Mais mon oncle regardait au loin, vers le nuage qui s'avançait à l'horizon, et pensait : « Voilà, ce nuage, ce sont les Turcs, les vrais Turcs, et ceux-là, à mes côtés, qui chiquent du tabac, ce sont les vétérans de la chrétienté, et cette trombe qui retentit maintenant, c'est l'attaque, la première attaque de ma vie, et ce grondement et cette secousse, c'est le bolide qui se fiche en terre et que regardent avec un ennui paresseux les vétérans et les chevaux, c'est un boulet de canon, le premier boulet ennemi que je rencontre. Pourvu que n'arrive jamais le jour où il me faudra dire : voici le dernier. » […] Il pensait : « Je verrai les Turcs ! Je verrai les Turcs ! » Rien ne plaît tant aux hommes que d'avoir des ennemis et de voir ensuite s'ils sont réellement tels qu'ils les imaginaient.
Le Vicomte pourfendu, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, 2018 (ISBN978-2-07-271903-5), chap. II, p. 17-18
« Qui est-ce ? Un chat ? » Et lui : « C'est un homme. Un homme.
– Un homme qui miaule ?
– Eh, je soupire.
– Pourquoi ? Que te manque-t-il ?
– Il me manque une chose que tu as toi.
– Quoi donc ?
– Viens là que je te le dise. »
Le Baron perché, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-282362-6), chap. XIX, p. 239
« C'est chez vous, mon cher Chevalier, qu'il y a ce fameux philosophe qui vit sur les arbres, comme un singe ? » Et moi, flatté, je ne pus m'empêcher de lui répondre : « C'est mon frère, Monsieur, le baron de Rondeau. » Voltaire fut très surpris, peut-être aussi parce que le frère de ce phénomène lui apparaissait comme une personne des plus normales, et il se mit à me poser des questions comme : « Mais c'est pour approcher du ciel, que votre frère reste là-haut ?
– Mon frère, répondis-je, soutient que si l'on veut bien regarder la terre, il faut se tenir à la bonne distance, et le fameux Voltaire apprécia beaucoup la réponse.
– Jadis, c'était seulement la Nature qui créait des phénomènes vivants, conclut-il; maintenant, c'est la Raison. »
Le Baron perché, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-282362-6), chap. XX, p. 243
« Pourquoi est-ce que tu me fais souffrir ?
Parce que je t'aime. »
Et c'était lui, alors, qui se mettait en colère :
« Non, non tu m'aimes pas ! Qui aime veut le bonheur, pas le malheur.
– Qui aime veut seulement l'amour, fût-ce au prix de la douleur.
– Alors tu me fais souffrir exprès ?
– Oui, pour voir si tu m'aimes. »
La philosophie du baron se refusait à aller plus loin : « La douleur est un état négatif de l'âme.
– L'amour est tout.
– Il faut toujours lutter contre la douleur.
– L'amour ne se refuse rien.
– Il y a des choses que je n'accepterai jamais.
– Mais si, tu les acceptes puisque tu m'aimes et que tu souffres. »
Le Baron perché, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-282362-6), chap. XXII, p. 275
« Que veux-tu dire ? Que je suis jaloux ?
– Tu as raison d'être jaloux. Mais tu prétends soumettre la jalousie à la raison.
– Bien sûr : et ainsi je la rends plus efficace.
– Tu raisonnes trop. Pourquoi diable faudrait-il que l'amour soit soumis à la raison ?
– Pour t'aimer davantage. Si on accomplit chaque chose en raisonnant, on augmente son pouvoir.
– Tu vis dans les arbres et tu as la mentalité d'un notaire perclus par la goutte.
– C'est avec l'âme la plus simple qu'il faut vivre les entreprises les plus hardies. »
Le Baron perché, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-282362-6), chap. XXIII, p. 284-285
Sous les murs rouges de Paris, s’était déployée l’armée de France : Charlemagne devait passer les paladins en revue. Ils attendaient depuis trois grandes heures, dans la touffeur d’un après-midi de début d’été, un peu couvert, nuageux ; on mitonnait dans les cuirasses, comme dans des marmites mises à cuire à feu doux. Peut-être bien que, dans cet alignement imperturbable de chevaliers, quelqu’un déjà s’était évanoui, ou simplement assoupi : de toute façon, l’armure les maintenait bien cambrés sur leur selle, tous pareils.
Incipit du roman.
Le Chevalier inexistant (1959), Italo Calvino (trad. Maurice Javion), éd. du Seuil, coll. « Points », 1995 (ISBN2-02-023812-8), chap. I, p. 11
Il suffit que l'on commence à dire de quelque chose : « Que c'est beau, il faudrait vraiment le photographier ! », et on est aussitôt sur le terrain de ceux qui pensent que tout ce qui n'est pas photographié est perdu, que c'est comme si ça n'avait jamais existé, et que donc, pour vivre vraiment, il faut photographier le plus possible, et que, pour photographier le plus possible, il faut : soit vivre de la façon la plus photographiable possible, soit considérer comme photographiable chaque moment de son existence. La première voie conduit à la stupidité, la seconde à la folie.
« L’aventure d’un photographe », dans Les amours difficiles ; suivi de La vie difficile, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, 2023 (ISBN978-2-07-045111-1), p. 90-91
Le goût de la photo spontanée, naturelle, prise sur le vif, tue la spontanéité, éloigne le présent. La réalité photographiée prend aussitôt un caractère nostalgique, de joie enfuie sur l'aile du temps, un caractère commémoratif, même s'il s'agit d'une photo d'avant-hier. Et la vie que vous vivez pour la photographier est, dès le départ, autocommémoration. Croire que l'instantané est plus vrai que le portrait posé est un préjugé.
« L’aventure d’un photographe », dans Les amours difficiles ; suivi de La vie difficile, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, 2023 (ISBN978-2-07-045111-1), p. 92
Quelle que soit la personne, ou la chose, qu'on décide de photographier, on doit continuer à la photographier toujours, uniquement celle-là, à toutes les heures du jour et de la nuit. La photographie n'a de sens que si elle épuise toutes les images possibles.
« L’aventure d’un photographe », dans Les amours difficiles ; suivi de La vie difficile, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, 2023 (ISBN978-2-07-045111-1), p. 101
Chaque point de chacun de nous coïncidait avec chaque point de chacun des autres en un point unique qui était celui-là où nous nous trouvions tous.
« Tout en un point », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean Thibaudeau), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Cosmicomics, p. 69 (lire en ligne)
Si par la pensée je réussis à construire une forteresse d'où il est impossible de fuir, cette forteresse pensée sera ou bien semblable à la véritable - et en ce cas il est sûr que nous ne nous enfuirons jamais d'ici; mais du moins aurai-je trouvé la tranquillité de qui sait qu'il se trouve là où il est parce qu'il ne peut être ailleurs -, ou bien ce sera une forteresse d'où la fuite sera plus impossible encore que d'ici - et alors ce sera le signe qu'ici une chance de fuir existe: il suffira de déterminer le point où la forteresse pensée ne coïncide pas avec la véritable, pour la trouver.
« Le comte de Monte-Cristo », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean Thibaudeau), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Temps zéro, p. 400 (lire en ligne)
Que sera le genre humain au moment de son extinction ? Une certaine quantité d'information sur lui-même et sur le monde, une quantité finie puisqu'elle ne pourra plus se renouveler ni augmenter. Pendant un temps, l'univers a eu une occasion particulière de recueillir et d'élaborer de l'information, d'en créer, d'en faire naître là où il n'y avait rien à informer de rien : cela a été la vie sur la Terre et surtout le genre humain, sa mémoire, ses inventions pour communiquer et se souvenir.
« Le mémoire du monde », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Autres histoires cosmicomiques, p. 497 (lire en ligne)
En somme, en ne donnant pas certaines informations, on en donne plus que ce que l'on donnerait en les donnant. Le résultat final de notre travail sera un modèle où tout comptera en tant qu'information, même ce qui n'y sera pas. Alors seulement on pourra savoir, de tout ce qui a été, ce qui comptait réellement, c'est-à-dire ce qu'il y a eu vraiment, parce que le résultat final de notre documentation présentera en même temps ce qui est, a été et sera, et tout le reste ne sera rien.
« Le mémoire du monde », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Autres histoires cosmicomiques, p. 497-98 (lire en ligne)
Une masse d'informations froidement objectives, incontestables, risquerait de fournir une image éloignée de la vérité, de fausser le côté le plus spécifique de chaque situation. Supposons que, d'une autre planète, nous parvienne un message de pures données de fait, d'une clarté tout à fait évidente : nous ne lui prêterions aucune attention, nous ne nous en apercevrions même pas ; seul un message contenant quelque chose d'inexprimé, de douteux, de partiellement indéchiffrable forcerait le seuil de notre conscience, nous imposerait de le recevoir et de l'interpréter.
