Julio Cortázar, né le 26 août 1914 à Ixelles (Belgique) et mort le 12 février 1984 dans le 10e arrondissement de Paris, est un écrivain argentin, auteur de romans et de nouvelles (tous en langue espagnole), établi en France en 1951 et qui, tout en conservant sa nationalité argentine, acquiert aussi la nationalité française vers la fin de sa vie, en 1981, comme acte de protestation contre la dictature militaire argentine de l'époque.
L’enfant cédait par moments au bercement, à la prière puis il reprenait avec un petit gémissement entrecoupé son inconsolable peine. Et la femme, à nouveau, murmurait des mots incompréhensibles, l’incantation des mères pour calmer l’enfant tourmenté par son corps ou par son âme, par la menace de la mort ou la menace de la vie.
« La porte condamnée », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 264
Il avait enfin tout le silence nécessaire pour dormir à poings fermés et ce silence lui pesait. Il se tournait et se retournait dans son lit comme vaincu par le silence qu’il avait obtenu par ruse et qu’on lui retournait entier et vengeur. Il pensa ironiquement qu’il regrettait les pleurs de l’enfant, que ce calme parfait ne lui suffisait pas pour dormir et moins encore pour rester éveillé. Il regrettait les pleurs de l’enfant et, quand il les entendit, beaucoup plus tard, faibles mais reconnaissables entre mille à travers la porte condamnée, il sut, au-delà de la peur, au-delà de la fuite en pleine nuit, que tout était bien ainsi et que la femme n’avait pas menti, qu’elle ne s’était pas menti en berçant l’enfant, en voulant que l’enfant se taise pour qu’ils puissent, eux, dormir.
« La porte condamnée », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 267
Nous sommes une drôle de famille. Dans un pays où les choses ne se font que par obligation ou forfanterie, nous aimons les occupations libres, le travail qui nous chante, les simulacres qui ne mènent à rien. Nous avons un défaut : nous manquons d’originalité. Presque tout ce que nous décidons de faire est inspiré – disons-le carrément, copié – de modèles célèbres. Si nous apportons quelque nouveauté c’est qu’elle était inévitable : les anachronismes ou les surprises, les scandales.
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Occupations bizarres, chap. Simulacres, p. 31
Ma fidèle secrétaire s’occupe ou voudrait s’occuper de tout. […] Les mots, par exemple, il ne se passe pas de jour qu’elle ne les brosse, les lustre, les range à leur place sur l’étagère, ne les prépare et ne les pare pour leur tâche journalière. S’il me vient aux lèvres quelque adjectif un peu inutile – parce qu’ils naissent tous hors de l’orbite de ma secrétaire et en quelque sorte hors de la mienne – la voilà crayon en main qui l’attrape et le tue sans lui donner le temps de se joindre au reste de la phrase et de survivre par mégarde ou habitude.
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Matière plastique, chap. Travail de bureau, p. 61
Il me faut ruser et, sous prétexte de rédiger un rapport, remplir quelques fiches roses ou vertes de mots qui me plaisent, avec leurs jeux et leurs bonds, leurs rageuses querelles. Ma fidèle secrétaire, pendant ce temps là, met de l’ordre dans le bureau, distraite en apparence mais prompt à la détente. A la moitié d’un vers qui naissait tout content, le pauvre, je l’entends qui pousse son horrible cri de censure, alors mon crayon revient au galop vers les mots interdits, les barre en toute hâte, ordonne le désordre, fixe, éclaircit et fait reluire, et ce qui reste est sûrement très bien, mais quelle tristesse, quel goût de trahison sur la langue, quelle gueule de patron avec sa secrétaire.
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Matière plastique, chap. Travail de bureau, p. 62
Je travaille depuis des années à l’UNESCO et autres organismes internationaux et je conserve malgré tout un certain sens de l’humour et surtout un remarquable pouvoir d’abstraction, c’est-à-dire que si un type ne me plaît pas, je l’efface aussi sec de la carte et pendant qu’il parle et qu’il parle, moi je passe à Melville. De la même façon, si une fille me plaît, je peux l’abstraire de sa robe et tandis qu’elle me parle du froid qu’il fait ce matin, j’admire tranquillement son petit nombril.
