Doué d’une extraordinaire faculté verbale, il arrivait à traduire instantanément par les mots jusqu’aux faits les plus compliqués de sa sensibilité, avec une exactitude et un relief si vifs que parfois, sitôt exprimés, rendus objectifs par la propriété isolatrice du style, ils semblaient ne plus lui appartenir. Sa voix limpide et pénétrante, qui pour ainsi dire dessinait d’un contour précis la figure musicale de chaque mot, donnait plus de relief encore à cette singulière qualité de sa parole.
Le Feu, Gabriele D'Annunzio, éd. La Revue de Paris, 1900, chap. I. L'épiphanie du feu, p. 9
Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poète qui joint le terrestre à l'aérien. Seul le philosophe sera-t-il condamné par ses pairs à vivre toujours au rez-de-chaussée ?
La Poétique de l'espace, Gaston Bachelard, éd. PUF, 1961, p. 139
Les mots : écrins qui recueillent une réalité esseulée et la métamorphosent en un moment d’anthologie, magiciens qui changent la face de la réalité en l’embellissant du droit de devenir mémorable, rangée dans la bibliothèque des souvenirs.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 103-104
Il est certain que, dans toutes les langues policées, car je ne sais pas s'il en est de même dans les langues sauvages, il y a de certains termes que l'usage a voulu qu'ils fussent regardés pour déshonnêtes, et dont on ne pourrait se servir sans blesser la pudeur, et qu'il y en a d'autres qui, signifiant la même chose ou les mêmes actions, mais d'une manière moins grossière, et, pour ainsi dire, plus voilée, n'étaient point censés déshonnêtes.
« Correspondance », dans Œuvres Complètes, Nicolas Boileau, éd. Firmint-Didot, 1865, p. 443
Nous sommes plusieurs à y attacher une importance extrême. Et qu'on comprenne bien que nous disons : Jeux de mots quand ce sont nos plus sûres raisons d'être qui sont en jeu. Les mots, du reste, ont fini de jouer.
Les mots font l'amour.
« Les Mots sans rides », André Breton, Littérature Nouvelle Série, nº 7, Décembre 1922, p. 14
Quand tout a disparu, quand tout est menacé, il n'y a que les mots que l'on voudrait sauver encore, l'un après l'autre, mesurant le dérisoire aspect de l'entreprise, et cependant convaincu que le fil des mots, si on réussit à le conserver, suffirait à tirer du néant tout ce qui s'y est englouti.
Un mot n’est pas qu’un mot, et c’est le problème particulier de l’écrivain. Un mot est chargé de souvenirs, d’histoire, de joies, de douleurs, celles des lecteurs, de l’écrivain lui-même.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 223
Un écrivain n'aime pas plus les mots qu'un menuisier les clous. Un mot est un objet dont il se sert pour créer un autre objet nommé phrase, laquelle donnera son utilité au mot ; un mot inusité n'a pas d'utilité.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 584
Si nous connaissons le mot, nous avons l'image. Et sinon il y a le dictionnaire. Ou l'imagination. Qui n'a pas besoin d'être très précise. Les romans ne sont pas des planches d'anatomie.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 532
Les mots n'ont de pouvoir « magique » que celui que notre sensibilité, notre superstition ou notre ignorance y mettent.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 585
Le destin des mots est de disparaître : les langues changent leurs draps.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 587
Les mots révérés méritent un aussi sérieux nettoyage que les mots calomniés. Raclons dorures comme chiures.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 589
Nous faisons les mots, puis nous nous faisons à eux.
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, éd. Grasset, 2005, p. 689
Ma plume est une aile et sans cesse, soutenu par elle et par son ombre projetée sur le papier, chaque mot se précipite vers la catastrophe ou vers l’apothéose.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 47
— Semelle ? Semaine ? le temps et l’espace. Tout rapport entre eux est celui de la haine et des ailes.
— L’oseille est en effet un mets de choix, un mets de roi.
— Mois, déchet.
— Mot à mot, tome à tome, motte à motte, ainsi va la vie.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 70
Dans la schizophrénie, selon [Freud], la différenciation entre représentation de mot et représentation de chose est mise à mal en raison de la façon dont le schizophrène traite les mots comme des choses. Se pose alors ici la question d'un échec de la fonction d'abstraction et de l'étroitesse voire de l'impossibilité d'accès à la polysémie du langage. Lorsque les mots peuvent être pris pour des choses, ils sont alors susceptibles de devenir magiques ou terrifiants.