« Le mémoire du monde », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Autres histoires cosmicomiques, p. 499 (lire en ligne)
Si dans la mémoire du monde il n'y a rien à corriger, la seule chose qui reste à faire, c'est corriger la réalité là où elle ne concorde pas avec la mémoire du monde.
« Le mémoire du monde », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Autres histoires cosmicomiques, p. 502 (lire en ligne)
À la fin je commençai à y voir clair : il n'y avait pour elle qu'un seul objet d'admiration, une seule valeur, un seul modèle de perfection, c'était le néant.
Sa mésestime ne s'adressait pas à moi, mais à l'univers. Tout ce qui existait portait en soi un défaut d'origine : l'être lui paraissait une dégénération avilissante et vulgaire du non-être.
« Le rien et le peu », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Nouvelles histoires cosmicomiques, p. 511 (lire en ligne)
Le rien avait en lui un caractère absolu, une rigueur, une tenue qui faisaient apparaître comme approximatif, limité, chancelant tout ce qui prétendait posséder les qualités requises de l'existence ; dans ce qui est, si on le compare à ce qui n'est pas, la qualité inférieure, les impuretés, les défauts sautent aux yeux; en somme, il n'y a qu'avec le néant que l'on peut être sûr de soi. Cela dit, quelle conséquence devais-je en tirer ? Tourner le dos au tout, replonger dans le rien ? Comme si cela eût été possible ! Une fois mis en mouvement, le processus du passage du non-être à l'être ne pouvait plus être arrêté : le néant appartenait à un passé irrémédiablement fini.
« Le rien et le peu », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Nouvelles histoires cosmicomiques, p. 512 (lire en ligne)
Avec retard, comme d'habitude, je finis par comprendre qu'elle avait raison cette fois aussi. Avec le néant nous ne pouvions avoir d'autre contact qu'à travers le peu qu'il avait produit comme quintessence de son inanité; nous n'avions d'autre image du néant que notre pauvre univers. Tout le néant que nous pouvions trouver était là, dans le caractère relatif de ce qui est, parce que même le néant n'avait été autre qu'un néant relatif, un néant secrètement parcouru par des nuances et des tentations d'être quelque chose, s'il était vrai que dans un moment de crise de sa propre nullité il avait pu donner lieu à l'univers.
« Le rien et le peu », dans Cosmicomics : récits anciens et nouveaux, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2013 (ISBN978-2-07-045109-8), partie Nouvelles histoires cosmicomiques, p. 515 (lire en ligne)
L’homme qui chevauche longuement par des terres sauvages, le désir d’une ville le prend. Il finit par arriver à Isidora […]. Isidora est donc la ville de ses rêves : à une différence près. La ville rêvée le contenait lui encore jeune ; il arrive à Isidora déjà vieux. Sur la place, il y a le muret des vieux qui regardent passer la jeunesse ; il se trouve assis parmi eux. Les désirs sont déjà des souvenirs.
Les Villes invisibles, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2019 (ISBN978-2-07-288349-1), chap. I. Les villes et la mémoire, 2., p. 14
Marco Polo décrit un pont, pierre après pierre. – Mais quelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan. – Le pont n'est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l'arc qu'elles forment. Kublai Khan garde le silence, il réfléchit. Puis il ajoute : – Pourquoi est-ce que tu me parles des pierres ? Seul l'arc compte pour moi. Polo répond : – Sans pierres, il n'y a pas d'arc.
Les Villes invisibles, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2019 (ISBN978-2-07-288349-1), chap. V, p. 107
Kublai était un joueur d'échecs attentif; suivant les gestes de Marco, il observait que certaines pièces impliquaient ou excluaient le voisinage d'autres pièces et se déplaçaient selon certaines lignes. […] Il pensa : « Si chaque ville est comme une partie d'échecs, le jour où j'arriverai à en connaître les règles, je posséderai finalement mon empire, même si je n'arrive jamais à connaître toutes les villes qu'il contient. »
Les Villes invisibles, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2019 (ISBN978-2-07-288349-1), chap. VIII, p. 153-154
Le Grand Khan essayait de se prendre au jeu : mais désormais, c'était le pourquoi du jeu qui lui échappait. Le but de toute partie est une victoire ou une défaite : mais de quoi ?
Quel était le véritable enjeu ? À l'échec et mat, sous le pied du roi balayé par la main du vainqueur, il reste un carré noir ou blanc. À force de désincarner ses conquêtes pour les réduire à leur essence, Kublai était parvenu à l'opération extrême : la conquête définitive, dont les trésors aux mille formes de l'empire étaient de simples enveloppes illusoires, se réduisait à un morceau de bois raboté : le néant…
Les Villes invisibles, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2019 (ISBN978-2-07-288349-1), chap. VIII, p. 154-155
La ville pour qui passe sans y entrer est une, et une autre pour qui est pris par elle et n'en sort pas; une est la ville où on arrive pour la première fois, une autre celle qu'on laisse pour ne plus y revenir; chacune mérite un nom différent; peut-être ai-je déjà parlé d'Irene sous d'autres noms; peut-être n'ai-je jamais parlé que d'Irene.
Les Villes invisibles, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2019 (ISBN978-2-07-288349-1), chap. VIII. Les villes et le nom, 4., p. 158
L'enfer des vivants n'est pas quelque chose qui existera dans le futur; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons en restant ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première est facile pour le plus grand nombre : accepter l'enfer et en faire partie jusqu'à ne plus le voir. La deuxième est risquée et exige une attention et un apprentissage continus : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au beau milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire place.
Les Villes invisibles, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2019 (ISBN978-2-07-288349-1), chap. IX, p. 207-208
Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur. Détends‐toi. Recueille‐toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte ; là‐bas la télévision est toujours allumée. Dis‐le tout de suite aux autres : « Non, non, je ne veux pas regarder la télévision. » Lève la voix, sinon ils ne t’entendront pas : « Je suis en train de lire ! Je ne veux pas être dérangé. » Il se peut qu’ils ne t’aient pas entendu avec tout ce bazar ; dis‐le à haute voix, crie : « Je vais commencer le nouveau roman d’Italo Calvino ! » Ou si tu ne veux pas, ne le dis pas ; espérons qu’ils te laissent tranquille.
Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN978-2-07-045106-7), chap. I, p. 9
Te voilà donc prêt désormais à attaquer les premières lignes de la première page. Tu t’attends à reconnaître l’accent incomparable de l’auteur. Non. Tu ne le reconnais pas du tout. Mais à y regarder de près, a‐t‐on jamais dit que cet auteur avait un accent inimitable ? Tout au contraire, on sait bien qu’on a affaire à un auteur qui change beaucoup d’un livre à l’autre. Et c’est justement dans ces changements qu’on reconnaît que c’est bien lui.
Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN978-2-07-045106-7), chap. I, p. 17-18
Cela fait quelques pages que tu es engagé dans ta lecture et il serait temps qu'on te dise clairement si la gare dans laquelle je suis descendu d'un train en retard est une gare d'autrefois ou une gare d'aujourd'hui; alors que les phrases continuent à se mouvoir dans l'indéterminé, dans le gris, dans une espèce de no man's land de l'expérience réduite à son plus petit dénominateur commun. Fais attention : il s'agit sans doute d'un système destiné à t'impliquer petit à petit, à t'entraîner dans l'affaire sans que tu t'en rendes compte : un piège.
Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN978-2-07-045106-7), chap. Si par une nuit d'hiver un voyageur, p. 21-22
Tu jettes le livre par terre, tu le lancerais volontiers par la fenêtre, et même par la fenêtre fermée, à travers les lames des stores vénitiens, et qu'elles triturent ses in-folio incohérents, que les phrases les mots les morphèmes les phonèmes jaillissent sans plus pouvoir se recomposer en discours ; à travers les vitres, si ce sont des vitres incassables, encore mieux, balancer le livre réduit en photons, en vibrations ondulatoires, en spectres polarisés ; à travers le mur, que le livre se décompose en molécules et en atomes, en passant entre les atomes du ciment armé, en se décomposant entre électrons, neutrons, neutrinos en particules élémentaires toujours plus petites ; à travers les fils du téléphone, qu'il se réduise en impulsions électroniques, en flux d'information, concassé par les redondances et les bruits, et qu'il se dégrade dans une vertigineuse entropie. Tu voudrais le jeter hors de la maison, hors du pâté de maisons, hors du quartier, hors de la zone urbaine, hors du cadre territorial, hors de l'administration régionale, hors de la communauté nationale, hors du Marché commun, hors de la culture occidentale, hors de la plaque continentale, de l'atmosphère, de la biosphère, de la stratosphère, du champ gravitationnel, du système solaire, de la galaxie, de l'amas des galaxies, réussir à le balancer plus loin que le point où les galaxies sont arrivées dans leur expansion, là où l'espace-temps n'est pas encore parvenu, là où l'accueillerait le non-être, mieux encore : le n'être jamais ni l'avoir été ni le devoir être, à se perdre dans la négativité la plus absolue garantie indéniable. Voilà ce qu'il mérite, ni plus, ni moins.
Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN978-2-07-045106-7), chap. II, p. 40-41
La demoiselle, il t'a indiqué une demoiselle. Elle est là, entre deux étagères de la librairie […]. Et voilà la Lectrice qui fait son entrée réussie dans ton champ visuel, Lecteur, mieux, dans ton champ d'attention, mieux encore, c'est toi qui as pénétré dans un champ magnétique à l'attraction duquel tu ne peux plus échapper. Ne perds pas de temps, alors, tu tiens un bon argument pour engager la conversation, un terrain commun, rends-toi compte, tu peux faire étalage de tes lectures nombreuses et variées, lance-toi, qu'est-ce que tu attends ?
Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN978-2-07-045106-7), chap. II, p. 44-45
Il serait indiscret, Lecteur, de te demander ton âge, ton état civil, ta profession, tes revenus. Ce sont tes affaires, c'est toi que ça regarde. Ce qui compte, c'est l'état d'âme avec lequel maintenant, dans l'intimité de ta maison, tu essaies de rétablir le calme parfait pour t'immerger dans le livre, tu allonges les jambes, les replies, les allonges de nouveau. Mais quelque chose a changé depuis hier. Ta lecture n'est plus solitaire : tu penses à la Lectrice qui à ce même moment est en train elle aussi d'ouvrir le livre, et voilà que se superpose au roman à lire, un roman à vivre, la suite de ton histoire avec elle, ou mieux : le début d'une histoire possible. Regarde comme tu as changé depuis hier, toi qui soutenais que tu préférais un livre, cette chose solide, qui est là, bien définie, et dont on peut jouir sans risque, à une expérience vécue, toujours fugace, discontinue, contradictoire. Est-ce que cela veut dire que le livre est devenu un instrument, un canal de communication, un lieu de rencontre? La lecture n'en aura pas moins de prise sur toi : et même, quelque chose se trouve ajouté à ses pouvoirs.
Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino (trad. Martin Rueff), éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN978-2-07-045106-7), chap. II, p. 49
Écouter quelqu’un qui lit à haute voix, ce n’est pas la même chose que lire en silence. Quand tu lis, tu peux t’arrêter, ou survoler les phrases : c’est toi qui décides du rythme. Quand c’est un autre qui lit, il est difficile de faire coïncider ton attention avec le tempo de sa lecture : sa voix va ou trop vite ou trop lentement.
Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en échappant à leur difficulté sont hors jeu ; il est donc peu pertinent de demander à la littérature, étant donné un labyrinthe, de fournir elle-même la clef pour en sortir. Ce que la littérature peut faire, c'est définir la meilleure attitude pour trouver la sortie, même si cette sortie ne sera que passage d'un labyrinthe à un autre. Ce que nous voulons sauver, c'est le défi au labyrinthe, c'est une littérature du défi au labyrinthe que nous voulons extraire et distinguer de la littérature de la reddition au labyrinthe.
« La sfida al labirinto », Il Menabò di letteratura, no5, 1962[2]
« Le défi au labyrinthe », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 145
Le rapport entre philosophie et littérature est un combat. Le regard des philosophes traverse l'opacité du monde, en efface l'épaisseur charnue, réduit la variété de l'existant à un maillage de relations entre concepts généraux, fixe les règles en vertu desquelles un nombre fini de pions se déplaçant sur un échiquier épuise un nombre peut-être infini de combinaisons. Arrivent les écrivains, et ils remplacent les pièces abstraites de l'échiquier par des rois reines cavaliers tours, tous munis d'un nom, d'une forme déterminée, d'un ensemble d'attributs royaux ou chevalins, à la place de l'échiquier ils déploient des champs de bataille poussiéreux ou des mers en furie; et voilà que les règles du jeu volent en éclats, qu'un ordre différent de celui des philosophes se laisse peu à peu découvrir. Ou plutôt : ceux qui découvrent ces nouvelles règles du jeu sont à nouveau les philosophes, revenus à la charge pour démontrer que l'opération accomplie par les écrivains est réductible à l'une des leurs, que les tours et les fous spécifiquement déterminés n'étaient que des concepts généraux déguisés.
« Philosophy and Literature », The Times Literary Supplement, 28 septembre 1967[3]
« Philosophie et littérature », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 222
Pour qui écrit-on un roman ? Pour qui écrit-on un poème ? Pour des gens qui ont lu certains autres romans, certains autres poèmes. On écrit un livre pour qu'il puisse se juxtaposer à d'autres livres, pour qu'il prenne place sur une étagère hypothétique et, ce faisant, la modifie de quelque façon, déloge tels autres volumes ou les fasse reculer au deuxième rang, réclame qu'on en promeuve d'autres au premier.
« Pour qui écrit-on ? (L’étagère hypothétique) », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 235
Dans la façon dont la culture d'aujourd'hui voit le monde, une tendance affleure en même temps dans différents domaines : de plus en plus, le monde dans ses divers aspects est vu comme discret plutôt que comme continu. J'emploie le terme « discret » dans son acception mathématique : quantité « discrète », c'est-à-dire qui se compose de parties séparées. Hier encore, la pensée nous apparaissait comme quelque chose de fluide, évoquant en tous des images linéaires (un fleuve qui s'écoule, un fil qui se déroule), ou des images gazeuses (une espèce de nuage, tant il est vrai qu'on parlait volontiers d'« esprit »); alors qu'aujourd'hui, nous avons tendance à la voir comme une série d'états discontinus, de combinaisons d'impulsions sur un nombre fini (un nombre énorme mais fini) d'organes sensoriels et de contrôle. Les cerveaux électroniques, s'ils sont encore loin de produire toutes les fonctions d'un cerveau humain, sont cependant d'ores et déjà en mesure de nous fournir un modèle théorique convaincant des processus les plus complexes de notre mémoire, de nos associations mentales, de notre imagination, de notre conscience.
Conférence, Turin, Milan, Gênes, Rome, Bari, 24-30 novembre 1967[5].
« Cybernétique et fantômes (Notes sur la littérature comme processus combinatoire) », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 246-247
De même qu'aucun joueur d'échecs ne vivra assez longtemps pour épuiser les combinaisons des déplacements possibles des trente-deux pièces sur l'échiquier, de même nous savons - étant donné que notre esprit est un échiquier mettant en jeu des centaines de milliards de pièces - qu'une vie aussi longue que l'univers ne suffirait pas pour qu'on parvienne à en jouer toutes les parties possibles. Mais nous savons aussi que toutes les parties sont implicites dans le code général des parties mentales, par le biais duquel chacun de nous formule d'instant en instant ses pensées, foudroyantes ou paresseuses, nébuleuses ou cristallines.
Conférence, Turin, Milan, Gênes, Rome, Bari, 24-30 novembre 1967[5].
« Cybernétique et fantômes (Notes sur la littérature comme processus combinatoire) », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 247-248
Ce qui […] m'intéresse, c'est tout ce qui est appropriation véritable de l'espace et des objets célestes, c'est-à-dire connaissance : en dehors de notre cadre limité et certainement trompeur, définition d'un rapport entre nous et l'univers extra-humain. La lune, dès l’Antiquité, a signifié pour les hommes ce désir, et c'est ainsi que s'explique la dévotion lunaire des poètes. Mais la lune des poètes a-t-elle quelque chose à voir avec les images laiteuses et piquetées que nous transmettent les fusées ? Peut-être pas encore; mais le fait que nous soyons obligés de repenser la lune d'une manière nouvelle nous amènera à repenser d'une manière nouvelle bien des choses. […]. Ceux qui aiment vraiment la lune ne se contentent pas de la contempler comme une image conventionnelle, ils veulent entrer plus étroitement en relation avec elle, ils veulent voir davantage dans la lune, ils veulent que la lune en dise davantage. Le plus grand écrivain de la littérature italienne de tous les temps, Galilée, dès qu'il se met à parler de la lune, élève sa prose à un degré prodigieux de précision et d'évidence, en même temps que de raréfaction lyrique. Et la langue de Galilée fut l'un des modèles de celle de Leopardi, grand poète lunaire…
« Le rapport avec la lune », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 269-270
Galilée ne fait pas usage du langage comme d'un instrument neutre, il fait preuve de conscience littéraire, d'une incessante participation expressive, imaginative, et même lyrique. Lorsque je lis Galilée, j'aime chercher les passages où il parle de la Lune : c'est la première fois que la Lune devient pour les hommes un objet réel, que l'on décrit minutieusement comme une chose tangible, et pourtant, dès que la Lune apparaît, on sent dans la prose de Galilée une sorte de raréfaction, de lévitation : on s'élève dans une suspension enchantée.