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Matière plastique, chap. Possibilités de l’abstraction, p. 68
Un tout petit Cronope cherchait la clef de la porte d’entrée sur la table de nuit, la table de nuit dans la chambre à coucher, la chambre à coucher dans la maison, la maison dans la rue. Là, le Cronope s’arrêta car, pour sortir, il lui fallait la clef de la porte.
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Histoires de Cronopes et Fameux, chap. Histoire, p. 135
Un Cronope trouve une fleur solitaire au milieu des champs. Il est sur le point de la cueillir. Mais il pense que c’est une cruauté inutile et il s’agenouille auprès de la fleur et joue joyeusement avec elle, à savoir : il caresse ses pétales, il souffle dessus pour qu’elle danse, il bourdonne comme une abeille, il respire son parfum et finalement il se couche à son ombre et s’endort dans une grande paix. La fleur pense : « Il est comme une fleur ».
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Histoires de Cronopes et Fameux, chap. Leurs histoires naturelles, p. 156-157
Il faut vous dire que les tortues sont de grandes admiratrices de la vitesse et c’est bien naturel. Les Espérances le savent et s’en fichent. Les Fameux le savent et se marrent. Les Cronopes le savent et chaque fois qu’ils rencontrent une tortue, ils sortent leur boite de craies de couleur et, sur le tableau rond de son dos, ils dessinent une hirondelle.
Cronopes et Fameux, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1998 (ISBN2-07-038577-9), partie Histoires de Cronopes et Fameux, chap. Leurs histoires naturelles, p. 157
Nous nous promenions sans nous chercher mais en sachant que nous nous promenions pour nous retrouver.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 1, p. 14
Remarque, nous nous connaissions à peine et déjà la vie tissait ce qu'il fallait pour nous séparer minutieusement. Comme tu ne savais pas dissimuler, j'ai tout de suite compris que pour te voir comme je le voulais il fallait d'abord fermer les yeux et alors surgissaient des étoiles jaunes, puis les bonds rouges de ton humeur et des heures, lente approche d'un monde sibyllin qui était confusion et maladresses mais aussi fougères, signées de l'araignée Klee, cirques Miró, miroirs de cendre Vieira da Silva, un monde où tu avançais comme un cavalier d'échecs qui eût avancé comme une tour qui eût avancé comme un fou.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 1, p. 16-17
Je touche tes lèvres, je touche d'un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s'entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu'elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.
Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s'enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l'eau.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 7, p. 46-47
Expliquer, expliquer, grognait Étienne. Vous, si vous ne nommez pas les choses vous ne les voyez même pas. Et ceci s’appelle un chien, et ceci s’appelle une maison, comme disait l’autre de Duino. Perico, il faut montrer, pas expliquer. Je peins donc je suis.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 9, p. 51
Prends le cas de Mondrian, disait Étienne. Devant lui, les signes magiques de Klee disparaissent. Klee jouait avec le hasard, les privilèges de la culture. Mondrian peut satisfaire la sensibilité pure tandis que pour Klee il faut un tas d’autres choses. Un raffiné pour les raffinés. Un Chinois, quoi. Mondrian, lui, peint l’absolu. Tu te mets à poil, tu te plantes devant un Mondrian et alors de deux choses l’une, ou tu vois ou tu ne vois pas. Le plaisir, les chatouilles, les allusions, les terreurs ou les délices sont complètement superflus.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 9, p. 51-52
Klee est beaucoup plus modeste car il exige la complicité multiple du spectateur, il ne se suffit pas à lui-même. Au fond, Klee est histoire et Mondrian intemporalité.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 9, p. 52
Faire du lecteur un complice, un compagnon de route. Le faire coïncider avec l’écriture puisque la lecture abolira le temps du lecteur, et le transportera vers celui de l’auteur.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 79, p. 455
Je me demande, quant à moi, si je parviendrai une bonne fois à faire comprendre que le véritable et l’unique personnage qui m’intéresse c’est le lecteur, dans la mesure où un peu de ce que j’écris devrait contribuer à le modifier, à le faire changer de position, à le dépayser, à l'aliéner.
Marelle, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2013 (ISBN978-2-07-029134-2), chap. 97, p. 504
On dessine comme ça une petite étoile en haut de la page, et voilà le champ opératoire nettement délimité. La main qui tient le bistouri descend vers une chair encore vierge, elle n’a qu’à effleurer la peau blanche pendant que le chirurgien entend comme de très loin la respiration profonde du temps ligoté, anesthésié. Mais qui dort, qui écoute ? On est déjà pris au piège d’un autre sommeil où l’on rêve qu’on s’est réveillé pour se mettre à écrire.