Processus de la schizophrénie (2002), Catherine Azoulay/Catherine Chabert/Jean Gortais/Philippe Jeammet, éd. Dunod, coll. « Psycho Sup », 2002 (ISBN2-10-004780-9), chap. I « Approche historique d'une psychopathologie psychanalytique de la schizophrénie (Jean Gortais) », 4. Narcissisme et perte de réalité, p. 17
Les mots aussi nous ont été confisqués. Plus personne n'est moribond, quelle indécence ! On ne meurt plus de nos jours : on s'endort dans la paix du Seigneur ou bien on décède. Expirer évoque trop le dernier souffle. À éviter. Rendre l'âme est démodé maintenant qu'on n'est pas sûr d'avoir une âme... Trépasser paraît trop littéraire, alors qu'on peut dire décès en toute indifférence tant le mot a été vidé de tout pouvoir émotionnel par les administrations qui l'emploient. Dire « Ma mère est décédée hier » fait nettement moins mal que « Maman est morte ».
La Touche étoile, Benoîte Groult, éd. Le Livre de Poche, 2006, p. 22-23
Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu,
Face de l'invisible, aspect de l'inconnu ;
Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l'ombre ;
Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau ;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.
Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le vers, orageuse forêt.
Les Contemplations, Victor Hugo, éd. Hachette, 1858, t. 1, p. 39-40
Quelques mots à un autre
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisant la bouche en cœur et ne parlant qu'entre eux,
J'ai dit aux mots d'en bas : Manchots, boiteux, goitreux,
Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles !
« Quelques mots à un autre », dans Les Contemplations, Victor Hugo, éd. Hachette, 1858, t. 1, p. 109
Décomposez un poëme excellent ; désunissez-en toutes les expressions, et faites-en un amas, un chaos. Donnez ce chaos à débrouiller à un écrivain médiocre, et, de ces parcelles éparses, dites-lui de créer, à sa fantaisie, un monde, un ouvrage : s’il n’ajoute rien, il est impossible qu’il fasse de tout cela quelque chose qui ne plaise pas. De même, changez l’ordre de toutes les pensées d’un beau discours ; mettez les conséquences avant les principes, et ce qui suit avant ce qui doit le précéder ; démolissez, ruinez tant qu’il vous plaira : il y aura toujours, dans ces matériaux renversés, de quoi retenir et satisfaire les regards d’un observateur.
C'est donc les mots choisis qui faisaient l'excellence du poème, pas leur ordonnancement.
Exceptez-en un petit nombre de mots très-rudes et d’autres qui sont très-doux, les langues se composent de mots d’un son indifférent, et dont le sens détermine l’agrément, même pour l’ouïe. Dans le vers de Boileau, par exemple, « traçât à pas tardifs un pénible sillon », on remarque peu, ou même on ne remarque point le bizarre rapprochement de toutes ces syllabes : tra-ça-ta-pas-tar. [...] tant il est vrai que le sens fait le son !
Enfant, j'ai failli tomber dans le puits. Une fois grand, j'ai failli tomber dans le mot "éternité", et aussi dans pas mal d'autres mots : « amour », « espérance », « patrie », « Dieu ». A chaque mot franchi, j'avais l'impression d'échapper à un danger et d'avancer d'un pas. Mais non. Je changeais seulement de mot et c'est cela que j'appelais délivrance.
Le philistinisme sous-entend non seulement un ensemble d'idées préconçues mais aussi l'emploi d'expressions toutes faites, de clichés, de banalités exprimés par des mots usés. Le vrai philistin n'a rien d'autre à offrir que ces idées banales dont il est fait. Cela dit, il faut bien admettre qu'une part de clichés existe en chacun de nous. Dans la vie de tous les jours, nous utilisons souvent des mots non en tant que mots mais en tant que symboles, monnaie d'échange, formules acceptées. Cela ne veut pas dire que nous soyons tous des philistins, mais que nous devrions veiller à ne pas tomber dans cet automatisme qui consiste à échanger des platitudes.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, p. 893
Après avoir enlacé un instant mes épaules de ses ailes gorge-de-pigeon, l'ange proféra un seul mot, et dans sa voix je reconnus toutes les voix que j'avais aimées et qui s'étaient tues. Le mot qu'il prononça était si beau que dans un soupir je fermai les yeux et baissai plus encore la tête. Ce fut comme un parfum et un tintement qui s'écoulèrent dans mes veines, ce fut comme le soleil qui se levait dans mon cerveau, et les vallées innombrables de ma conscience reprirent, répétèrent cette sonorité lumineuse et paradisiaque. Je m'en emplis ; elle battais dans mes tempes en un réseau subtil, elle tremblait comme l'humidité sur mes cils, elle soufflait en un froid délicieux à travers mes cheveux, elle baignait mon cœur d'une chaleur divine.