« Deux interviews sur science et littérature », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 274
Lorsque j'ai dit que Galilée reste le plus grand écrivain italien, Carlo Cassola(it) a bondi pour dire : Comment ça ! Je croyais que c'était Dante ! Merci, belle découverte.
D'abord, je voulais dire écrivain en prose; dans ce cas, la question se joue entre Machiavel et Galilée, et là, je suis tout de même un peu gêné, parce que Machiavel aussi, je l'aime beaucoup. Ce que je peux dire, c'est que dans la direction où je travaille maintenant, je trouve davantage à me nourrir chez Galilée, quant à la précision du langage, à l'imagination scientifico-poétique, à la construction de conjectures. Mais Galilée - dit Cassola - était un scientifique, pas un écrivain. Cet argument me semble facile à démonter : de la même façon, Dante faisait lui aussi, dans un contexte culturel différent, œuvre encyclopédique et cosmologique, lui aussi cherchait à travers la parole littéraire à construire une image de l'univers. C'est là une vocation profonde de la littérature italienne qui se transmet de Dante à Galilée : l'œuvre littéraire comme carte du monde et du connaissable, l'écriture animée par un élan cognitif qui ressortit tantôt à la théologie, tantôt à la spéculation, tantôt à la sorcellerie, tantôt à l'ambition encyclopédique, tantôt à la philosophie naturelle, tantôt à l'observation transfigurante et visionnaire.
« Deux interviews sur science et littérature », dans Tourner la page, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2021 (ISBN978-2-07-014004-6), p. 275
Dans un premier temps j'avais eu l'idée de créer deux personnages : monsieur Palomar et monsieur Mohole. Le nom du premier vient de Mount Palomar, le célèbre observatoire astronomique californien. Le nom du second est celui d'un projet de forage de la croûte terrestre qui, s'il venait à être réalisé, atteindrait à des profondeurs sans pareilles jusqu'aux entrailles de la terre. Les deux personnages auraient dû tendre, respectivement, Palomar vers le haut, le dehors, les aspects multiformes de l'univers, Mohole vers le bas, l'obscur, les abîmes intérieurs. Je me proposais d'écrire des dialogues basés sur le différend entre les deux per-sonnages, l'un qui voit les faits minimes de la vie quotidienne dans une perspective cosmique, l'autre qui ne se soucie que de découvrir ce qu'il y a dessous et ne dit que des vérités déplaisantes.
On pourra me demander pourquoi, au lieu de parler du livre que j'ai écrit, je parle de celui que je n'ai pas écrit et qui n'a rien à voir avec celui que vous avez en main. Mais peut-être est-il impossible de parler de son propre livre (lequel ne devrait pas avoir besoin des commentaires de l'auteur) autrement qu'« en négatif », c'est-à-dire en parlant des projets qu'on a dû écarter pour en arriver à celui-ci.
Les silences de monsieur Palomar, qui au début du livre se traduisent en un flux serré de phrases, tournent davantage, à mesure qu'on s'approche de la fin, à la rumination anxieuse. En relisant le tout, je m'aperçois que l'histoire de Palomar peut se résumer en deux phrases : « Un homme se met en marche pour atteindre, pas à pas, la sagesse. Il n'est pas près d'arriver. »
La lune, l'après-midi, personne ne la regarde, et c'est pourtant le moment où elle aurait le plus besoin de notre intérêt, vu que son existence est encore incertaine. C'est une ombre blanchâtre affleurant dans l’azur intense du ciel, chargé de lumière solaire ; qui nous assure qu'elle parviendra cette fois encore à prendre forme et brillance ? Elle est si fragile, et si pâle, et si fine ; elle ne commence à prendre un contour net comme l'arc d'une faux que d'un seul côté, mais le reste est encore tout gorgé de bleu céleste.
La lune est le plus changeant des corps de l'univers visible, et le plus régulier dans ses habitudes compliquées : elle ne manque jamais à ses rendez-vous et on peut toujours guetter sa venue, mais si on la laisse quelque part on la retrouve toujours ailleurs, et si on se rappelle son visage tourné d'une certaine façon, voilà que déjà elle a changé de pose, peu ou prou. Mais en tout cas, si on la suit pas à pas, on ne se rend pas compte qu'imperceptiblement elle nous échappe. Seule l'intervention des nuages peut créer l'illusion d'une course ou d'une métamorphose rapides, ou plutôt donner une voyante évidence à ce qui autrement échapperait au regard.
Mars, bien que se trouvant près du grand miroir lunaire inondé de lumière blanche, se détache impérieusement dans son éclat obstiné, son jaune concentré et dense, différent de tous les autres jaunes du firmament, au point qu'on finit par convenir qu'on l'appellera rouge, et dans les moments inspirés par le voir rouge pour de bon.
Monsieur Palomar, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-278726-3), chap. 1.3.2. L’œil et les planètes, p. 57
Mars, au télescope, apparaît comme une planète plus perplexe qu'elle n'en a l'air à l’œil nu : on dirait qu'elle a une foule de choses à communiquer dont on ne parvient à saisir qu'une petite partie, comme dans des propos bredouillés et crachoteux. […] Il lui semble que, si la planète Mars est depuis Schiaparelli(it) celle dont on a dit tout et n'importe quoi, provoquant alternativement illusions et désillusions, cela tient à la difficulté qu'il y a à établir un rapport avec elle, comme avec une personne au caractère difficile. (A moins que la difficulté de caractère ne soit toute du côté de monsieur Palomar : c'est en vain qu'il tente d'échapper à la subjectivité en se réfugiant parmi les corps célestes.)
Monsieur Palomar, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-278726-3), chap. 1.3.2. L’œil et les planètes, p. 58-59
Le faste véritable de cette planète luxueuse, ce sont ses satellites étincelants, maintenant tous les quatre bien en vue le long d'une ligne oblique, comme un sceptre resplendissant de joyaux. Découvertes par Galilée, […] les petites lunes de Jupiter semblent irradier une ultime lueur de la Renaissance néoplatonicienne, comme si elles ignoraient que l'ordre impassible des sphères célestes s'est évanoui, précisément à cause de leur découvreur. Un rêve de classicisme enveloppe Jupiter ; en fixant cette planète dans son télescope, monsieur Palomar s'attend d'un moment à l'autre à une transfiguration olympienne. […] S'il est normal et bon que l'imagination vienne au secours de la faiblesse de la vue, elle doit être instantanée et directe comme le regard qui la met en branle. Quelle était la première similitude qui lui était venue à l'esprit et qu'il avait écartée parce qu'elle lui semblait incongrue? Il avait vu la planète ondoyer, ses satellites alignés comme de petites bulles d'air montant des branchies d'un poisson des abîmes, rond, strié et luminescent...
Monsieur Palomar, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi), éd. Gallimard, 2019 (ISBN978-2-07-278726-3), chap. 1.3.2. L’œil et les planètes, p. 61-62
Dès son apparition dans les vers des poètes, la lune a toujours eu le pouvoir de communiquer une sensation d'impondérabilité, de suspens, d'enchantement silencieux et calme. Ma première intention était de consacrer toute cette conférence à la lune : de suivre les occurrences de la lune dans la littérature de tous les temps et de tous les pays. Puis j'ai décidé que la lune revenait de droit au seul Leopardi. Car le miracle leopardien fut d'ôter son poids au langage, au point de lui conférer une apparence de clarté lunaire. Dans les poèmes de Leopardi, les nombreuses apparitions de la lune n'occupent chaque fois que quelques vers, mais c'est assez pour répandre sa clarté sur toute la composition ou pour y projeter l'ombre de son absence.