On dessine une petite étoile
« Les Discours du Pince-gueule », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 553
Il faut attendre, caché parmi les hautes herbes, qu’un grand nuage de l’espèce cumulus se trouve placé très exactement au-dessus de la ville exécrée. Il suffit alors de décocher la flèche pétrifiante, le nuage devient marbre, et le reste se passe de commentaires.
Façon très simple de détruire une ville
« Les Discours du Pince-gueule », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 555
Moi, je suis pour les machines, la preuve, je me promène à la campagne avec ma 4 L rouge Estérel, une couleur très chic, en voilà une machine obéissante comme une fleur, première, seconde, troisième, débrayage, ah qu’il fait lourd, baissons les vitres, ah, comme il pleut, actionnons l’essuie-glace zup zap, zup zap, tiens, il fait lourd à nouveau, et puis quelle voiture docile, quelle tenue de. Paf, elle s’arrête au beau milieu du trèfle. Ce n’est rien sans doute, contrôlons l’allumage. Non, mais ce n’est pas croyable, avant même de commencer mon checking qu’est-ce que je découvre, ma voiture fume. Mais si, mais si, elle fume, et en plus des Gitanes, c’est à ne pas y croire.
Tout ira plus ou moins bien jusqu’au jour où
« Les Discours du Pince-gueule », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 566
Ce n’est pas un phare, ma maison, ni un fort. J’habite un œil qui regarde sans but, un œil qui voit. Je sais qu’un jour il verra la sirène, l’alcyon, le léviathan, les sargasses, je sais qu’un soir je sortirai de ma maison pour rencontrer, sur la plage, un Hollandais qui me serrera dans ses bras.
Où j’habite
« Les Discours du Pince-gueule », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar, éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 571
Un vers admirable de Pablo Neruda : Mes créatures naissent d’un long refus me semble être la meilleure définition d’un processus où écrire est en quelque sorte exorciser, refuser des créatures envahissantes en les projetant dans un espace qui, paradoxalement, leur donne une existence universelle tout en les situant à l’autre extrémité du pont où le narrateur n’est déjà plus.
« Du conte bref et de ses alentours », dans Le tour du jour en quatre-vingts mondes, Julio Cortázar (trad. Laure Guille-Bataillon), éd. Gallimard, 1980 (ISBN2-07-020921-0), p. 175
Je connais un grand ramollisseur, un gars qui tout ce qu’il voit, il le voit mou, le ramollit rien qu’à le voir ; même pas en le regardant : lui, il ne regarde pas, il voit, et donc il se balade en voyant des trucs et tout est terriblement mou et lui, il est content parce qu’il n’aime pas du tout les trucs durs. À une époque, peut-être qu’il voyait dur, parce qu’il était encore capable de regarder, qui sait, et que celui qui regarde voit deux fois : il voit ce qu’il voit et en plus il est ce qu’il voit, ou du moins il pourrait l’être ou voudrait l’être ou voudrait ne pas l’être, manières toutes philosophiques et existentielles de se situer et de situer le monde.
Pour une anthropologie de poche
« Le tour du jour en quatre-vingts mondes », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 605
Que faire pour mon ami ? Rien, c’est évident. En tout cas le voir mais ne jamais le regarder ; comment pourrions-nous le regarder, là est la question, sans un terribilissime risque de dissolution ? Celui qui ne fait que voir ne doit qu’être vu ; morale mélancolique et prudente qui, j’en ai peur, dépasse les lois de l’optique.
Pour une anthropologie de poche
« Le tour du jour en quatre-vingts mondes », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 606
Parmi ses nombreuses propriétés magiques, elle a celle de changer de nom dès qu’elle traverse l’Atlantique ; en Espagne, elle s’appelle cordel, à Montevideo ou Buenos Aires piolín. Protagoniste ou intercesseur d’innombrables métamorphoses – son nom, ses formes, ses fonctions – la ficelle, que moi j’appelle piolín, est l’un des éléments qui peuplent indéniablement le musée de mon enfance, et qui, au fil de ma vie, a conservé un profond, un inexplicable contact avec ma vison du monde.