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 11
La nuée enceinte de mots vient, docile et ténébreuse, survoler ma tête, se balance et mugit comme une bête blessée. Je plonge la main dans ce sac de brume et j'en retire ce que j'y trouve : des esquilles de corne, un éclair rouillé, un os gratté. A l'aide de ces armes, je me défends, je bâtonne les visiteurs, je coupe des oreilles, je combats à bras-le-corps, durant de longues heures de silence à la belle étoile.
Liberté sur parole (1958), Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll. « Poésie », 1966 (ISBN2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL ? (1949-1950), Travaux du poète — I, p. 46
La nuit entre dans la chambre, le mur d'en face avance sa gueule de pierre, une banquise d'air s'interpose entre la plume et le papier. Ah ! un simple monosyllabe suffirait pour faire sauter le monde. Mais cette nuit, il n'y a pas de place pour un seul mot de plus.
Liberté sur parole (1958), Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll. « Poésie », 1966 (ISBN2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL ? (1949-1950), Travaux du poète — VI, p. 51
Le plus facile est de casser un mot en deux. Parfois, les fragments restent vivants, d'une vie frénétique, féroce, monosyllabique. Il est délicieux de jeter cette poignée de nouveau-nés dans l'arène : ils sautent, dansent, bondissent et rebondissent, ils crient infatigablement en bandissant leurs étendards coloriés. Mais quand sortent les lions, il se fait un grand silence, interrompu seulement par les mandibules infatigables, majestueuses...
Liberté sur parole (1958), Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll. « Poésie », 1966 (ISBN2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL ? (1949-1950), Travaux du poète — VIII, p. 53
Ce n'est pas assez, les crapauds et les couleuvres que profèrent les bouches d'égout. Vomissements de mots, purgation du langage mâché et remâché par des dents cariées, nausée où surnagent des restes de toute la nourriture qui nous fut donnée à l'école, et de tous ceux que, seuls ou en compagnie, nous avons mastiqués depuis des siècles.
Liberté sur parole (1958), Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll. « Poésie », 1966 (ISBN2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL ? (1949-1950), Travaux du poète — IX, p. 55
Les mots sont modelés sur des objets à notre échelle. Ils ont acquis leur efficacité en s'adaptant à des phénomènes ou à des évènements de notre monde quotidien. Aussi quand on aborde des réalités à une autre échelle, les mots deviennent facilement des obstacles.
Patience dans l'azur, Hubert Reeves, éd. du Seuil, 1988, p. 52
Je tâchai de retrouver au fond de ma mémoire, plus épuisée qu’une coupe vide, quelques mots de prière… Et des pensées libidineuses vinrent me tourmenter, pareilles à de rouges diablotins.
La Dame à la Louve, Renée Vivien, éd. Alphonse Lemaire, 1904, La Dame à la louve, p. 17
Je dis : « Bats-toi ». « Bats-toi », répétai-je. C'est l'effort et la lutte, c'est l'état de guerre perpétuel, ce sont les déchirures et les épissures — telle est la bataille quotidienne, la défaite ou la victoire, la poursuite qui nous absorbe. Les arbres, dispersés, se remirent en ordre ; le vert épais du feuillage s'éclaircit en une lueur dansante. Je les pris dans les filets d'une expression subite. Je les sauvai de l'informe par des mots.
La pensée n'est qu'un ensemble complexe de micro-contractions musculaires ou micro-sensations musculaires. Et même si vous pensez un mot abstrait, ce n'est jamais que la micro-formation rapide et inconsciente de ce mot par les muscles linguaux qui constitue votre pensée même.
Niourk, dans Œuvres complètes 1, Stefan Wul, éd. Lefrancq, coll. « Volumes », 1996, partie V, chap. IV, p. 309
Anne Calife sous le nom de Anne Colmerauer, La déferlante, 2003
Parler ? Avec des mots , ces hypocrites ! Laisse-moi rire ! Même les couleurs sont plus honnêtes, s'adaptent plus facilement, se mélangent bien mieux qu’eux.
Oui, des traîtres les mots, qu'il faut toujours interpréter, traduire, oui voilà ce qu'ils sont, de belles fleurs de dictionnaires secrétant un pistil moisi au fil des pages du Larousse.
La déferlante, Anne Calife, éd. Balland,2003, réédition Menthol House, 2003 (ISBN2-7158-1436-4), p. 21
Les mots sont coincés dans ma gorge, dégringolent vers mes chevilles, rampent sous terre
La déferlante, Anne Calife, éd. Balland,2003, réédition Menthol House, 2003 (ISBN2-7158-1436-4), p. 83