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Légèreté, p. 30-31
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Légèreté, p. 50-51 (lire en ligne)
L'œuvre littéraire est une de ces menues portions en quoi l'existant se cristallise, prend forme, acquiert un sens qui n'est nullement figé, ni définitif, ni raidi dans une immobilité minérale, mais aussi vivant qu'un organisme. La poésie est la grande ennemie du hasard, bien qu'elle-même fille du hasard, et consciente qu'en dernière instance il gagnera la partie. « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. »
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Exactitude, p. 64
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Exactitude, p. 116 (lire en ligne)
Si Les Villes invisibles reste celui de mes livres où je crois avoir dit le plus de choses, c'est parce que j'ai pu concentrer en un unique symbole toutes mes réflexions, toutes mes expériences, toutes mes conjectures; et parce que j'ai construit une structure à facettes où chaque court texte, côtoyant le voisin sans que leur succession implique un rapport causal ou hiérarchique, se trouve pris dans un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées et plurielles. Dans Les Villes invisibles, toute notion et toute valeur apparaît double : même l'exactitude. À un certain moment, Kublai Khan incarne la tendance qu'a l'intellect à rationaliser, à géométriser, à algébriser, et il réduit la connaissance de son empire à une combinatoire de pièces sur un échiquier: les villes que Marco Polo lui décrit avec force détails, il les représente par telle ou telle disposition des tours, des fous, des cavaliers, du roi, de la reine, des pions, sur les cases blanches et noires. Au terme de l'opération, il lui faut conclure que l'objet de ses conquêtes n'est autre que le bout de bois sur lequel chaque pièce se pose : un emblème du rien…
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Exactitude, p. 65-66
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Exactitude, p. 118-119 (lire en ligne)
De ce combat avec la langue, de cette poursuite de quelque chose qui échappe encore à l'expression, c'est Léonard de Vinci qui offre l'exemple le plus significatif; dans l'extraordinaire document que sont les carnets, on voit Léonard affronter la langue, une langue touffue et noueuse, à la recherche de l'expression la plus riche, la plus subtile, la plus précise. Les états successifs de l'idée traitée […] montrent bien, chez Léonard écrivain, quelles forces il engageait dans l'écriture en tant qu'instrument de connaissance, et combien il préférait, pour tous ses livres en projet, le procès de la recherche à l'achèvement d'un texte à publier.
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Exactitude, p. 69
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Exactitude, p. 125 (lire en ligne)
Léonard, qui se présentait lui-même comme le contraire d'un lettré (« omo senza lettere »), avait un rapport difficile au langage écrit. Personne au monde n'était plus savant et plus sage, mais son ignorance du latin et de la grammaire l’empêchait de communiquer par écrit avec les doctes de son temps. Sans doute se sentait-il capable de fixer dans le dessin, mieux que dans la langue, une large part de son savoir. (« O scrittore, con quali letere scriverai tu con tal perfezione la intera figurazione qual fa qui il disegno? » [« Où trouveras-tu, toi qui écris, des lettres qui figurent aussi parfaitement tout ce que le dessin figure ici? »] demandait-il dans ses carnets d'anatomie.) Et ce n'est pas seulement la science, mais aussi la philosophie qu'il était convaincu de mieux transmettre par la peinture et le dessin. Reste qu'il éprouvait constamment le besoin d'écrire, de recourir à l'écriture pour explorer le monde, ses secrets, la diversité de ses manifestations, comme pour donner forme à ses propres rêveries, émotions ou rancœurs.
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Exactitude, p. 69-70
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Exactitude, p. 126-127 (lire en ligne)
En de nombreux domaines l'excès d'ambition est critiquable, mais non pas en littérature. La littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre. Il faut que poètes et écrivains se lancent dans des entreprises que nul autre ne saurait imaginer, si l'on veut que la littérature continue de remplir une fonction. Depuis que la science se défie des explications générales, comme des solutions autres que sectorielles et spécialisées, la littérature doit relever un grand défi et apprendre à nouer ensemble les divers savoirs, les divers codes, pour élaborer une vision du monde plurielle et complexe.
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Multiplicité, p. 95
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Multiplicité, p. 179 (lire en ligne)
Qui sommes-nous, qu'est chacun de nous, sinon une combinaison d'expériences, d'informations, de lectures, de rêveries ? Chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d'objets, un échantillonnage de styles, où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possibles.
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Multiplicité, p. 103
Leçons américaines, Italo Calvino (trad. Yves Hersant), éd. Seuil, 2001 (ISBN2-02-041342-6), chap. Multiplicité, p. 194 (lire en ligne)
Jusqu'au moment qui précède celui où nous commençons à écrire, nous avons le monde à notre disposition - ce qui, pour chacun de nous, constitue le monde, une somme d'informations, d'expériences, de valeurs -, le monde donné en bloc, sans un avant ni un après, le monde comme mémoire individuelle et comme potentialité implicite; et nous, nous voulons extraire de ce monde un discours, un récit, un sentiment : ou peut-être, plus exactement, nous voulons accomplir une opération qui nous permette de nous situer dans ce monde.
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Appendice. Commencer et finir, p. 105
Étudier les zones de frontières de l'œuvre littéraire, c'est observer les modalités dans lesquelles l'opération littéraire comporte des réflexions qui vont au-delà de la littérature mais que seule la littérature peut « exprimer ».
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire, chap. Appendice. Commencer et finir, p. 106
« D'int'ubagu », du fond de l'opaque j'écris, en reconstruisant la carte d'un ensoleillé qui n'est qu'un axiome invérifiable pour les calculs de la mémoire, le lieu géométrique du moi, d'un moi dont mon moi a besoin pour se savoir lui-même, le moi qui sert seulement pour que le monde reçoive continuellement des nouvelles de l'existence du monde, un instrument dont le monde dispose pour savoir s'il y est.
Les classiques sont ces livres dont on entend toujours dire : « je suis en train de le relire… » et jamais : « je suis en train de le lire… »
« Italiani, vi esorto ai classici », L'Espresso, 28 juin 1981, première traduction française dans La machine littérature : essais (trad. Michel Orcel et François Wahl), Seuil, (ISBN2-02-006682-3, lire en ligne), p. 103.
« Pourquoi lire les classiques », dans Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino (trad. Michel Orcel et François Wahl), éd. Seuil, 1996 (ISBN2-02-025910-9), p. 7 (lire en ligne)
Toute relecture d’un classique est une découverte, comme la première lecture.
« Pourquoi lire les classiques », dans Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino (trad. Michel Orcel et François Wahl), éd. Seuil, 1996 (ISBN2-02-025910-9), p. 9 (lire en ligne)
Un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire.
« Pourquoi lire les classiques », dans Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino (trad. Michel Orcel et François Wahl), éd. Seuil, 1996 (ISBN2-02-025910-9), p. 9 (lire en ligne)
Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur.
« Pourquoi lire les classiques », dans Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino (trad. Michel Orcel et François Wahl), éd. Seuil, 1996 (ISBN2-02-025910-9), p. 12 (lire en ligne)
Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l’actualité qui en est la plus éloignée règne en maître.
« Pourquoi lire les classiques », dans Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino (trad. Michel Orcel et François Wahl), éd. Seuil, 1996 (ISBN2-02-025910-9), p. 12 (lire en ligne)
Des personnages filiformes, animés d’une mobilité sautillante, s’allongent, se contorsionnent, dansent comme de légers griffonnages; c’est ainsi que Paul Klee[9], en 1911, illustrait le Candide de Voltaire, donnant forme visuelle — je dirais presque musicale — à la joyeuse énergie que ce livre — au-delà de sa trame serrée de références à une époque et à une culture — continue de communiquer au lecteur de notre siècle.
Introduction à l’édition italienne de Candide de Voltaire, 1974[10].