Sur d’autres usages du chanvre
« Territoires », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 984
Sur d’autres usages du chanvre
« Territoires », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 986
On se donne du mal et résultat : du millet. Tu te crèves à chanter et voilà : mémère se pointe et elle te change l’eau de l’abreuvoir. Quand elles te mettent une feuille de salade (des restes, les sales radines), elles en font tellement des tas que l’ordre de Malte à côté c’est de la gnognote : « Voilà pour le canari-chou, allez, mon trésor, cui-cui, cui-cui ! » Le canari-chou, mais qu’est-ce qu’elles croient ? D’abord je suis un canari du Harz au pedigree pur, ensuite chez Paul Hermanos, les collègues de volière m’avaient appelé Le Piaf qui valait trois milliards, parce que, quand je chante, moi, c’est du lourd.
Lot de dix griffouillages à profiter
« Territoires », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 993
À quoi servent l’inspiration et le talent quand le public n’est pas à la hauteur de l’artiste, bordel de merde ?
Lot de dix griffouillages à profiter
« Territoires », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 993
Discours de la non-méthode, méthode du non-discours, et ainsi va-t-on. Le mieux : ne pas commencer, s’approcher par où l’on peut. Aucune chronologie, la carte est si brouillée que ça n’en vaut pas la peine. Lorsque qu’il y aura des dates au pied, je les inscrirai. Ou pas. Lieux, noms. Ou pas. De toute façon toi aussi tu décideras ce qui te chante. La vie : faire du pouce, de l’autostop, hitchhiking : ça vient ou ça ne vient pas, les livres et les routes c’est pareil. Là il y en a un. Ils nous emmènent, nous laissent en plan ?
Rien de naïf quand le dadaïsme préfère faire des poèmes en découpant un dictionnaire et en mélangeant les mots dans un chapeau, ni quand le surréalisme revendique une activité extralivresque : détruire la cage dorée de la littérature traditionnelle, troquer la poésie de recueil contre une vie poétique.
« Théorie du tunnel. Notes pour une situation du surréalisme et de l’existentialisme » (1947), dans Produit du hasard : hypertexte et poésie combinatoire, Julio Cortázar, éd. PUL, 2019 (ISBN978-2-7297-0954-9), p. 43
Si le livre est perpétuellement symbole, l’irrévérence face à lui est tout aussi symbolique. La vraie bataille se livre lorsque deux attitudes envers l’homme et la réalité s’avèrent antagonistes. Et quand un surréaliste édite un livre en attachant des feuilles volantes à un petit arbre en fil de fer, ce défi violent, plein de raillerie, de mauvais goût et de colère, recouvre une critique d’un autre ordre : c’est la phase intermédiaire entre une étape de destruction achevée et la naissance d’une étape de construction, sur des bases essentiellement distinctes.
« Théorie du tunnel. Notes pour une situation du surréalisme et de l’existentialisme » (1947), dans Produit du hasard : hypertexte et poésie combinatoire, Julio Cortázar, éd. PUL, 2019 (ISBN978-2-7297-0954-9), p. 45
Les écrivains démultiplient les possibilités de la langue, l’amènent à sa limite, cherchant toujours une expression plus immédiate, plus proche du fait en soi qu’ils sentent et veulent manifester, c’est-à-dire une expression non esthétique, non littéraire, non idiomatique. L'ÉCRIVAIN EST L'ENNEMI POTENTIEL - ET AUJOURD'HUI BIEN RÉEL - DE LA LANGUE. Le grammairien le sait et c’est pour cela qu’il est toujours vigilant, dénonçant les abus et les transgressions, effrayé par cette lente dislocation d’un mécanisme que lui conçoit, ordonne et fixe comme une parfaite, une infaillible machine d’énonciation.
« Théorie du tunnel. Notes pour une situation du surréalisme et de l’existentialisme » (1947), dans Produit du hasard : hypertexte et poésie combinatoire, Julio Cortázar, éd. PUL, 2019 (ISBN978-2-7297-0954-9), p. 64
Le surréaliste est cet homme pour qui une certaine réalité existe : sa mission, c’est de la trouver.
