du berceau. Parler en ignorant la grammaire, cette autre forme du « logos » divin, c’est précipiter le monde dans la folie.


« Jamais la lumière n’a été aussi belle… » Cet émerveillement, que Bonnard eut un jour devant un ciel mouillé de Normandie, ce matin, je l’ai devant la lagune. Pourquoi cette simple notation me touche-t-elle ? « Jamais la lumière », déchirement entre un état éternel, la lumière de toute éternité, et l’irruption d’un moment, ce moment qui ne reviendra pas… « jamais », jamais plus, « a été », toutes ces formes d’un passé à jamais défini, à quoi s’oppose enfin, sur une note haute, le « aussi », l’intensité, l’éclat de cette lumière-là, amenée au seuil d’une perfection dont nous percevons parfois l’éclat. C’est alors cet éclair même qui nous convainc que le beau a été, durant un instant, à portée de notre œil. L’intuition de l’éternel nait de l’instant, et le sentiment du divin d’un hasard naturel dans lequel vacille la beauté. Je comprends en ce sens le mot de Goethe, appelant en mourant la lumière.


J’appartiens à un peuple disparu. À ma naissance, il constituait encore près de 60% de la population française. Aujourd’hui, il n’en fait pas même 2%. Il faudra bien un jour reconnaître que l’événement majeur du XXe siècle n’aura pas été l’arrivée du prolétariat, mais la disparition de la paysannerie.


L'Église aurait-elle honte d'avoir été celle qui a été à l'origine du plus prodigieux trésor visuel connu ?
Cette religion de la représentation, de la réflexion de la figure, et du respect du visage, qui ne prône ni la Loi ritualisée du judaïsme ni le détachement du monde des bouddhistes, ni le dépouillement des réformés, ni l'iconodulie des orthodoxes, la religion catholique m'est apparue longtemps comme la plus respectueuse du témoignage de sens, la plus attentive aux formes et aux parfums du monde. C'est en elle aussi qu'on rencontre la plus profonde et la plus surprenante tendresse. Le catholicisme me semble avant tout une religion non pas du détachement, ni de la conquête, ni d'un Dieu jaloux, mais une religion de la douceur.


Là sans doute a été et demeure aujourd'hui la grandeur de l'Église : elle est née de la contemplation et de l'adoration d'un enfant qui naît, et elle s'est fortifiée de la vision d'un homme qui ressuscite. Entre ces deux moments, la Nativité et Pâques, elle n'a cessé de lutter contre «la culture de la mort», comme elle le dit justement.
Un Dieu sans la présence du Beau est plus incompréhensible qu'un Beau sans la présence d'un Dieu.


J'ai tant aimé ce monde d'ici-bas, les choses matérielles, dans leur poids et dans leur rugosité, dans leur matière et leur facture, j'ai tant voulu ces biens qu'ont été les livres, les objets d'art, les outils du savoir, les créations de la culture, et j'ai fini, alors même que je n'en avais rien, par en acquérir assez pour me juger heureux.
J'éprouve aujourd'hui le sentiment d'une trahison.


Cette classe, dont j'avais tant envié la fortune et l'aisance, et dans laquelle je serai, fût-ce à reculons, entré, cette «intelligentsia» tant admirée mais dont j'avais redouté l'arrogance, face à ces enfants de bourgeois qui me faisaient une peur de chien quand je les rencontrais, il m'apparaît aujourd'hui qu'animée de la joie mauvaise du refus des distinctions et du respect des commandements, elle aura trahi, installée qu'elle est de par sa propre volonté et par sa propre promesse, dans un exil culturel permanent et profond.


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