« Candide ou la vélocité », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Marcel Orcel), éd. Seuil, 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, chap. Les classiques, p. 220
Dessins d'illustration du Candide de Voltaire par Klee, 1920
Des sentinelles furent placées aux portes, ainsi qu'une pancarte qui interdisait l'entrée, « à cause des grandes manœuvres, pour toute la durée de celles-ci ». C'était un expédient, pour que l'on pût mener l'enquête en grand secret. Les chercheurs qui avaient l'habitude de se rendre à la bibliothèque tous les matins, emmitouflés dans leurs manteaux, avec des écharpes et des passe-montagnes pour ne pas se geler, durent faire marche arrière. Ils se demandaient, perplexes : « Comment ça, les grandes manœuvres dans la bibliothèque ? Ne vont-ils pas mettre du désordre ? Et la cavalerie ? Vont-ils faire aussi du tir ? »
« Un général dans la bibliothèque », dans La Grande Bonace des Antilles : nouvelles, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, 1995 (ISBN2-02-021737-6), p. 76 (lire en ligne)
La forêt des livres, au lieu de s'éclaircir, semblait devenir de plus en plus enchevêtrée et insidieuse. Les officiers se seraient perdus, n'eût été l'aide fournie par M. Crispino. […] M. Crispino s'approchait du lieutenant Lucchetti, qui refermait furieusement un tome en disant: « C'est du beau ! Ils ont ici le culot d'exprimer des doutes sur la pureté des idéaux des croisades! Oui, messieurs, des croisades ! » Et M. Crispino, tout souriant : « Ah, si vous devez dresser un procès-verbal sur cet argument, je peux vous suggérer quelques autres livres où vous trouverez plus de détails. » Et il ramenait la moitié d'un rayonnage. Le lieutenant Lucchetti fonçait tête baissée, et pendant une semaine on l'entendait feuilleter et murmurer : « Ces croisades alors ! C'est du beau ! »
« Un général dans la bibliothèque », dans La Grande Bonace des Antilles : nouvelles, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, 1995 (ISBN2-02-021737-6), p. 77-78 (lire en ligne)
L’esprit de Fedina et de ses hommes était en proie à des sentiments opposés : d'une part, ils découvraient à chaque instant de nouvelles curiosités à satisfaire et prenaient goût à ces lectures et à ces études comme jamais auparavant ils ne l'auraient imaginé; d'autre part, ils se demandaient quand ils reviendraient parmi les gens et reprendraient contact avec la vie, qui leur apparaissait à présent d'autant plus complexe, presque renouvelée à leurs yeux; et d'autre part encore, l'approche du jour où ils quitteraient la bibliothèque leur donnait beaucoup d'appréhension, parce qu'il fallait qu'ils rendent compte de leur mission, et, avec toutes les idées qui se mettaient à jaillir dans leurs têtes, ils ne savaient plus comment s'en sortir.
« Un général dans la bibliothèque », dans La Grande Bonace des Antilles : nouvelles, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, 1995 (ISBN2-02-021737-6), p. 79 (lire en ligne)
Si l'on admet que le travail de l'écrivain peut être influencé par le milieu où il s'accomplit, par les éléments du décor qui l'entoure, on doit alors reconnaître que Turin est la ville idéale pour écrire. Je ne sais pas comment on peut écrire dans une de ces villes où les images du présent sont si exubérantes, si imposantes qu'elles ne laissent aucune marge d'espace et de silence. Ici, à Turin, on arrive à écrire parce que le passé et l'avenir ont plus d'évidence que le présent, les lignes de force du passé et la tension vers l'avenir donnent un sens concret aux images discrètes et ordonnées de l'actuel. Turin est une ville qui invite à la rigueur, à la linéarité, au style. Elle invite à la logique et ouvre, à travers la logique, une voie vers la folie.
Note, 1960
« L’écrivain et la ville », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 14
Avant d’être une ville du monde réel, Paris, pour moi comme pour des millions d’autres personnes de tous les pays, a été une ville imaginée à travers les livres, une ville que l’on s’approprie par la lecture.
Entretien avec Valerio Riva, 1974
« Ermite à Paris », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 84
Mon bureau est comme une île : il pourrait se trouver ici comme dans un autre pays.
« Ermite à Paris », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 86
Il y a un point invisible, anonyme, qui est celui à partir duquel on écrit, et c'est pour cela qu'il m'est difficile de définir le rapport entre le lieu où j'écris et la ville qui l'entoure. Je peux très bien écrire dans les chambres d'hôtel, dans cette sorte d'espace abstrait, anonyme, que sont les chambres d'hôtel, où je retrouve devant moi la page blanche, sans alternative, sans issue. Ou peut-être est-ce là une condition idéale valable surtout quand j'étais plus jeune, et que le monde était là, juste au-delà de la porte, avec sa densité de signes; il m'accompagnait partout, il avait tellement de consistance qu'il me suffisait de m'en écarter d'un pas pour pouvoir écrire sur lui. A présent quelque chose a dû changer, je n'écris bien que dans un endroit qui m'appartient, avec des livres à portée de la main, comme si j'avais besoin de consulter toujours on ne sait trop quoi. Ce n'est peut-être pas pour les livres en eux-mêmes, mais pour une sorte d'espace intérieur qu'ils forment, comme si je m'identifiais à ma bibliothèque idéale.
« Ermite à Paris », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 89-90
Paris est une œuvre de consultation gigantesque, c'est une ville que l'on consulte comme une encyclopédie : dès la première page, elle donne toute une série d'informations, d'une richesse qu'aucune autre ville n'égale.
« Ermite à Paris », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 90
Ma rencontre matérielle avec l'Amérique a été une expérience vraiment belle : New York est une de mes villes, et en effet, toujours pendant les années soixante, dans Cosmicomics, mais aussi dans Temps zéro, il y a des récits qui se déroulent justement à New York. De l'autre côté de l'Atlantique je sens que j'appartiens à la majorité des Italiens qui vont en Amérique avec beaucoup de facilité
- désormais on en compte des millions et des millions - et non de la minorité qui reste en Italie ; peut-être parce que la première fois où je suis allé en Amérique avec mes parents j'avais un an. Quand je suis revenu aux États-Unis à l'âge adulte, j'avais un grant de la Ford Foundation qui me donnait le droit de parcourir les États-Unis en long et en large, sans aucune obligation; évidemment j'en ai fait le tour, j'ai voyagé dans le Sud, et même en Californie, mais je me sentais très new-yorkais : New York est ma ville.
Entretien avec Ugo Rubeo, Palerme, septembre 1984, publié en dans Mal d’America. Da mito a realtà, Ruiniti, 1987.
« New York est ma ville », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 175
La ville que j'ai sentie comme ma ville plus que n'importe quelle autre est New York. J'ai même écrit une fois, en imitant Stendhal, que je voulais que sur ma tombe on écrive « new-yorkais ». Cela avait lieu en 1960. Je n'ai pas changé d'avis, bien que depuis ce temps-là j'aie vécu la plupart du temps à Paris, ville dont je ne me détache que pour de brèves périodes et où peut-être, si j'ai la possibilité de choisir, je mourrai. Mais chaque fois que je vais à New York, je la trouve plus belle et plus proche d'une forme de ville idéale.
Peut-être parce que c'est une ville géométrique, cristalline, sans passé, sans profondeur, apparemment sans secrets; raison pour laquelle c'est la ville qui en impose le moins, la ville dont je peux avoir l'illusion que je la maîtrise avec l'esprit, que je peux la penser tout entière au même instant.
(it)Maria Corti(it), « Intervista: Italo Calvino », Autografo, vol. 2, no6, octobre 1985, p. 47-53.
« Entretien avec Maria Corti », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 183
Pour moi, les processus de l’imagination suivent des itinéraires qui coïncident pas toujours avec ceux de la vie. Le paysage natal et familial est celui qu’on ne peut repousser ou cacher; San Remo(it) continue à ressortir dans mes livres, dans les perspectives et les raccourcis les plus divers, surtout vu du haut, et la ville est particulièrement présente dans un certain nombre des Villes invisibles. Naturellement je parle de San Remo tel qu'il était il y a trente ou trente-cing ans, et surtout il y a cinquante ou soixante ans, quand j'étais enfant.
Toute investigation ne peut que partir de ce noyau d'où se développent l'imagination, la psychologie, le langage ; cette persistance est en moi aussi forte que l'a été dans ma jeunesse la poussée centripète qui s'est révélée très tôt sans retour, parce que les lieux ont rapidement cessé d'exister.
« Entretien avec Maria Corti », dans Ermite à Paris: pages autobiographiques, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2001 (ISBN2-02-025687-8), p. 183-184
Le Bon Lecteur, cet été, a décidé de lire enfin, vraiment, cet auteur; il ne pourra peut-être pas le lire entièrement pendant les vacances, mais, au cours de ces semaines, il va thésauriser une première base de lectures fondamentales, puis, dans le courant de l'année il pourra combler aisément et sans hâte ses lacunes. Il se procure donc les œuvres qu'il se propose de lire, les textes originaux s'il s'agit d'une langue qu'il connaît, sinon la traduction la meilleure; il préfère les gros volumes des éditions intégrales contenant plusieurs œuvres, mais il ne dédaigne pas les volumes de poche, plus adaptés à la lecture sur la plage ou sous les arbres ou dans un car. Il ajoute quelques bons essais sur l'auteur qu'il a choisi, ou éventuellement une correspondance: il a pour ses vacances une compagnie sûre. Il pourra tomber de la grêle tout le temps, les compagnons de villégiature pourront se montrer odieux, les moustiques ne pas laisser un instant de trêve et la nourriture être immangeable: les vacances ne seront pas perdues, le Bon Lecteur reviendra enrichi d'un nouveau monde fantastique.