« Théorie du tunnel. Notes pour une situation du surréalisme et de l’existentialisme » (1947), dans Produit du hasard : hypertexte et poésie combinatoire, Julio Cortázar, éd. PUL, 2019 (ISBN978-2-7297-0954-9), p. 85
Vivre en tant qu’auteur de contes dans un pays où cette forme d’expression est un produit presque exotique, oblige nécessairement à chercher dans d’autres littératures l’aliment qui y manque. Peu à peu, dans la langue originale ou à travers des traductions, on accumule presque avec rancune une énorme quantité de contes du passé et du présent, et voilà qu’un jour on peut faire un bilan, hasarder une approche, un jugement, de ce genre si difficile à évaluer, si fuyant dans ses aspects multiples et antagoniques, et finalement si secret et replié sur lui-même – escargot du langage, frère mystérieux de la poésie dans une autre dimension du temps littéraire.
« Quelques aspects du conte », conférence, Cuba, 1963 (texte publié dans Casa de las Américas (15-16, 1962-1963), puis compilé dans Obra Crítica 2 (1994))
« Quelques aspects du conte », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 12-13
Le roman et le conte peuvent être comparés analogiquement avec le cinéma et la photographie, dans la mesure où un film est en principe un « ordre ouvert », romanesque, alors qu’une photographie réussie présuppose en premier lieu une limite stricte, en partie imposée par le champ réduit qu’embrasse l’appareil et par la manière qu’a le photographe d’utiliser esthétiquement cette limite.
« Quelques aspects du conte », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 14
Un écrivain argentin, grand amateur de boxe, me disait que dans ce combat qui s’engage entre un texte passionnant et son lecteur, le roman l’emporte toujours aux poings alors que le conte doit gagner par knock-out. C’est vrai, en ce que le roman accumule progressivement ses effets sur le lecteur, alors qu’un bon conte est incisif, mordant, sans pitié dès les premières phrases. Qu’on ne comprenne pas cela trop littéralement, parce que le bon auteur de conte est un boxeur très astucieux, et beaucoup de ses coups initiaux peuvent sembler peu efficaces mais, en réalité, ils sapent déjà les résistances les plus solides de l’adversaire.
« Quelques aspects du conte ».
« Quelques aspects du conte », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 14-15
En littérature, il n’y a pas de bons sujets ni de mauvais sujets, il y a seulement un bon ou un mauvais traitement du sujet.
« Quelques aspects du conte ».
« Quelques aspects du conte », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 15
Un bon sujet attire tout un système de relations connexes, fait coaguler chez l’auteur, et plus tard chez le lecteur, une terrible quantité de notions, de choses entrevues, de sentiments; un bon sujet est comme un soleil, un astre auteur duquel tourne un système planétaire dont, souvent, on n’avait pas conscience jusqu’à ce que l’auteur, astronome de mots, nous en révèle l’existence. […] un bon sujet a quelque chose du système atomique, du noyau autour duquel tournent les électrons.
« Quelques aspects du conte ».
« Quelques aspects du conte », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 17
Cet homme qui, à un moment donné, choisit un sujet et en fait un conte sera un grand auteur si son choix contient – parfois sans qu’il ne le sache consciemment – cette fabuleuse ouverture de l’infime à l’immense, de la limite individuelle à l’essence même de la condition humaine. Tout conte amené à perdurer est comme la graine où dort l’arbre gigantesque. L’arbre grandira en nous, donnera de l’ombre dans notre mémoire.
« Quelques aspects du conte ».
« Quelques aspects du conte », dans Nouvelles, histoires et autres contes, Julio Cortázar (trad. Sylvie Protin), éd. Gallimard, 2008 (ISBN978-2-07-078544-5), p. 17
Un mot pouvait me fasciner. Il y avait les mots que j’aimais, ceux que je n’aimais pas, ceux qui avaient une certaine forme, une certaine couleur. Un de mes souvenirs d’enfance, c’est de me voir, étant malade (j’ai été un enfant assez maladif, je passais de longues périodes dans mon lit avec de l’asthme ou des pleurésies, des choses de ce genre), c’est de me voir, dis-je, écrire des mots avec mon doigt sur un mur. Je tendais le doigt et j’écrivais des mots, je les voyais prendre corps dans l’espace. Des mots dont beaucoup déjà étaient des mots fétiches, des mots magiques.