« I buoni propositi », L'Unità, 12 août 1952
Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, chap. Les vacances du Bon Lecteur, p. 577
Traduire est un art : le passage d'un texte littéraire, quelle que soit sa valeur, dans une autre langue requiert à chaque fois comme une sorte de miracle. Nous savons tous que la poésie en vers est intraduisible par définition ; mais la véritable littérature, même la prose, travaille vraiment sur la marge intraduisible de chaque langue. Le traducteur littéraire est celui qui se met tout entier en jeu pour traduire l'intraduisible.
« Traduire est la manière véritable de lire un texte », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 586
Traduire est la manière véritable de lire un texte ; […] pour un auteur, réfléchir sur la traduction d'un de ses textes, discuter avec le traducteur, est la manière véritable de se lire lui-même, de bien comprendre ce qu'il a écrit et pour quelle raison.
« Traduire est la manière véritable de lire un texte », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 587
J'appartiens à cette partie de l'humanité – une minorité à l'échelle planétaire, mais une majorité, je crois, parmi mon public – qui passe une grande partie de ses heures de veille dans un monde particulier, un monde fait de lignes horizontales où les mots se suivent un par un, où chaque phrase et chaque alinéa occupent une place établie : un monde qui peut être très riche, sans doute plus riche encore que celui qui n'est pas écrit, mais qui requiert de toute façon un ajustement particulier pour que l'on se situe en lui. Quand je me détache du monde écrit pour retrouver ma place dans l'autre, dans ce que nous avons l'habitude d'appeler le monde, fait de trois dimensions, de cinq sens, peuplé de milliards de nos semblables, à chaque fois, cela équivaut pour moi à répéter le traumatisme de la naissance, à donner forme de réalité intelligible à un ensemble de sensations confuses, à choisir une stratégie pour affronter l'inattendu sans être détruit.
Conférence, New York Institute for the Humanities, 30 mars 1983[12]
« Monde écrit et monde non écrit », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 591
Quand je lis, chaque phrase doit être immédiatement comprise, du moins dans sa signification littérale, et doit me mettre en mesure de formuler un jugement : ce que j'ai lu est vrai ou faux, juste ou erroné, agréable ou désagréable. Dans la vie ordinaire, au contraire, il y a toujours d'innombrables circonstances qui échappent à mon entendement, des plus générales aux plus banales : je me trouve souvent en face de situations sur lesquelles je ne saurais pas me prononcer, sur lesquelles je préfère suspendre mon jugement. Pendant que j'attends que le monde non écrit s'éclaire à mes yeux, il y a toujours une page écrite à portée de ma main, où je peux me replonger ; je m'empresse de le faire, avec la plus grande satisfaction : là au moins, même si je ne parviens à comprendre qu'une petite partie de l'ensemble, je peux cultiver l’illusion d'être en train de tout contrôler.
« Monde écrit et monde non écrit », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 591-592
Alors, vous me demanderez : si tu dis que ton vrai monde est la page écrite, si là seulement tu te sens à ton aise, pourquoi veux-tu t'en détacher, pourquoi veux-tu t'aventurer dans ce vaste monde que tu n'es pas en mesure de maîtriser ? La réponse est simple : pour écrire. Parce que je suis un écrivain. Ce que l'on attend de moi, c'est que je regarde autour de moi et que je capture des images rapides de ce qui arrive, pour revenir ensuite me pencher sur mon bureau et reprendre le travail. C'est pour remettre en marche ma fabrique de paroles que je dois extraire du combustible nouveau des puits du non-écrit.
« Monde écrit et monde non écrit », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 593
Je dois dire que la plupart des livres que j'ai écrits et de ceux que je projette d'écrire naissent de l'idée qu'il me semblait impossible d'écrire un tel livre. Quand je suis convaincu qu'un certain type de livre est complètement au-delà des possibilités de mon tempérament et de mes capacités techniques, je m'assois à mon bureau et je commence à l'écrire.
« Monde écrit et monde non écrit », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 598
En un certain sens, je crois que nous écrivons toujours sur quelque chose que nous ne savons pas : nous écrivons pour qu'il soit rendu possible pour le monde non écrit de s'exprimer à travers nous. Au moment où mon attention se déplace de l'ordre régulier des lignes écrites pour suivre la complexité mobile qu'aucune phrase ne peut contenir ou épuiser, je me sens tout près de comprendre que de l'autre côté des mots il y a quelque chose qui essaie de sortir du silence, de signifier à travers le langage, comme en tapant des coups sur le mur d'une prison.
« Monde écrit et monde non écrit », dans Défis aux labyrinthes, Italo Calvino (trad. Jean-Paul Manganaro), éd. Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », 2003 (ISBN2-02-061914-8), t. II, partie Lire, écrire, traduire, p. 599
L’éditeur Einaudi a coutume de mettre sur la couverture de ses livres des reproductions de tableaux ou de dessins de peintres modernes célèbres. Pour mon livre, il a choisi ce dessin de Paul Klee qui peut suggérer la vision d’une ville, très mouvementée et nerveuse. Cela m’a fait plaisir car Klee est l’un des peintres que j’aime le plus au monde[9].
Le métier d’écrire, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi et Martin Rueff), éd. Gallimard, 2023 (ISBN978-2-07-014006-0), p. 629 (lettre 263)
Je veux que la valeur de mes livres tienne à ce qui est écrit : rien de plus, rien de moins. Et pas au fait qu'ils aient été écrits par moi plutôt que par un autre. C'est pourquoi je laisserai insatisfaites vos curiosités concernant la personne de l'auteur : l'auteur est quelqu'un qui s'assoit à sa table et qui écrit, mais qui en écrivant a en tête - parfois sans y penser - son public, ses lecteurs passés et à venir. Par conséquent, vous êtes vous aussi des auteurs, surtout maintenant que j'ai eu cette correspondance directe avec vous. Je vous considère donc comme mes collaborateurs. Voilà que vous allez vous dire : ce Calvino n'en finit jamais avec ses paradoxes. Sauf que non, je parle sérieusement. Et s'il est vrai que bien souvent je blague, c'est de tout mon cœur que je vous dis combien je vous suis reconnaissant, à vous et à votre excellente enseignante.
Lettre aux élèves de Santa Maria a Monte, 12 janvier 1972[13].
Le métier d’écrire, Italo Calvino (trad. Christophe Mileschi et Martin Rueff), éd. Gallimard, 2023 (ISBN978-2-07-014006-0), p. 630-631 (lettre 263)
(it)Hai detto giusto che Klee[9] è per me molto importante. La pittura mi è servita sempre come spinta a rinnovarmi, come ideale di invenzione libera, di essere sempre se stessi facendo sempre qualcosa di nuovo. In questo senso il nome di Klee mi pare fondamentale.
Conversation avec Tullio Pericoli(it), « Furti ad arte », exposition Rubare a Klee, 1980.
(it)Saggi: 1945-1985, Italo Calvino, éd. Mondadori, coll. « I meridiani », 1995 (ISBN88-04-40404-3), t. II, p. 1806
(it) « Furti ad arte (conversazione con Tullio Pericoli) (1980) », dans Mondo scritto e mondo non scritto, Italo Calvino, éd. Mondadori, 2002, p. 68 (lire en ligne)
Traduire c'est le système de lecture le plus absolu. Il faut lire les implications de chaque mot […]. Nous avons cette réalité-là, cet objet d'où l'on sort quelque chose qui était enfermé à l'intérieur. Toute lecture véritable est une sorte d'effraction, un vol avec effraction… Naturellement, les œuvres littéraires sont conçues pour être dévalisées, en ce sens. Tout comme le labyrinthe qui est construit délibérément pour s'y perdre, mais également pour s'y retrouver.
(it)Tradurre è il sistema più assoluto di lettura. Bisogna leggere il testo nelle implicazioni di ogni parola. […] C'è questa cosa lì, chiusa, questo oggetto da cui si carpisce qualcosa che c'è chiuso dentro. C'è uno scassinamento, c'è un furto con scasso in ogni vera lettura. Naturalmente i quadri e le opere letterarie sono costruite apposta per essere derubate, in questo senso. Così come il labirinto è costruito apposta perché ci si perda, ma anche perché ci si ritrovi.
Conversation avec Tullio Pericoli.