Entretiens avec Omar Prego, Omar Prego et Julio Cortázar (trad. Françoise Rosset), éd. Gallimard, 1986 (ISBN2-07-032339-0), chap. La fascination des mots, p. 34
Je crois que très jeune, mon malheur et mon bonheur en même temps ont été de ne pas accepter les choses telles qu'elles m’étaient offertes. Il ne me suffisait pas qu’on me dise « ceci est une table » ou que le mot « mère » fût le mot « mère », un point c’est tout. Au contraire, dans l’objet table et dans le mot mère commençait pour moi un itinéraire mystérieux que j'arrivais parfois à parcourir mais où parfois aussi je trébuchais. Bref : depuis mon enfance, ma relation avec les mots, avec l’écriture ne se différenciait pas de ma relation avec le monde en général. Il semble que je sois né pour ne pas accepter les choses telles qu’elles me sont données.
Entretiens avec Omar Prego, Omar Prego et Julio Cortázar (trad. Françoise Rosset), éd. Gallimard, 1986 (ISBN2-07-032339-0), chap. La fascination des mots, p. 37
Tout ce que j’ai écrit, aussi bien dans ma jeunesse qu’avant-hier, a été écrit d’un point de vue qui ne tient absolument pas compte d’un éventuel lecteur. C’est une sorte de règlement de comptes entre quelque chose qui rôde autour de moi, qui exige de moi une expression littéraire, et moi-même. Autrement dit : l’écrivain est véritablement seul dans le ring.
Entretiens avec Omar Prego, Omar Prego et Julio Cortázar (trad. Françoise Rosset), éd. Gallimard, 1986 (ISBN2-07-032339-0), chap. La fascination des mots, p. 45
[…] Je suis sûr que, si la détermination du militant lui faisait dire et écrire aussi des choses où son accent était peu reconnaissable, sa bonne foi, son désintéressement, sa modestie ne sont pas discutables. Le rôle officiel représentatif par lequel tout pouvoir politique essaie d'utiliser les écrivains n'a pas réussi à obscurcir sa véritable image. C'est à cette image qu'est lié pour moi le souvenir d'un homme dont l'affabilité et l'humour s'accompagnaient d'une sensibilité humaine et d'un sérieux profonds, d'un écrivain dont les capacités de représentation et d'invention ont été l'un des fruits les plus pleins de la culture littéraire de nos années passées. Je pense surtout à ses premiers recueils de récits, Bestiaire
(1951), Les Armes secrètes (1959), Fin d'un jeu (1964), Tous les Jeux le feu (1964), rassemblés en italien dans un volume Einaudi en 1965, sous le titre de Bestiario. Ces récits minutieux, obsédants, d'une tension qui peut virer à la tragédie, font germer le mystérieux, l'irrationnel, le terrible de la description du quotidien la plus corporelle. Je les préfère même aux romans, auxquels pourtant Cortázar doit beaucoup de sa renommée, comme Marelle, dans lesquels agit habituellement une petite société d'excentriques et d'anticonformistes en opposition avec la société bien-pensante, comme dans une application de la leçon de vie surréaliste. Les meilleures réussites de Julio Cortázar se trouvent selon moi dans les récits ou dans des textes encore plus courts, comme les Cronopes et fameux où l'agilité de son imagination obtient des résultats extraordinairement heureux. […] Avec Julio Cortázar disparaît un homme qui savait penser par images et découvrir à ce niveau une logique de liens et d’oppositions et de renversements en faisant resurgir un mode de la connaissance que désormais seule la poésie arrive parfois à rendre encore agissante.
(it) « L’uomo che lottò con una scala », La Republica, 14 février 1984
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Les classiques, chap. En mémoire de Cortázar, p. 415-416
Julio était un écrivain très étrange et très personnel, sans manies ni affectation, plein d’idées neuves; c’était aussi un être très sensible. Il a eu, ou il a, une grande influence sur notre littérature. Il m’a notamment influencée dans le maniement de la première et de la troisième personne, ce qui est pour moi un grand soulagement. La mort de Julio m’a semblé une incongruité. […] Lui qui savait à la perfection ne pas expliquer dans ses nouvelles, comme nous lui serions reconnaissants de nous expliquer à présent… je ne peux pas expliquer quoi, et puis les larmes existent.
Sentinelles de la nuit, Silvina Ocampo (trad. Anne Picard), éd. Des femmes, 2018 (ISBN978-2-7210-0681-3), chap. Analectes, p. 116–17