(it)Saggi: 1945-1985, Italo Calvino, éd. Mondadori, coll. « I meridiani », 1995 (ISBN88-04-40404-3), t. II, p. 1807-1808
(it) « Furti ad arte (conversazione con Tullio Pericoli) (1980) », dans Mondo scritto e mondo non scritto, Italo Calvino, éd. Mondadori, 2002, p. 69-70 (lire en ligne)
Les années parisiennes d'Italo Calvino (1964-1980), sous le signe de Raymond Queneau, Sergio Cappello, éd. Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2007 (ISBN9782840505259), chap. VI. Calvino traducteur de Queneau, p. 162-163 (lire en ligne)
Dans sa jeunesse, il lui arrivait souvent de bégayer; et il a continué à bégayer un peu, par la suite; mais jeune homme, il le faisait davantage. Il semblait bien des fois extraire les mots d'un sac secret, ou les détacher avec peine de quelque pelote secrète : et quand il les prononçait, il trébuchait, il fronçait les sourcils, et baissait ses yeux sur ses doigts croisés, avec une perplexité ironique et opiniâtre, et comme s'il se moquait de lui-même. Même s'il arrivait souvent qu'il détachât ses mots avec difficulté et lenteur, ils ne semblaient pas comporter la moindre difficulté et la moindre lenteur dans son esprit, ni dans ce qu'il faisait; fatigue, lenteur et bégaiement étaient une manière de se moquer de lui-même et des autres : sa manière à lui d'être au monde.
« Le soleil et la lune », Natalia Ginzburg, dans Italo Calvino, Christophe Mileschi et Martin Rueff (trad. Martin Rueff), éd. L’Herne, 2024 (ISBN9791031904269), p. 63
Sur les « villes invisibles », s'est condensée la douleur de la mémoire. Dans toutes les autres œuvres de Calvino, la mémoire est absente, ou mieux, quand elle est présente, elle ne fait jamais mal, Ici, dans les « villes invisibles » non pas rêvées mais rappelées dans le souvenir, règne la mémoire douloureuse d'un temps qui ne pourra plus jamais revenir. Le soleil se couche sur ces villes, si hautes sous le ciel, grouillantes et resplendissantes, fourmillant des erreurs des hommes, débordantes de marchandises et de nourritures, encombrées de trafics, domaines des rats et des hirondelles. Le regard qui salue ces villes est un regard qui dit adieu, adieu à un monde tant aimé et fixé depuis un bateau qui s'en va.
« Il sole e la luna »
« Le soleil et la lune », Natalia Ginzburg, dans Italo Calvino, Christophe Mileschi et Martin Rueff (trad. Martin Rueff), éd. L’Herne, 2024 (ISBN9791031904269), p. 65
De l'opaque, sans doute, en absolu, le plus beau texte de Calvino, où le degré d'abstraction de l'écriture réussit le pari de ne jamais quitter les données du concret et de s'élever pourtant dans une affabulation hautement lyrique. Véritable texte au travail, performance du work in progress, d'une élaboration qui définit sa poétique au moment même où elle détermine son action et ses objectifs, les dimensions possibles de l'humain saisies par un point de vue de l'intériorité rapportée à l'extériorité des éléments qui lui font face, à travers la grille d'un ensemble de plans géométriques multipliés et variables. Ce texte, qui date de 1971, pourrait d'ailleurs être celui qui nous manque sur la vue dans I Cinque Sensi, et celui aussi qui fonde la poétique du point de vue chez Calvino.
Italo Calvino : romancier et conteur, Jean-Paul Manganaro, éd. Seuil, coll. « Les contemporains », 2000 (ISBN978-2-02-021442-1), p. 146
À 23 ans, Calvino sait déjà que pour raconter, il n'est pas nécessaire de « créer des personnages », mais qu'il faut savoir transformer des faits en mots. Il le sait de manière allègre, désinvolte, un peu comme un gamin. Il n'a pas peur des mots : tant qu'ils veulent dire quelque chose, tant qu'ils servent à quelque chose, il les dit, il les creuse, il les dénoyaute, il les jette peut-être, comme on jette des sarments sur le feu, mais le but, c'est bien la flamme, la chaleur, la poêle.
l’Unità, 26 octobre 1947.
« L’amitié, une vie. Le Sentier des nids d’araignée », Cesare Pavese, dans Italo Calvino, Christophe Mileschi et Martin Rueff, éd. L’Herne, 2024 (ISBN9791031904269), p. 55
Calvino naît au récit au beau milieu de la guerre civile. Ce sont là ses faits, les choses dont il fait des mots. Si l'on affirmait que ce livre, Le Sentier des nids d'araignée (Einaudi, 1947), perdant au concours Mondadori et gagnant au concours de Riccione, est le plus beau récit que nous avons eu sur l'expérience de la Résistance, personne n'essuierait de larmes. On dira alors que l'astuce de Calvino, cet écureuil de la plume, a été de grimper aux arbres, plus par jeu que par peur, et d'observer la vie des Résistants comme une fable des bois, formidable, bigarrée, « différente ».
l’Unità, 26 octobre 1947.
« L’amitié, une vie. Le Sentier des nids d’araignée », Cesare Pavese, dans Italo Calvino, Christophe Mileschi et Martin Rueff, éd. L’Herne, 2024 (ISBN9791031904269), p. 55
↑Traduction partielle dans La machine littérature : essais (trad. Michel Orcel et François Wahl), Seuil, (ISBN2-02-006682-3, lire en ligne). Première traduction intégrale dans Défis aux labyrinthes : textes et lectures critiques (trad. Jean-Paul Manganaro et Michel Orcel, relue et préfacée par Mario Fusco), t. I, Seuil, coll. « Bibliothèque Calvino », (ISBN2-02-051027-8).
↑Una pietra sopra, 1980, p. 82-97. Traduction française dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 101-116
↑Una pietra sopra, 1980, p. 150-156. Traduction française dans La machine littérature, 1984, p. 37-44, reprise dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 171-178.
↑Una pietra sopra, 1980, p. 159-163. Traduction française dans La machine littérature, 1984, p. 69-74, reprise dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 188-192.
↑ 5,0 et 5,1Publiée dans Le Conferenze dell’Associazione Culturale Italiana, XXI, 1967-1968. Una pietra sopra, 1980, « Cibernetica e fantasmi », p. 164-181. Traduction française dans La machine littérature, 1984, « Cybernétique et fantasmes », p. 11-29, reprise dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 193-209.
↑Partiellement publiée dans le Corriere della Sera, 24 décembre 1967, puis Una pietra sopra, 1980, « Il rapporto con la luna », p. 182-183. Première traduction française de Jean-Paul Manganaro dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 210-212. Traduction intégrale de la lettre dans Le métier d'écrire, 2023, p. 572-574 (lettre 245).
↑Una pietra sopra, 1980, p. 186. Première traduction française dans La machine littérature, 1984, p. 33, reprise dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 215.
↑Una pietra sopra, 1980, p. 186-187. Première traduction française dans La machine littérature, 1984, p. 33-34, reprise dans Défis aux labyrinthes, I, 2003, p. 215-216.
Maria G. Vitali-Volant, « Italo Calvino et les artistes de son temps », Italies, no16, 2012, p. 277–306 [texte intégral, lien DOI (pages consultées le 2024-05-09)]
↑Repris dans Perché leggere i classici. La première traduction française est publiée une première fois dans : Italo Calvino, La machine littérature : essais, Seuil, 1984 (ISBN2-02-006682-3) [lire en ligne], p. 141. Nouvelle traduction sous le titre « Candide ou la vitesse » par Christophe Mileschi dans Pourquoi lire les classiques, Gallimard, coll. « Folio », 2018 (ISBN978-2-07-045115-9), p. 156.
↑Tradurre è il vero modo di leggere un testo, « Bollettino di informazione », XXXII, 3, 1985, p. 59-63
↑Publiée dans (en) « The Written and the Unwritten Word », The New York Review of Books, 12 mai 1983, p. 38-39 [texte intégral], puis en italien « Mondo scritto e mondo non scritto », Letteratura internazionale, 4-5, 1985, p. 16-18. Extraits traduits dans Daros 1994, p. 161-164.
↑Sur cette lettre, voir note 10 de Sandrine Granat-Robert, « Calvino regarde l’enfance et l’enfance regarde Calvino », Italies, no21, 2017, p. 129–160 (ISSN 1275-7519) [texte intégral, lien DOI (pages consultées le 2024-06-22)]
↑Une autre version (1923, 121) de ce Funambule de Klee se trouve notamment en couverture d’une édition italienne de I Racconti.
(en) Birgitte Grundtvig, Martin L. McLaughlin et Lene Waage Petersen, Image, eye and art in Calvino: writing visibility, Routledge, 2007 (ISBN978-0-367-60411-0)
Perle Abbrugiati (dir.), La Plume et le crayon. Calvino, l’écriture, le dessin, l’image (actes du colloque à Aix-en-Provence, Centre Aixois d’Études Romanes, 20-21-22 janvier 2011), coll. « Italies » (no 16), (DOI10.4000/italies.4371, lire en ligne)